Contes et Nouvelles – Tome II

NOTES D’UN FOU

[Note – Première publication en 1884.Traduit par M. Tougouchy, Paris, Éd Universelles,1947.]

 

20 octobre 1883

On m’a conduit aujourd’hui à l’administrationdépartementale pour m’examiner. Les avis sont partagés. Après avoirdiscuté, ils ont décidé que je ne suis pas fou. Mais s’ils ont prisune telle décision, c’est parce que j’ai fait appel à toutes mesforces pour ne pas exprimer mon opinion. Je n’ai rien dit parce quej’ai peur de la maison d’aliénés, j’ai peur qu’on ne m’empêchelà-bas de faire mes affaires de fou. Ils ont reconnu que j’ai deslésions et d’autres choses encore, mais quand même la possession demes facultés intellectuelles. Ils m’ont reconnu tel, mais je saisque je suis fou. Le médecin m’a prescrit un traitement enm’assurant que si je m’y conforme exactement, ma maladiedisparaîtra. Tout ce qui m’inquiète disparaîtra. Oh ! que nedonnerais-je pas pour que cela disparaisse. On en souffre trop. Jevais raconter en détail comment et d’où vient cette constatation,comment je suis devenu fou et comment j’ai dévoilé ma folie.

Pendant trente-cinq ans j’ai vécu comme toutle monde et rien de particulier ne se remarquait en moi. J’avaisseulement quelques petits ennuis semblables à ceux que j’aiactuellement. Dans mon enfance, avant d’avoir dix ans, parfoisj’avais des crises, mais pas régulièrement comme maintenant. Dansmon enfance elles se traduisaient un peu différemment. Je mesouviens qu’un jour où j’allais me coucher, j’avais cinq ou sixans, ma gouvernante Eupraxie, grande, maigre, vêtue d’une robecannelle, un bonnet sur la tête et le menton flasque, me déshabillaet me mena vers mon lit.

– Moi-même, moi dis-je, et j’enjambai lesbarreaux.

– Mais couchez-vous, Fedinka. Regardezcomme Mitia est sage, il est déjà couché, dit-elle en me montrantmon frère.

Je sautais dans mon lit tout en tenant samain. Puis je la lâchais. Je faisais jouer mes pieds sous lacouverture et m’emmitouflais dedans. Ainsi, je me sentais bien.J’étais calme et je pensais : « j’aime la gouvernante,elle aime Mitia et elle m’aime, et j’aime Mitia, et Mitia aime lagouvernante et moi-même. Et la gouvernante aime Tarass, et j’aimeTarass, et Mitenka l’aime. Et Tarass aime la gouvernante et ilm’aime, et maman aime la gouvernante et elle m’aime. Et lagouvernante aime papa et maman et moi. Et tout le monde aime chacunet chacun se sent bien. »

Brusquement j’entendis entrer l’intendante quidisait avec énergie quelque chose à propos du sucrier, et lagouvernante répondre avec énergie qu’elle ne l’avait pas pris. Jeressens de la douleur, de la peur, je ne comprends pas et unsentiment d’horreur s’empare de moi, j’enfonce ma tête sous lacouverture. L’obscurité ne me soulagea pas. Je me rappelais commenton avait un jour battu un garçon sous mes yeux, comme il criait etcombien le visage de Foka était horrible, tandis qu’il battait cegarçon « Ah ! tu ne le feras plus ? Tu ne le ferasplus ? » criait-il, et il le frappait toujours. Le garçonrépondait « Je ne le ferai plus » mais Foka répétait« Tu ne le feras plus ? » et il continuait à lebattre.

Cela me révolta. Je commençai à sangloter,sangloter, et pendant longtemps personne ne parvint à me calmer.Ces lamentations et ces désespoirs furent justement les premièresmanifestations de ma folie actuelle.

Une autre fois, je m’en souviens, j’eus unecrise parce que ma tante parlait de Jésus. Elle voulait s’en allermais nous lui avions dit :

– Parle-nous encore de Jésus-Christ.

– Non, maintenant, je n’ai pas letemps.

– Si, si, raconte !

Et Mitenka demandait, lui aussi, qu’elleraconte encore. Et elle recommença la même histoire. Elle racontaqu’il avait été crucifié, qu’on l’avait battu, torturé, tandisqu’il ne cessait pas de prier, et il ne blâmait même pas sesbourreaux.

– Tante, pourquoi l’a-t-ontorturé ?

– Les hommes étaient méchants.

– Mais lui, il était bon.

– Ah ! Il est déjà huit heurespassées Vous entendez ?

– Pourquoi l’a-t-on frappé ? Ilavait pardonné. Pourquoi l’a-t-on frappé alors ? Il avaitmal ? Tante, a-t-il eu mal ?

– Ah ! Maintenant, je vais prendredu thé.

– Peut-être que ce n’est pas vrai !Il n’a pas été battu ?

– Ah ! Maintenant.

– Non, non, ne pars pas.

Et à nouveau, j’ai eu une crise. J’aisangloté, sangloté, et puis j’ai commencé à frapper de la têtecontre le mur.

C’est ainsi que cela se passait dans monenfance. Mais à partir de quatorze ans, lorsque la passion sexuelles’éveilla en moi et que je m’adonnai au vice, tout se calma en moiet je devins un garçon comme tous les autres, comme nous tous quisommes nourris avec abondance et grassement, qui sommes efféminés àcause du manque de tout exercice physique et exposés à tant detentations qui allument notre sensualité, je me trouvais ainsi aumilieu d’enfants dépravés comme moi-même. Des garçons de mon âgem’initièrent au vice que je pratiquai. Puis ce vice céda la place àun autre, j’appris à connaître les femmes. Et j’ai vécu jusqu’àtrente cinq ans en cherchant les plaisirs et en les trouvanttoujours. Je me portais tout à fait bien et il n’y avait aucunsymptôme de folie chez moi.

Les vingt années de ma vie où je fus bienportant s’écoulèrent de telle manière que je n’en ai presque pasgardé le souvenir, et que je me les rappelle à peine. J’y penseavec mépris. Comme tous les garçons de mon milieu bien équilibrés,j’ai fait mes études au lycée et puis j’ai été à l’université oùj’ai suivi les cours de droit que j’ai terminés. Puis j’ai fait laconnaissance de celle qui est ma femme, je me suis marié, j’ai étéfonctionnaire au village, comme on dit, j’éduquais les enfants,dirigeais mon économie et étais juge de paix.

Dix ans après mon mariage, j’ai eu ma premièrecrise de folie depuis mon enfance.

Ma femme et moi avions économisé de l’argentqui provenait d’un héritage qu’elle avait fait et de mescertificats de rachat, et nous avions décidé d’acheter unepropriété. Évidemment, la question de l’accroissement rationnel denotre fortune, accroissement réalisé mieux que par les autres, mepréoccupait beaucoup. Je me renseignais partout pour savoir où l’onvendait des domaines, je lisais toutes les annonces dans lesjournaux. Je cherchais une propriété dont le prix d’achat auraitété couvert par ses revenus ou par la vente de ses bois, ce quifait que la propriété elle-même ne m’aurait rien coûté. Jerecherchais un imbécile, quelqu’un dépourvu de bon sens, et j’eusl’impression d’en avoir découvert un.

Un domaine entouré d’une grande forêt était àvendre dans le département de Penza. D’après tous lesrenseignements recueillis, il était permis de supposer que levendeur était justement un imbécile et que je pouvais couvrir leprix d’achat rien qu’en vendant la forêt. Je m’y rendis.

Mon domestique et moi avions tout d’abord prisle train, puis une voiture postale. Le voyage m’amusait beaucoup.Mon domestique, jeune, bon, était lui aussi très gai. Nouveauxendroits, nouveaux visages. Nous voyagions, nous nous amusions.Nous avions quelque deux cents kilomètres à faire. Nous avionsdécidé de ne nous arrêter que pour changer de chevaux.

La nuit tomba, nous étions toujours en route.Nous somnolions. Je m’endormis, mais brusquement m’éveillai, enproie à la peur. Et comme cela arrive fréquemment, je me suisréveillé effrayé, excité, il me semblait que je n’allais plusjamais dormir.

« Pourquoi est-ce que jevoyage ? Où vais-je ? » me demandais-je. Mon projetd’acheter un domaine à bon marche me plaisait toujours, maisbrusquement l’idée me vint que je ne devais pas aller si loin, quej’allais mourir dans cette contrée inconnue. Et cela me paruteffroyable. Serge, le domestique, s’éveilla, j’en profitai pour luiadresser la parole.

Je lui parlai de cette contrée, il répondait,il plaisantait, moi, je m’ennuyais. Je lui parlai à nouveau desmiens, je lui dis comment nous allions acheter. Et j’étais étonnéde voir comme il me répondait gaiement. Tout lui paraissaitagréable et amusant, tandis que tout me dégoûtait. Pourtant, tantque je lui parlais, je me sentais soulagé. Outre mon ennui,j’éprouvais de la crainte et la fatigue m’assommait. J’aurais vouluque le voyage prenne fin. Il me semblait que tout irait mieux si jepouvais entrer dans une maison, si je voyais des gens, si je buvaisdu thé et surtout si je dormais. Nous approchions de la villed’Arzamas.

– Si nous restions ici ? Nous nousreposerons un peu.

– Pourquoi pas ? Très bien.

– Est ce loin encore jusqu’à laville ?

– Encore sept kilomètres.

Le cocher était méthodique, exact etsilencieux. Il conduisait aussi lentement et tristement.

Nous avancions, je me tus je me sentais mieuxparce que je m’attendais au repos et j’avais l’espoir que là, toutréussirait. Nous continuions à avancer dans l’obscurité et cela meparaissait terriblement long. Nous arrivâmes à l’entrée de laville. Les habitants dormaient déjà. On apercevait dans la nuit depetites maisons, des cloches sonnaient, en passant près desmaisons, on entendait plus nettement le piaffement des chevaux. Detemps à autre nous longions de grandes maisons blanches. Tout celaétait triste. Je désirais trouver une auberge, un samovar et lerepos. Me coucher.

Nous nous arrêtâmes enfin devant une maison,devant laquelle il y avait un poteau. Cette maison était blanchemais elle me sembla terriblement triste, j’eus même peur. Je sortislentement. Serge déchargea agilement et prestement – en même temps,il frappait sur l’huis – tout ce dont nous avions besoin. Le bruitde nos pas me donnait la nausée. J’entrais dans la maison. Il yavait un petit corridor. Le veilleur de nuit qui avait une tachesur la joue – cette tache me sembla terrible – nous montra unechambre. Elle était sombre cette chambre. J’y entrais. Je sentiscroître ma peur.

– Y a-t-il une chambre disponible ?Je voudrais me reposer.

– Oui, celle-ci.

C’était une chambre carrée et proprementblanchie. Comme je m’en souviens ! Ce qui me faisait souffrir,c’est que la chambre était carrée. Il y avait une fenêtre garnied’un rideau rouge. La table était en bouleau carélien et le divanétait arrondi sur les côtés. Nous entrâmes. Serge mit le samovar,versa du thé. Moi, je pris un oreiller et me couchai sur le divan.Je ne dormais pas, j’entendais Serge boire du thé et m’appeler.J’avais peur de me lever, d’empêcher le sommeil de venir et celam’effrayait de rester dans cette chambre. Je ne me levais pas, jebâillais. Il est vrai que j’ai bâillé parce que lorsque je me suisréveillé, il n’y avait personne dans la chambre qui était obscure.J’étais aussi surexcité que dans le fiacre. Je le sentais, il n’yavait pour moi aucune possibilité de dormir. « Pourquoisuis-je ici ? Où est-ce que je me traîne ? Pourquoi et oùest-ce que je cours ? Je veux fuir quelque chose de terrible,mais je n’y parviens pas. Je reste toujours avec moi-même et jesuis moi-même la cause de mes souffrances. Moi ? Je ? Mevoici. Je suis entièrement ici. Ni celui de Penza, ni un autre.Demain je ne serai ni plus ni moins qu’aujourd’hui. Et moi-même, jem’ennuie, je me suis insupportable, je suis la source de messouffrances. Je veux dormir, oublier, et je ne le puis pas. Je neparviens pas à me séparer de mon moi. »

J’allai donc dans le corridor. Serge dormaitsur le banc étroit, sa main rejetée en arrière, mais il avait unsommeil paisible, le veilleur à la tache dormait lui aussi. J’étaisallé dans le corridor pour me débarrasser de ce qui me faisaitsouffrir. Mais cela me suivait partout et je m’attristais.« Ah ! Quelle est cette stupidité ? me suis-je dit.Pourquoi suis-je triste, de quoi ai-je peur ? » –« De moi, me répondit une voix intérieure, la voix de la mort.Je suis là. »

Un grand froid m’envahit. Oui, de la mort.Elle viendra, elle, elle est ici, mais elle ne devrait pas l’être.Si j’avais réellement eu à affronter la mort, je n’aurais paséprouvé ce que j’éprouvais à ce moment-là. Alors, j’aurais eu peur.Et maintenant, ce n’était pas de la peur que je ressentais, jevoyais, je sentais que la mort venait, mais en même temps jesentais que cela ne devait pas être. Toute ma personne ressentaitla nécessité, le droit de vivre, mais en même temps je voyais quela mort s’accomplissait. Et ce déchirement intérieur étaitterrible. J’essayais de chasser cette horreur. Je trouvai unchandelier en cuivre dans lequel était une bougie en partieconsumée, et je l’allumai. La lumière rouge de la bougie et salongueur, un peu moindre que celle du chandelier, disaient la mêmechose. Il n’y a rien dans la vie, il y a la mort, mais elle nedevrait pas exister.

J’essayais de penser à ce dont j’avais àm’occuper, l’achat, ma femme. Tout cela, loin de m’égayer,m’apparut être le néant. Je voulais tuer l’angoisse quim’étreignait en pensant que j’allais perdre la vie.

Il fallait dormir. Je m’étendis, mais tout desuite sautai à bas du divan, effrayé. L’angoisse était là, uneangoisse psychique, une angoisse comme on en a avant de vomir, maispsychique. Effrayante, terrible. Il semble qu’on craigne la mort,mais lorsqu’on réfléchit et qu’on pense à la vie, on s’aperçoitqu’on ne craint que la vie qui meurt. Comme si la vie et la mort nefaisaient qu’une. Quelque chose essayait de scinder mon âme en deuxparties, mais n’y arrivait pas.

J’allai de nouveau voir les dormeurs, etj’essayai de dormir moi-même, toujours cette même angoisse, rouge,blanche carrée. Quelque chose essayait d’exploser mais n’explosaitpas.

Je souffrais, d’une souffrance sèche etméchante, pas une parcelle de bonté en moi, mais une méchancetéuniforme, calme, envers moi et envers ce qui m’a créé. Qui m’acréé ? Dieu, on dit que c’est Dieu.

Prier, pensai-je. Depuis longtemps, depuisvingt ans, je n’avais pas prié et je ne croyais à rien, bien que jeme confessasse chaque année. Je commençai à prier « Dieu,Notre Père, Sainte Mère de Dieu » J’inventais des prières. Jefaisais le signe de la croix et je m’agenouillais tout en meretournant souvent, parce que j’avais peur qu’on puisse me voir.Parce que cela m’aurait distrait. Mais en réalité c’était lacrainte qu’on me voie qui me distrayait, et je me couchai. Mais àpeine étais-je étendu, à peine avais-je fermé les yeux que le mêmesentiment d’effroi revint, s’empara de moi. Je ne pouvais plus lesupporter, je réveillai le gardien de nuit, je réveillai Serge, luiordonnai de faire les valises, et nous partîmes.

Une fois en mouvement et à l’air, je me sentismieux. Mais je sentais que quelque chose de nouveau avait prispossession de mon âme, cela a empoisonné toute ma vie passée.

Nous arrivâmes au domaine le soir. Lerégisseur, un vieillard, nous reçut bien quoique tristement – ilregrettait la vente du domaine. Des chambres propres garnies demeubles confortables. Un samovar neuf et étincelant, un grandservice à thé, du miel avec ce thé. Tout était bien. Mais moi jelui posais comme une leçon mal apprise, sans enthousiasme, desquestions sur la propriété. Tout me semblait triste. Je dormis toutde même durant la nuit, sans tristesse. J’attribuai cela auxprières que j’avais encore dites avant de m’endormir.

Et puis, j’ai recommencé à vivre commeautrefois, mais depuis, la peur de ma tristesse est suspendueau-dessus de moi. J’aurais dû vivre sans cesse, et surtout dans lesconditions habituelles. Comme un écolier qui en a l’habitude récitemachinalement une leçon apprise par cœur, moi aussi j’aurais dûmener une vie qui m’aurait empêché de retomber sous l’emprise decette terrible tristesse, qui s’était emparée de moi pour lapremière fois à Arzamas.

Je revins sain et sauf à la maison, sans avoiracheté le domaine, la somme proposée ne suffisait pas, et je reprisma vie d’antan. À cette différence près qu’à présent j’allais àl’église et que je priais. Il me semblait que tout était commeautrefois. Mais maintenant que j’y pense de nouveau, cela n’étaitpas comme autrefois. Je vivais de ce que j’avais entrepris avant,je roulais sur des rails qui avaient été placés antérieurement etj’avançais avec la force d’antan, mais je n’entreprenais rien denouveau. Et j’avais moins d’énergie, même pour continuer ce quiavait été mis en marche auparavant. J’étais triste et je devinscroyant. Ma femme le remarqua et elle me gronda, m’ennuya à causede cela. Mon angoisse ne me reprit pas pendant que j’étais à lamaison.

Mais un jour, je partis précipitamment pourMoscou. J’avais fait mes préparatifs durant la journée et m’enallai le soir. Il s’agissait d’un procès. J’étais gai en arrivant àMoscou. Durant le trajet j’avais parlé avec un seigneur de Kharkovd’économie de banques, de théâtre, de l’hôtel où il fallaitdescendre. Nous avions décidé de loger tous les deux à l’Hôtelleriede Moscou, située rue Miasnitskaïa, et d’aller écouterFaust.

Nous arrivâmes. Je pris une petite chambre.Dans le corridor, je sentis une odeur pénétrante. Le conciergeporta ma valise, une servante alluma une bougie. La lumière brillapuis la flamme diminua, comme cela arrive toujours. Dans la chambrevoisine, quelqu’un toussa, un vieillard sans doute. La servantesortit, le concierge resta pour demander s’il fallait défaire lesvalises. La flamme se ranima et éclaira la tapisserie qui étaitbleue, avec des bordures jaunes, la cloison, une table boiteuse, unpetit divan, une glace, la fenêtre, toute la petite chambre enfin.Et brusquement, je sentis revenir en moi l’effroi d’Arzamas.

– Mon Dieu, comment vais-je dormirici ? Défais les bagages, s’il te plaît, dis-je au conciergepour le retenir. Je m’habillerai vite et j’irai au théâtre.

Le concierge déballa mes affaires.

– Va, s’il te plaît au numéro 8 et dis auseigneur qui est arrivé avec moi que je suis prêt, que je vaisarriver tout de suite.

Le concierge sortit, je commençai à me vêtiren hâte, et j’avais peur de regarder les murs.

« Comme c’est bête, pensais-je. De quoiai-je peur, comme un enfant ? Je n’ai pas peur d’une vision.D’une vision ? Il vaut mieux avoir peur d’une vision que de cedont j’ai peur. De quoi ? De rien. De moi-même ?Ah ! Bêtise.

Malgré tout, je passai une chemise amidonnée,dure, froide, je la boutonnai, endossai ma jaquette, mis mesnouveaux souliers et me rendis chez le seigneur de Kharkov. Ilétait prêt. Nous allâmes voir Faust. En route nousentrâmes chez le coiffeur, un Français. Je me fis couper lescheveux, je bavardai avec le coiffeur. J’achetai des gants. Toutallait bien. J’avais oublié la chambre allongée et la cloison. Authéâtre, tout alla bien également. En sortant, le seigneur deKharkov me proposa d’aller souper. Ce n’était pas dans meshabitudes, mais lorsqu’il m’avait fait cette proposition, jesongeais justement à ma chambre, à la cloison. J’acceptai sonoffre.

Nous rentrâmes vers deux heures. J’avais budeux verres de vin, quantité à laquelle je n’étais pas accoutumé,et j’étais gai. Sitôt que je pénétrai dans le corridor à la lampevoilée, l’odeur de l’hôtel m’assaillit et un frisson de peur meparcourut tout le dos. Il n’y avait rien à faire. Je serrai la mainde mon camarade et entrai dans ma chambre.

Je passai une nuit terrible plus terribleencore que celle d’Arzamas. C’est le matin seulement, quand levieillard recommença à tousser de l’autre côté de la porte que jem’endormis, non pas dans mon lit mais sur le divan. Je souffrisdurant toute la nuit d’une façon intenable. Mon âme se détachait ànouveau de mon corps, douloureusement. Je vis, j’ai vécu et je doisvivre et brusquement la mort, la disparition de tout. À quoi bonvivre ? Mourir ? Se tuer tout de suite ? J’ai peur.Attendre la mort, attendre qu’elle vienne ? J’ai peurdavantage encore. Donc, il faut vivre. Et pourquoi ? Pourmourir ? Je ne pouvais sortir de ce cercle. Je prenais unlivre, je le lisais, j’oubliais un instant et puis de nouveau, lamême question, la même angoisse. Je me mettais au lit, je fermaisles yeux, c’était encore pire.

Cela était voulu par Dieu. Pourquoi ? Ondit « Ne pose pas de questions, prie ». Bien. J’ai prié.Je prie maintenant comme à Arzamas. Mais alors et par la suite,j’ai prié simplement, comme un enfant. « Si tu existes,éclaire-moi, pourquoi suis-je ? » Je me prosternais, jedisais des prières que je connaissais, j’en composais de nouvelleset j’ajoutais « Éclaire moi, réponds-moi, ouvre-moi lesyeux ». Je me taisais, attendant la réponse. Mais nulleréponse ne venait, comme si Celui qui devait me répondre n’existaitpas. Et je restais seul avec moi-même. Je répondais à mes propresquestions, à la place de Celui qui ne voulait pas me répondre.« Pour avoir une vie future », me répondais-je. Alorspourquoi cette confusion cette souffrance ? Je ne puis croireà une vie future. J’y croyais quand je n’interrogeais pas de toutemon âme, à présent je ne le puis plus, je ne peux pas. Si tuexistais Tu l’aurais dit à moi, aux hommes. Ah ! il n’y a pasde toi. Il n’y a que le désespoir. Mais je ne le veux pas, je ne leveux pas.

J’étais révolté. Je Lui avais demandé de medécouvrir le vrai, de se montrer à moi, j’avais fait tout ce quefont les autres mais Il ne se découvrait pas.« Demandez et il vous sera donné ». Je m’en suissouvenu et j’ai demandé. Et dans cette demande, j’ai trouvé non pasla consolation mais le délassement. Peut-être n’ai-je pas demandé,peut-être me suis-je refusé à Lui. « Tu es à un arpent de Luiet Il est à une toise de toi ». Je ne croyais pas en Lui maisje Lui ai cependant demandé de m’éclairer, mais Il ne m’a paséclairé. Je comptais avec Lui, je Le jugeais, je ne croyais pas enLui, simplement.

Le lendemain, je fis un grand effort pour enterminer avec mes affaires dans le courant de la journée et éviterainsi la nuit à l’hôtel. Je ne réussis pas à tout régler maisrentrai quand même chez moi, dans la soirée.

Je n’étais pas angoissé. Cette nuit moscoviteavait transformé mon existence plus encore que celle d’Arzamas. Jedevenais apathique et m’occupais de moins en moins de mes affaires.Ma santé allait en s’affaiblissant. Ma femme exigea que je suive untraitement. Elle affirmait que mes théories sur Dieu et sur lareligion provenaient de ma maladie. Mais moi, je savais bien que mafaiblesse et ma maladie venaient de cette question restée sansréponse. J’essayais d’empêcher toute extension à cette question etlorsque je me trouvais dans des conditions normales, j’essayais deremplir ma vie. J’allais à l’église le dimanche et les jours defête, je me confessais, j’allais même jusqu’à jeûner et, depuis monvoyage à Penza, je priais plus souvent qu’autrefois. Je n’espérairien de tout cela, comme d’une traite protestée à temps, bien quesachant d’avance que le paiement était impossible. Je le faisaispour tous les cas. Je remplissais ma vie, non avec des occupationsménagères – que je n’aimais pas à cause de la lutte qu’ellesexigeaient alors que je n’avais plus d’énergie – mais par lalecture de journaux, de revues, de romans, ou en jouant aux cartes,la seule manifestation de mon énergie était la chasse, qui étaitpour moi une vieille habitude. Depuis toujours j’étaischasseur.

Un voisin, chasseur lui aussi, arriva un jouravec ses chiens pour aller à la chasse aux loups. Je l’accompagnai.Nous partîmes en traîneau. Nous n’obtînmes aucun résultat, lesloups s’échappèrent pendant la battue. J’entendis cela de loin etj’avançai dans la forêt en suivant les traces fraîches d’un lièvre.Elles me menèrent loin dans les champs où je découvris le lièvre.Il s’enfuit si rapidement que je le perdis de vue. Je fisdemi-tour. Je revenais à travers les bois. La neige était haute, letraîneau s’y enfonçait. Tout se faisait de plus en plus silencieux.Je me demandais où j’étais. La neige donnait à tout un aspectinaccoutumé.

Et brusquement je sentis que je m’étais perdu.Le chasseur, la maison étaient loin. Si je restais sur place, lefroid me glacerait, avancer ? Mes forces faiblissaient. Jecriai. Seul le silence me répondit. Je rebroussai chemin, cen’était pas non plus la bonne voie. Je regardai la forêt autour demoi, il n’y avait pas moyen de distinguer l’ouest de l’est. Je fisdemi-tour à nouveau. Mes jambes étaient lasses. J’eus peur, jem’arrêtai, et toute l’angoisse de Moscou et d’Arzamas centuplée,s’empara de moi.

Mon cœur battait follement, mes bras et mesjambes tremblaient. La mort était-elle là ? Je ne le voulaispas. Pourquoi la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Jevoulais interroger Dieu comme je l’avais fait avant, et Luiadresser mes reproches, mais je sentis brusquement que je n’osaispas, que je ne devais pas le faire, qu’on ne devait pas compteravec Lui, avec ce qu’il disait, ce qu’il fallait et que j’étais leseul coupable. Et je commençai à Le supplier de me pardonner et, mefaisant mon propre juge, je m’apparus mauvais.

Mon angoisse ne dura pas longtemps. Reprenantmon calme, je me ressaisis, me dirigeai dans une autre direction etparvins bientôt en dehors de la forêt. Je n’étais pas trop éloignéde l’orée du bois. Je la trouvais ainsi que la route. Mes membrestremblaient encore et mon cœur battait toujours très vite maisj’étais joyeux. Je retrouvai les chasseurs et revins à la maisonavec eux. J’étais gai, je savais que j’avais raison de l’être et jeme disais que j’examinerais tout cela plus tard lorsque je seraisseul. C’est comme cela que tout se passa. Je restai seul dans moncabinet et je priai en implorant mon pardon et en me souvenant demes péchés. Il me sembla qu’ils n’étaient pas nombreux. Cependantje pensai à ce qu’avaient été ces péchés et ils me parurentméprisables.

 

Depuis lors je lis les Écritures saintes. LaBible m’était incompréhensible mais elle m’attirait. L’Évangilem’émouvait. Mais je préférais à toutes les lectures celle de la viedes saints, qui me consolait en m’offrant des exemples parfaitementimitables. De ce moment, tout ce qui concernait l’économie ou lagestion de notre ménage m’intéressa moins encore, allant mêmejusqu’à me rebuter. Je ne voyais pas toujours clair. Comment agir,que faire ? Je le remarquai une fois de plus à propos del’achat d’un domaine.

On en vendait un, non loin de chez nous, à desconditions très avantageuses. Tout était bien et se présentaitfavorablement. Les paysans, ne possédant qu’un terrain à peinesuffisant pour leur potager, étaient obligés, en échange du droitde pâture, de moissonner pour rien les champs du seigneur. Jepensai tout cela, qui me plaisait, selon mes vieilles habitudes depensée. Mais j’allai au domaine, j’y rencontrai la vieille paysanneà qui il appartenait et en lui demandant mon chemin, j’engageai laconversation avec elle. Elle me parla de ses difficultés. De retourà la maison, je dis à ma femme tous les avantages que présentaitcet achat. J’eus honte, je me sentis méprisable. Je déclarai que jene pouvais acheter ces domaines parce que nos profits seraientbasés exclusivement sur la misère et les malheurs d’autrui. Je ledis et immédiatement l’exactitude de ce que je venais de déclarerm’apparut à l’évidence. Et surtout cette vérité que les paysansaspirent à vivre comme nous, qu’ils sont des hommes, frères, filsdu Père, comme il est dit dans l’Évangile.

Soudain, quelque chose qui me torturait depuistoujours se détacha de moi, comme si une naissance se produisait.Ma femme se fâchait, elle me grondait. Et moi, j’étais heureux.

C’était le début de ma folie. Mais je nedevins complètement fou qu’un mois plus tard.

J’étais allé à l’église, j’assistais à lamesse, je priais avec ferveur, j’écoutais et j’étais ému. Onm’apporta le pain de l’hostie, puis on alla à la croix en sebousculant, à la sortie il y avait des mendiants. Et je compristrès nettement que tout cela ne devrait pas exister. Ce n’est pastout, non seulement cela ne devrait pas exister, mais encore, enfait, tout cela est inexistant. Et si cela n’existe pas, la mortn’existe pas non plus, ni la peur, il n’y a plus en moi dedéchirement intérieur et, dorénavant, je ne crains plus rien.

Alors la lumière s’est faite en moi et je suisdevenu ce que je suis.

Et si ce rien n’est pas, alors et avant toutil n’est pas en moi. À la sortie même de l’église sur le seuil,j’ai distribué ce que j’avais – trente-cinq roubles – aux mendiantset je suis revenu à pied à la maison en parlant au peuple.

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