Contes et Nouvelles – Tome II

IX

« Davidka Bielï demande du pain et despieux », était-il inscrit dans le carnet après Ukhvanka.

Ayant traversé quelques cours, Nekhludov, autournant d’une ruelle, rencontra son gérant, Iakov Alpatitch, qui,apercevant de loin le maître, ôta sa casquette de toile cirée, ettirant de sa poche un foulard, se mit à essuyer son visage gras etrouge.

– Couvre-toi, Iakov ! Couvre-toidonc, te dis-je, Iakov…

– Où avez-vous daigné aller, VotreExcellence ? demanda Iakov en se gardant du soleil avec sacasquette, mais ne la mettant pas.

– Je viens de chez Moudrénnï. Dis-moi,s’il te plaît, pourquoi est-il devenu ce qu’il est ? demandale maître en continuant à avancer dans la ruelle.

– Eh quoi, Votre Excellence ?répondit le gérant qui suivait le maître à une distancerespectueuse, et, s’étant couvert, lissait ses moustaches.

– Comment, quoi ? Il est devenu toutà fait canaille, paresseux, voleur, menteur, il brutalise sa mère,et on voit que c’est une telle canaille qu’il ne se relèverapas.

– Je ne sais pas, Votre Excellence,pourquoi il vous a tant déplu…

– Et sa femme, interrompit le maître, jecrois que c’est aussi une très vilaine femme. La vieille est vêtuepire qu’une mendiante ; il n’y a rien à manger, et elle, ainsique lui, sont bien habillés. Je ne sais absolument pas que faire delui.

Iakov était visiblement confus quand Nekhludovparla de la femme d’Ukhvanka.

– Eh bien ! Quoi, s’il se laissealler ainsi, Votre Excellence, il faut alors prendre des mesures.Il est vrai qu’il est pauvre comme tous les paysans isolés, etpourtant il se tient un peu mieux que les autres. C’est un paysanintelligent, il sait lire et écrire, et même il me semble que c’estun paysan honnête. À la levée des impôts par âme, on l’emploietoujours. Pendant ma gérance, il fut starosta [7], troisannées, et on n’eut rien de mal à lui reprocher. Il y a trois ans,le tuteur le renvoya, alors il fut aussi très présent pour lacorvée. Quand il fut postillon en ville, il a pris l’habitude des’enivrer un peu, alors, il faudrait trouver un remède à cela. Çaarrive ; le paysan fait quelque bêtise, on le menace, et,alors, il revient de nouveau à la raison, c’est bon pour lui etpour la famille ; mais puisqu’il ne vous convient pasd’employer ces mesures, alors, je ne sais pas ce que nous feronsavec lui. C’est vrai, qu’il s’est relâché beaucoup. L’envoyersoldat, n’est pas possible, parce que, vous avez dû le remarquer,deux dents lui manquent. Et il n’est pas le seul, oserai-je vousdire, qui n’ait nulle crainte…

– Laisse cela, Iakov, interrompitNekhludov, avec un léger sourire. Nous avons beaucoup causéensemble sur ce sujet. Tu sais ce que je pense, et tu auras beaudire, je penserai toujours la même chose.

– Sans doute, Votre Excellence, voussavez tout cela, dit Iakov en haussant les épaules, et en regardantderrière son maître, comme si ce qu’il voyait ne lui promettaitrien de bon. Et quant à la vieille dont vous daignez vousinquiéter, c’est tout à fait en vain, continua-t-il. Sans doute,elle a élevé et nourri les orphelins, marié Ukhvanka et tout lereste, mais parmi les paysans, c’est général : quand la mèreou le père cèdent le ménage au fils, alors le fils et la bru sontdéjà les maîtres, et la vieille doit gagner son pain selon sesforces. Sans doute ils n’ont pas de sentiments tendres, mais, parmiles paysans, c’est déjà la règle ordinaire, aussi vous dirai-je quela vieille vous a inquiété pour rien. C’est une vieille rusée, unebonne ménagère, mais pourquoi tracasser le maître pour cela ?Eh bien ! Elle s’est querellée avec sa bru, celle-ci l’apeut-être bousculée, c’est une affaire de femmes ! Il valaitmieux se réconcilier que vous déranger. Vous prenez tout déjà tropà cœur sans cela, prononça le gérant avec une tendresse indulgente,en regardant le maître qui, en silence, à grands pas, montaitdevant lui la ruelle.

– Vous allez à la maison ?demanda-t-il.

– Non, je vais chez Davidka Bielï ouKoziol… Comment l’appelle-t-on ?

– En voilà aussi un coquin. Tous cesKoziol sont ainsi. On a beau faire avec lui, rien n’y aide. Hier,j’ai traversé les champs des paysans, chez lui, le sarrasin n’estpas même ensemencé. Que voulez-vous faire avec de tellesgens ? Si du moins le vieux apprenait à son fils !…Autrement il ne travaille ni pour lui-même ni pour la corvée. Quen’avons-nous pas essayé déjà avec lui, votre tuteur et moi :on l’a envoyé au poste, on l’a puni à la maison. Voilà ce que vousn’aimez pas…

– Qui, le vieillard ?

– Oui, le vieux. Combien de fois letuteur devant tout le mir, l’a-t-il châtié, eh bien ! Lecroiriez-vous, cela ne faisait rien, il se secouait, s’en allait,et c’est toujours la même chose. Et Davidka, vous dirai-je, est unpaysan calme, pas sot, qui ne fume pas, ne boit pas, expliquaIakov, et il est pire que n’importe quel ivrogne. Il n’y a qu’unremède : l’envoyer au régiment ou en Sibérie, il n’y a plusrien à faire, toute cette race des Koziol est la même, Matruchka,qui demeure dans la cour des seigneurs, est de leur famille, etc’est un pareil vaurien. Alors vous n’avez pas besoin de moi, VotreExcellence ? ajouta le gérant, en remarquant que le maître nel’écoutait pas.

– Non, va, répondit distraitementNekhludov en se dirigeant vers le logis de Davidka Bielï.

L’isba de Davidka était penchée et isolée àl’extrémité du village. Près d’elle il n’y avait ni cour, ni aire,ni hangar, mais seulement quelques mauvaises étables groupées d’uncôté ; de l’autre côté étaient amassées des broutilles et dubois. Une mauvaise herbe verte et haute couvrait l’endroit quijadis était la cour. Près de l’isba il n’y avait qu’un porc qui,vautré dans la boue, grognait près du seuil.

Nekhludov frappa à la fenêtre brisée, maiscomme personne ne répondit, il s’approcha de la porte etcria : « Patron ! » mais on ne répondit pasdavantage. Il passa le seuil, jeta un coup d’œil dans les établesvides et rentra dans l’isba ouverte. Un vieux coq rouge et deuxpoules, en remuant leurs colliers, marchaient sur le sol et sur lesbancs qu’ils frappaient à coups d’ongles. En apercevant quelqu’un,avec un gloussement formidable, en écartant les ailes, elles sejetèrent vers le mur, l’une d’elles sauta vers le poêle. La petiteisba de six archines était tout occupée par un poêle au tuyaudéfoncé, par un métier à tisser, qui malgré l’été, n’était pasencore démonté ni enlevé, et par une table toute noire avec uneplanche fendue et affaissée. Bien que dehors le sol fût sec,cependant, près du seuil, il y avait une mare boueuse formée lorsde la pluie précédente par les gouttières du plafond et du toit. Iln’y avait pas de soupentes. On avait peine à croire cet endroithabité, tant il y régnait un air d’abandon et de désordre aussibien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant, dans cette isbahabitaient Davidka Bielï et toute sa famille. En ce moment, malgréla chaleur d’une journée de juin, Davidka, la tête enveloppée d’unedemi-pelisse, dormait profondément au coin du feu. La pouleeffrayée sauta sur le poêle et encore effarée sur le dos deDavidka, n’éveilla pas celui-ci.

Ne voyant personne dans l’isba, Nekhludovvoulait déjà sortir, quand tout à coup, un soupir long, humideinforma de la présence de l’hôte.

– Eh ! Qui est là ? cria leseigneur.

Au poêle, répondit un autre soupirprolongé.

– Qui est là ? Viens ici.

Un nouveau soupir, un gémissement et unbâillement très fort répondirent à l’appel du maître.

– Eh bien ! Quoi ?

Sur le poêle quelque chose remua lentement. Lepan d’une touloupe usée se montra, une longue jambe en lapoti[8] déchiré, s’abaissa, ensuite uneautre, et enfin on aperçut toute la personne de Davidka Bielï,assis sur le poêle et qui paresseux et mécontent, frottait ses yeuxavec son gros poing. Lentement, la tête baissée en bâillant, ilregarda l’isba, et en apercevant le maître commença à se remuer unpeu plus vite qu’auparavant, mais toujours si lentement queNekhludov réussit à aller trois fois de la mare au métier à tisserpendant que Davidka descendait du poêle. Davidka Bielï, commel’indiquait ce dernier nom, était en effet presque blanc : lescheveux, le corps et le visage étaient extrêmement blancs. Il étaitde haute taille, très gros, mais gros comme il arrive chez lespaysans, c’est-à-dire pas gros seulement du ventre, mais de tout lecorps. Néanmoins, son obésité était molle, maladive. Son visageassez joli, avec des yeux bleu clair, doux, et une barbe longue etépaisse, avait un air maladif. On ne pouvait remarquer en lui, nile hâle du soleil, ni la carnation des joues, tout son visage étaitpâle, jaune, avec un cercle bleuâtre autour des yeux, et paraissaitfondu dans la graisse ou bouffi. Ses mains étaient enflées,jaunâtres, comme celles d’un homme atteint d’hydropisie, etcouvertes de fins poils blancs. Il était si endormi qu’il nepouvait ouvrir entièrement les yeux et rester debout sans chanceleret bâiller.

– Comment n’as-tu pas honte de dormir enplein jour quand tu devrais construire une cour, quand tu n’as pasde pain ? fit Nekhludov.

Aussitôt que Davidka, sortant de son sommeil,eut conscience de la présence du maître, il joignit les mains surson ventre, baissa la tête en l’inclinant un peu de côté et nebroncha plus. Il se taisait et l’expression de son visage commel’attitude de son corps semblaient dire : « Je sais, jesais, ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Ehbien ! Frappez-moi s’il le faut, je le supporterai ». Ilsemblait désirer que le maître cessât de parler et le frappât auplus vite, et même qu’il frappât avec force ses joues bouffies,mais qu’il le laissât tranquille le plus tôt possible.

En remarquant que Davidka ne le comprenaitpas, Nekhludov, par diverses questions, essaya de faire sortir lepaysan de son silence passif.

– Pourquoi m’as-tu demandé du bois ?Il est chez toi depuis un mois entier, et je le trouve ainsi àl’époque où l’on a le plus de temps libre ?… Hein ?

Davidka se tut obstinément et ne bougeapas.

– Eh bien ! Réponds donc !

Davidka mugit quelque chose et agita ses cilsblancs.

– Il faut travailler, mon frère. Sans letravail, qu’adviendra-t-il ? Ainsi maintenant tu n’as pas depain et pourquoi ? Parce que ta terre est mal labourée,qu’elle n’est ni binée, ni ensemencée à temps, et tout cela parparesse. Tu me demandes du pain. Eh bien, admettons que je t’endonne, tu ne peux pas mourir de faim, mais on ne peut pas agirainsi. Le pain que je te donnerai, sais-tu à qui ilappartient ? Mais réponds donc. À qui est le pain que je tedonnerai ? interrogeait obstinément Nekhludov.

– Au seigneur, murmura Davidka, timide eten levant des yeux interrogateurs.

– Et le blé du seigneur, d’oùvient-il ? Juge toi-même, qui l’a labouré, semé,récolté ? Les paysans, hein, n’est-ce pas ? Ainsi, tuvois : s’il faut distribuer le pain du seigneur aux paysans,il faut surtout le donner à ceux qui ont le plus travaillé, et toi,tu as travaillé le moins de tous ; on se plaint de toi à lacorvée. Tu as travaillé le moins de tous et c’est toi qui demandesle plus de blé au maître. Pourquoi donc donner à toi et pas auxautres ? Si tous étaient paresseux comme toi, alors depuislongtemps nous serions tous morts de faim. Il faut travailler, moncher, et c’est mal d’agir comme tu le fais, tu entends,Davidka ?

– J’entends, répondit-il lentement, entreles dents.

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