Contes et Nouvelles – Tome II

XI – À qui la faute

– Il me sera impossible de dormir à cetteheure, dit le général, en invitant Serge à prendre place dans sacalèche. Allons au b…

– Ich mache alles mit [21] ! dit Kornakov.

Et l’on vit de nouveau deux calèches, suiviesd’un traîneau, filer dans les rues sombres et silencieuses. Cen’est qu’une fois installé dans la calèche que Serge sentit sa têtetourner fortement. Il l’avait appuyée contre la paroi capitonnée ducoupé, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées embrouillées,sans écouter le général qui lui confiait d’une voixtranquille :

– Si ma femme savait que je bambocheavec vous !

Les voitures stoppèrent. Serge, le général, leprince Kornakov et l’officier de la garde, montèrent un escalierpropre d’apparence, bien éclairé, qui les conduisit dans uneantichambre, où un domestique les débarrassa de leurs pelisses etles introduisit dans un salon violemment illuminé, décoré avec uneprétention d’un goût bizarre et d’un luxe de mauvais aloi. Au sonde la musique, quelques couples dansaient. Des femmes seules, enrobes décolletées, étaient assises le long du mur. Nos amispassèrent dans une autre pièce où quelques-unes de ces« dames » les suivirent. On servit du champagne.

Serge s’étonna d’abord de la façon étrangeavec laquelle ses compagnons se comportaient envers ces dames,ainsi que du curieux langage que celles-ci échangeaient entre elles– langage qui ressemblait beaucoup à l’allemand. Serge but encorequelques verres. Le prince, qui s’était assis sur un canapé auprèsd’une de ces femmes, l’appela. Serge, en s’approchant, fut frappé,moins par la beauté de cette femme (elle était effectivement d’unebeauté exceptionnelle), que par sa ressemblance avec lacomtesse : mêmes yeux, même sourire ; l’expression seuleétait différente, tantôt trop timide, tantôt trop effrontée. Serges’assit à côté d’elle et se mit à lui parler. Il se rappela malplus tard le sujet de cette conversation, se souvenant seulementque l’histoire de « La Dame aux Camélias » passa dans sonimagination surexcitée, avec tout son charme poétique. Il devait sesouvenir que le prince appelait cette femme la « Dame auxCamélias », en disant que jamais il n’avait vu d’être plusparfait dans tous ses détails, les mains exceptées. Elle restaitmuette, souriant parfois d’un sourire qui déplaisait à Serge. Lesvapeurs du vin faisaient tourner la tête du jeune homme peu habituéà l’alcool.

Il se souvint également plus tard que leprince avait dit quelques mots à l’oreille de la femme, puis avaitrejoint le groupe qui s’était formé autour du général et del’officier de la garde, tandis que la jeune femme l’attirait àelle, après avoir saisi sa main, et l’entraînait.

Une heure plus tard, les quatre compagnons seséparèrent devant le perron de la maison. Serge, sans répondre auxparoles d’adieu du prince, pénétra dans son coupé où il se mit àsangloter comme un enfant. Il se rappela le sentiment d’amour puret innocent qui, deux heures auparavant, gonflait encore sapoitrine d’émotion et de vagues désirs. Il comprit que le temps decet amour était passé pour lui. Il pleura de honte et deregrets.

De quoi se réjouissait donc si fort legénéral, en reconduisant le prince à son coupé et en répétantplaisamment : « Le pauvre a perdu sonpucelage » ?

– Oui, répondait Kornakov, j’adoreconstituer de jolis couples.

À qui la faute ? À Serge, qui se laissaentraîner, subissant à la fois l’influence de personnesrespectables et l’appel instinctif de la nature ? Il estcoupable, certes, mais qui lui jettera la première pierre ?Est-ce la faute du prince et du général ? Ces gens, dont lerôle est de faire le mal autour d’eux, ont une utilité en tant quetentateurs ; ils sont là pour mettre le bien en valeur. C’estvous qui êtes responsables, vous tous qui les tolérez, et nonseulement les tolérez, mais encore, les choisissez pour guides.

Pourquoi ? À qui la faute ?

Et pourtant, quel dommage que des êtres beaux,si bien faits l’un pour l’autre et qui l’avaient compris, soientdéfinitivement perdus à l’amour ! Ils feront sans doute biend’autres rencontres encore et, peut-être, aimeront-ils à nouveau.Mais que vaudra cet amour ? Ne serait-il pas mieux qu’ils engardassent la nostalgie leur vie entière, plutôt que d’essayerd’étouffer en eux le souvenir intact de quelques instantsd’amour ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer