Contes et Nouvelles – Tome II

VIII

« Allons, montre-moi tes chevaux, ilssont dans la cour ?

– Parfaitement, Vot’xcellence, comme onl’a ordonné, j’ai fait. Pouvons-nous désobéir ? IakovAlpatitch a ordonné de ne pas laisser les chevaux dans les champs,parce que le prince les regardera, alors, nous ne les avons paslaissés. Nous n’osons pas désobéir à Vot’xcellence.

Pendant que Nekhludov sortait, Ukhvanka ôta lapipe qui était sur la planche et la jeta sur le poêle. Ses lèvresremuaient toujours avec inquiétude, même quand le maître ne leregardait pas. Une maigre jument au pelage gris bleu remuait sousl’auvent de paille pourrie, un poulain de deux mois aux jambeslongues, d’une couleur indéfinissable avec le museau et les pattesgris bleu, ne s’éloignait pas de la queue échevelée et remplie deglouterons de la jument. Au milieu de la cour, les yeux fermés, latête penchée, se tenait un gros cheval hongre, brun, ayant l’aird’un bon cheval de paysan.

– Alors, ce sont tous leschevaux ?

– Non, ’xcellence, voilà encore unejument et son poulain, répondit Ukhvanka en montrant les bêtes quele maître ne pouvait pas ne pas voir.

– Je vois. Alors, lequel veux-tuvendre ?

– Eh ! Celui-ci, Vot’xcellence,répondit-il en désignant avec un bout de son habit et toujoursfronçant les sourcils et remuant les lèvres, le cheval hongre quidormait. Le hongre ouvrit les yeux et se tourna paresseusement verslui du côté de la croupe.

– Il n’est pas très vieux et il paraîtfort, dit Nekhludov. Attrape-le et montre-le moi : je verrais’il est vieux.

– Impossible de l’attraper seul,Vot’xcellence. La bête ne vaut rien et pourtant elle est hargneuse,elle mord et donne des coups de poitrail, Vot’xcellence, réponditUkhvanka avec un sourire très gai, et en écarquillant les yeux dedivers côtés.

– Quelle bêtise ! Attrape-le, tedis-je.

Ukhvanka sourit longtemps, piétina sur place,et, seulement quand Nekhludov lui cria sévèrement : « Ehbien ! Que fais-tu donc ? » il se jeta sousl’auvent, apporta un licou, et se mit à poursuivre le cheval enl’effrayant, et, en s’approchant de lui, non par-devant, maispar-derrière. Le jeune maître était las de ce spectacle, oupeut-être voulait-il montrer son adresse :

– Donne le licou, dit-il.

– Permettez, comment donc,Vot’xcellence ; ne vous inquiétez pas…

Mais Nekhludov s’approcha en face du cheval,le saisit par les oreilles et le courba vers la terre avec unetelle force que la bête, qui était visiblement un cheval de labourtrès doux, agita la tête et renifla en tâchant de se dégager. QuandNekhludov vit qu’il était tout à fait inutile d’employer la forceet qu’il remarqua qu’Ukhvanka ne cessait de sourire, il lui vint àl’esprit la pensée, la plus blessante à son âge, qu’Ukhvanka semoquait de lui et le considérait comme un enfant. Il rougit, lâchales oreilles du cheval, et, sans s’aider du licou, ouvrant labouche de la bête, il regarda ses dents : les crochets étaientintacts, les couronnes pleines ; le jeune maître savait déjàtout cela, et il vit que le cheval était jeune.

Ukhvanka, pendant ce temps, s’approchait del’auvent, et, voyant qu’une herse n’était pas à sa place, il lasouleva et l’appuya contre la haie.

– Viens ici, cria le maître avec uneexpression d’enfant qui a grand dépit, et presque avec des larmesde colère dans la voix. Quoi ! Ce cheval est vieux ?

– Excusez, vieux, très vieux, il auravingt ans… ce cheval…

– Tais-toi, tu es un menteur et unecanaille, parce que le paysan honnête ne ment jamais, il n’en aaucun besoin ! dit Nekhludov en étouffant des sanglots de ragequi lui étreignaient la gorge.

Il se tut pour ne pas éclater en sanglotsdevant le paysan. Ukhvanka se taisait aussi et avait l’air d’unhomme qui va pleurer, il reniflait et branlait latête.

– Eh bien ! Avec quoi laboureras-tuquand tu auras vendu ce cheval ? continua Nekhludov en seressaisissant pour pouvoir parler d’une voix ordinaire : Ont’envoie exprès aux travaux de piétons pour que tu puisses teremettre un peu en labourant avec tes chevaux et tu veux vendre ledernier ? Et surtout, pourquoi mens-tu ?

Dès que le maître se calma, Ukhvanka se calmaaussi. Il était debout, droit, remuait toujours les lèvres de lamême façon, son regard errait d’un objet à l’autre.

– Nous ferons notre travail pourVot’xcellence, pas pis que les autres, répondit-il.

– Mais comment feras-tu ?

– Soyez tranquille, nous arrangerons letravail de Vot’xcellence, répondit-il en criant après le cheval eten le chassant. Si je n’avais pas besoin d’argent, est-ce que je levendrais ?

– Pourquoi te faut-il del’argent ?

– Il n’y a pas de pain, Vot’xcellence, etil faut rendre le dû aux paysans.

– Comment, pas de pain ? Et pourquoiceux qui ont de la famille en ont-ils, et toi, sans famille, n’enas-tu pas ? Où est-il donc disparu ?

– Il est mangé, Vot’xcellence, etmaintenant il n’en reste plus une miette. Je rachèterai le chevalvers l’automne, Vot’xcellence.

– Ne va pas penser à vendre lecheval !

– Comment, Vot’xcellence, et alors, sanscela, comment vivrons-nous ? Il n’y a pas de pain et il fautne rien vendre, dit-il à part lui, en remuant les lèvres et enjetant tout à coup un regard hardi sur le visage du maître. Alors,c’est mourir de faim !

– Fais attention, mon cher ! criaNekhludov, pâlissant et bouleversé par sa colère, je ne souffriraipas un paysan comme toi… Ça ira mal.

– C’est la volonté de Vot’xcellence sij’ai démérité devant vous, répondit-il en fermant les yeux, avecune expression de feinte soumission. Mais il me semble qu’on n’aaucun vice à me reprocher. Mais c’est connu, si je ne plais plus àVot’xcellence, alors c’est tout à votre volonté. Seulement je nesais pas pourquoi je dois souffrir ?

– Et voici pourquoi : parce que tamaison est une ruine, parce que le fumier n’est pas recouvert,parce que tes haies sont brisées, et que toi tu restes à la maison,fumes la pipe et ne travailles pas ; parce tu ne donnes pas unmorceau de pain à ta mère qui t’a donné tout ce qu’elle avait,parce que tu laisses ta femme la battre, et la mets dansl’obligation de venir chez moi se plaindre.

– Excusez, Vot’xcellence, je ne sais pasce que c’est que la pipe, répondit confusément Ukhvanka, qui parutblessé principalement par l’accusation de fumer la pipe. On peuttout dire d’un homme.

– Voilà, tu mens de nouveau ! Jel’ai vu moi-même…

– Comment oserais-je mentir àVot’xcellence ?

Nekhludov se tut, et en se mordant les lèvres,il se mit à aller et venir dans la cour. Ukhvanka restait à la mêmeplace, et sans lever les yeux, suivait les pas du maître.

– Écoute, Épifane, dit Nekhludov d’unevoix douce, enfantine, en s’arrêtant devant le paysan et ens’efforçant de cacher son émotion, on ne peut pas vivre ainsi et tupériras. Réfléchis bien. Si tu veux être un bon moujik, alorschange de vie, quitte tes mauvaises habitudes, ne mens pas, net’enivre pas, respecte ta mère. Je suis bien renseigné sur toi.Occupe-toi de ton ménage et non à voler du bois dans la forêt del’État, ou à aller au cabaret. Pense à ce qu’il y a de bonici ! Si tu as besoin de quelque chose, viens chez moi,demande-moi ce qu’il te faut et pourquoi il te le faut, et ne menspas, mais dis toute la vérité, et alors je ne te refuserai rien dece qu’il me sera possible de faire.

– Permettez, Vot’xcellence, il me semble,nous pouvons comprendre Vot’xcellence, répondit Ukhvanka ensouriant, comme s’il comprenait tout à fait le charme de laplaisanterie du maître.

Ce sourire et cette réponse enlevèrent àNekhludov tout espoir de toucher le paysan et de le remettre dansla bonne voie. En outre il lui semblait toujours qu’il ne convenaitpas, à lui qui avait le pouvoir, d’exhorter son paysan, que tout cequ’il disait n’était pas du tout ce qu’il fallait dire. Il baissatristement la tête et sortit sur le perron. Sur le seuil la vieilleétait assise et gémissait tout haut et, semblait-il, en signe decompassion pour les paroles du maître qu’elle avait entendues.

– Voilà pour du pain, lui dit à l’oreilleNekhludov en mettant dans sa main un billet, mais achète-letoi-même et ne le donne pas à Ukhvanka, autrement il dépensera toutau cabaret.

La vieille, de sa main osseuse, attrapa pourse lever le chambranle de la porte, elle voulait remercier lemaître, sa tête tremblait et Nekhludov était déjà de l’autre côtéde la rue quand elle fut debout.

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