Contes et Nouvelles – Tome II

IV

– Si c’était un homme de bien, dit-elle àSema, il ne se promènerait pas tout nu, sans même avoir une chemisesur le corps : s’il était là pour quelque bonne action, il y alongtemps que tu m’aurais dit où tu l’as rencontré.

– Mais je ne demande qu’à le dire. Jesuivais tranquillement ma route ; devant la chapelle, je voiscet homme couché au pied du mur ; il était nu comme l’enfantqui vient de naître ; le froid l’avait déjà roidi, car, par letemps qu’il fait, il n’est pas agréable d’être dehors sans unvêtement sur le dos. C’est Dieu qui m’a conduit vers lui, car, sansmoi, il ne serait déjà plus en vie ! Que fallait-ilfaire ? On ne sait ce qui peut arriver en ce monde. Jen’hésitai pas : je partageai nos habits avec lui, et lui disde venir avec moi. Ainsi donc, maîtresse, apaise ton cœur sauvage,et prends garde de pécher ; rappelle-toi qu’il nous faudramourir.

L’esprit du mal dominait encore Matréma ;elle jeta sur l’étranger un regard soupçonneux, et demeurasilencieuse. Quant à l’hôte inconnu, il restait sans bouger, assisà peine sur le bord du banc, les mains jointes sur les genoux, latête inclinée sur la poitrine et les yeux constamment fermés. Sonfront était voilé d’une sombre mélancolie, et sa respirationparaissait oppressée. Matréma ne parlait plus. Sema l’interpella denouveau :

– Matréma ! Dieu t’aurait-il doncabandonnée ?

Cet appel vibra étrangement à l’oreille deMatréma, qui jeta un nouveau regard sur l’étranger, et elle sentitaussitôt son cœur s’alléger d’un poids immense. Quittant la porte,elle s’approcha vivement du poêle, et en tira le repas dusoir ; elle le plaça devant les deux hommes, elle apportaaussi la cruche de kwass, qu’elle posa sur la table après l’avoirremplie jusqu’au bord ; elle mit aussi le dernier morceau depain et, d’une voix apaisée, dit à ses hôtes en posant les couteauxet les cuillers devant eux :

– Eh bien ! donc, mangez, voilà toutce que je puis vous offrir.

– Allons, mon jeune ami, régale-toi, dità son tour Sema, après avoir coupé une tranche de pain et trempé lasoupe.

Et les cuillers d’aller et venir à la gamellecommune. Matréma, accoudée à l’un des angles de la table, nedétachait pas ses yeux de l’étranger, et son cœur s’émut. Alors lestraits de l’inconnu s’illuminèrent d’un rayon de joie, la sérénitérevint sur son front ; et levant les yeux sur Matréma, il eutun sourire plein de douceur.

Le repas fini et la table desservie, Matrémaquestionna l’étranger.

– Qui es-tu ? commença-t-elle.

– On ne me connaît pas ici.

– Mais comment t’es-tu trouvé sur lechemin de notre village ?

– Je ne dois rien dire.

– Qui donc t’a dépouillé ainsi ?

– Dieu me punit.

– C’est donc vrai, tu étais tout nudevant la chapelle ?

– Oui, c’est vrai. Il gelait, le froidm’avait déjà engourdi. Alors Sema m’a vu et il a eu pitié de moi.Il a ôté son kaftan pour m’en couvrir. Et comme Sema, tu as eupitié de ma détresse, et m’as donné de quoi apaiser ma soif et mafaim. Que Dieu vous donne en récompense la félicitééternelle !

Matréma prit la chemise qu’elle venait derapiécer, ainsi qu’un vieux pantalon, les donna à l’étranger endisant :

– Tiens, frère, mets cela ; tu nepeux pas rester sans chemise. Maintenant choisis l’endroit qui teconviendra pour la nuit. Tu peux prendre la soupente ou le coin dupoêle.

L’étranger se coucha sur la soupente, aprèsavoir rendu le kaftan. Matréma, de son côté, souffla la lumière etse coucha auprès de son mari, en se couvrant pauvrement de lamoitié du kaftan. La pensée de l’hôte mystérieux ne la laissaitpoint dormir ; elle se disait que le dernier pain était mangé,qu’il n’y en avait pas pour le lendemain, qu’elle avait donnéjusqu’à la chemise de son mari, et son cœur se contractaitdouloureusement ; mais alors elle revoyait le sourire si douxet si affectueux qui avait répondu à ses bienfaits, et aussitôt lajoie remplaçait l’amertume. Elle resta longtemps ainsi éveillée,s’apercevant bien que Sema ne dormait pas non plus, car iltiraillait le kaftan et le mettait tout entier sur lui.

– Sema ! dit-elle.

– Quoi donc ?

– Notre dernier reste de pain est mangé.Je n’en ai pas mis d’autre au four. Qu’allons-nous fairedemain ? Faudra-t-il aller en emprunter chez Malouja, lavoisine ?

– Pourvu que nous ayons la vie, noustrouverons bien de quoi manger.

Cette réponse fit taire Matréma, qui,cependant, reprit un moment après :

– On voit que cet homme n’est pas unméchant. Mais pourquoi ne veut-il pas se faire connaître ?

– Eh ! mais, parce qu’on le lui adéfendu, sans doute.

– Écoute donc, Sema.

– Quoi encore ?

– Nous autres, nous sommes toujours prêtsà donner… pourquoi personne ne nous donne-t-il jamaisrien ?

Sema ne savait trop que répondre. Il grogna,et d’un ton brusque :

– Assez bavardé comme cela.Dormons !

Et se tournant de l’autre côté, il s’endormitd’un profond sommeil.

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