Contes et Nouvelles – Tome II

II

À ce moment Albert, sans prêter la moindreattention à personne, ayant serré le violon contre son épaule,s’avança lentement le long du piano et accorda son instrument. Seslèvres prirent une expression impassible ; on ne voyait passes yeux, mais son dos étroit et décharné, son long cou blanc, sesjambes ployées et sa noire tête chevelue offraient un spectaclebizarre, mais nullement ridicule. Après avoir accordé le violon, ilen tira vivement quelques notes, puis, relevant la tête, ils’adressa au pianiste, qui se préparait à l’accompagner.

– Mélancolie G-dur ! [22] lui dit-il avec un gesteimpérieux.

Ensuite, comme pour demander pardon de songeste impérieux, il sourit avec douceur, et toujours souriant, ilregarda le public. Après avoir rejeté ses cheveux en arrière avecla main qui tenait l’archet, Albert s’arrêta devant le coin dupiano et d’un mouvement aisé promena l’archet sur les cordes. Unson pur et harmonieux s’épandit dans le salon, et il se fit unsilence absolu.

Les notes du thème s’égrenèrent librement,élégamment après la première, illuminant soudain l’univers intimede chaque auditeur d’une lumière indiciblement claire et apaisante.Pas une note fausse ou criarde ne troublait le recueillement desassistants. Tous les sons éclataient purs, élégants, larges, chacunen suivait le développement dans un silence profond, avec lefrémissement de l’espérance. De cet état d’ennui, de cettedistraction bruyante, de ce sommeil de l’âme où tous ces gens setrouvaient plongés, ils se voyaient brusquement transportés dans unautre monde tout à fait oublié par eux. Tantôt s’évoquait dans leurâme le sentiment d’une contemplation sereine, tantôt le souvenirpassionné de quelque chose d’heureux, tantôt le mirage du pouvoiret de la gloire, tantôt l’humilité, l’ivresse d’un amourincontesté, la mélancolie. Les sons, tour à tour tristement tendreset impétueusement désespérés, coulaient et coulaient l’un aprèsl’autre, avec tant de charme ; de force et d’inconscience, quece n’était plus des sons qu’on entendait, mais un ruisseau quiinondait l’âme de chacun, un merveilleux ruisseau de poésie dèslongtemps connue, mais exprimée pour la première fois. Albertallait grandissant toujours à chaque note. Il n’était plus du toutétrange ou bizarre. Appuyant son menton sur son instrument, dont ilécoutait les sons avec une attention passionnée, il remuait sespieds convulsivement. Tantôt il se redressait de toute sa taille,tantôt il courbait lentement son dos. Le bras gauche, infléchi ettendu, semblait figé dans sa position, sauf les contractions desdoigts décharnés touchant nerveusement les cordes. Le bras droit semouvait avec aisance, élégamment et sans à-coup. Son visagebrillait d’une joie continue et extatique, ses yeux étincelaientd’un feu clair, sec, ses narines se gonflaient, ses lèvres rougess’ouvraient, épanouies par le plaisir.

Parfois sa tête se baissait plus près duviolon, ses yeux se fermaient et son visage, que les cheveuxcouvraient à moitié, était illuminé par un sourire de suavebéatitude. Parfois il se redressait, avançait la jambe, et sonfront pur, le regard brillant qu’il promenait dans le salon,réfléchissaient l’orgueil, la grandeur, la conscience de sonpouvoir. Il arriva au pianiste de se tromper et de plaquer unaccord faux. Les traits du musicien, toute sa physionomie,exprimèrent la souffrance physique. Il s’arrêta une seconde et,dans un accès de colère enfantine, il frappa du pied etcria :

– Moll, C-moll !

Le pianiste se reprit. Albert ferma les yeux,sourit et oubliant de nouveau lui-même, les autres, et l’universentier, il s’abandonna à son jeu avec ivresse.

Tous ceux qui écoutaient Albert observaient unhumble silence et ne semblaient vivre et respirer que par les sonsde son violon.

Le joyeux officier était assis, immobile, surune chaise près de la fenêtre ; il fixait sur le parquet unregard privé de vie, et ne reprenait haleine, lourdement, qu’à derares intervalles. Les jeunes filles, dans un profond silence,demeuraient assises le long des murs, en se lançant, de temps àautre, des coups d’œil où l’admiration se mêlait à la perplexité.Le visage plein et souriant de la maîtresse de maisons’épanouissait d’extase. Le pianiste attachait ses yeux sur levisage d’Albert et, tourmenté par la peur de se tromper, peur querévélait toute sa figure allongée, il l’accompagnait. L’un desinvités, qui avait bu plus que les autres, était couché sur lesofa, la face dans les coussins, et se forçait à ne pas bouger, depeur de montrer son trouble.

Delessov éprouvait un sentiment inaccoutumé.Un cercle glacé, tour à tour s’étrécissant et s’élargissant, luiserrait la tête. Les racines de ses cheveux devenaientsensibles ; un frisson lui passait dans le haut du dos ;quelque chose lui étreignait la gorge, lui piquait les narines etle palais comme avec de très fines aiguilles, et des larmesmouillaient insensiblement ses joues. Il se secouait, essayait deles maîtriser, de les essuyer ; mais toujours de nouveauxpleurs naissaient et coulaient sur son visage. Par un étrange effetde ses impressions, les premières notes du violon d’Albert avaienttransporté Delessov à l’époque de sa première jeunesse. Lui déjàplus bien jeune, las de la vie, un homme épuisé, il se sentaitbrusquement redevenu un adolescent de dix-sept ans, beau, naïf,heureux sans savoir de quoi. Il se ressouvenait de son premieramour pour sa cousine, en robe de couleur de rose, il se rappelaitl’ardeur, le charme incompréhensible d’un baiser fortuit, etl’enchantement, le mystère impénétré de la nature qui l’entouraitalors. Son imagination retournée en arrière la lui montrait,elle [23], dans un brouillard d’espoirsindécis, de désirs incompréhensibles, d’infaillibles certitudes enla possibilité d’un impossible bonheur. Toutes les minutesinappréciables de ce temps-là s’évoquaient, l’une après l’autre,devant lui, non point comme les instants insignifiants d’un présentqui fuit, mais comme des images qui lui montraient et luireprochaient son passé. Il les contemplait avec volupté, etpleurait ; il pleurait, non parce que ce temps-là était passéqu’il aurait pu employer mieux (si ce temps-là lui eût été rendu,il n’eût point pris sur lui de l’employer mieux), mais il pleuraitsimplement parce que ce temps-là était passé, et ne reviendraitjamais plus. Les souvenirs naissaient d’eux-mêmes, tandis que leviolon d’Albert disait toujours la même chose. Il disait :« Pour toi il est passé, il est passé pour toujours, le tempsde la force, de l’amour et du bonheur. Il est passé, et plus jamaisil ne reviendra. Pleure-le, verse sur lui toutes tes larmes, meursen le pleurant ; c’est là le plus grand, le seul bonheur quite reste. »

Vers la fin de la dernière variation, levisage d’Albert était tout rouge, ses yeux étincelaient, de grossesgouttes de sueur ruisselaient sur ses joues. Les veines de sonfront étaient gonflées, tout son corps frémissait de plus en plus,ses lèvres pâles ne se refermaient plus, et sa physionomie entièreexprimait comme une avidité de jouissance.

Avec un grand geste de tout son corps, etsecouant ses cheveux, il abaissa son violon et avec un sourire degrandeur fière et de bonheur il jeta un coup d’œil sur lesassistants. Puis son dos se voûta, sa tête retomba, ses lèvres seplissèrent, ses yeux s’éteignirent, et comme s’il eût honte delui-même, promenant autour de lui de timides regards et vacillantsur ses jambes, il passa dans la pièce voisine.

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