Contes et Nouvelles – Tome II

XIII

– Madame dort-elle ou non ? demandaune voix tout près de son oreille.

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle unepersonne qui lui semblait plus haute que la maison. En jetant uncri terrible, elle rebroussa chemin.

Arrivée à l’office, elle se jeta sur le bancen sanglotant. Douniacha et la seconde femme de chambre furentprises de terreur, lorsqu’elles entendirent dans l’antichambre lespas de quelqu’un qui avançait avec précaution.

Douniacha se précipita dans la chambre deMadame ; l’autre se cacha derrière une armoire.

La porte s’ouvrit et le vieux Doutlof entra.Il chercha une Image et finit par faire le signe de la croix devantl’armoire vitrée où l’on mettait les tasses. Puis, sans prêterattention aux femmes de chambre, il plongea sa main dans sa pocheet en sortit une lettre avec cinq cachets.

– M’as-tu effrayée, Naoumitch, dit lafemme de chambre, je ne suis pas en état de prononcer un seulmot !… Je croyais que j’allais mourir.

– Vous avez dérangé Madame, ditDouniacha, pourquoi entrez-vous dans la chambre ? Vous êtes unvrai paysan.

Doutlof, sans leur répondre, dit qu’il avaitbesoin de voir Madame.

– Madame est malade.

– C’est pour une affaire très importante,dit-il, faites savoir à Madame, que Doutlof a trouvé une lettreavec de l’argent.

Douniacha, avant d’aller l’annoncer à Madame,voulut voir l’enveloppe, elle lut l’adresse et demanda à Doutlof oùil avait trouvé la lettre qu’Illitch devait apporter de laville.

Lorsque sa curiosité fut satisfaite, elle allaannoncer à Madame la nouvelle.

Au grand étonnement de Doutlof, Madame nevoulut pas le recevoir.

– Je ne veux rien savoir, dit-elle àDouniacha. Est-ce que je sais moi, de quel paysan et de quel argentvous me parlez… Je ne peux ni ne veux voir personne, qu’on melaisse tranquille.

– Que dois-je faire ? demandaDoutlof en tournant l’enveloppe entre ses grosses mains, c’est unegrosse somme. Qu’est-ce qui est écrit là-dessus ? demanda-t-ilà Douniacha, en lui tendant l’enveloppe.

Il espérait toujours qu’on se trompait enlisant l’adresse, que cet argent n’appartenait pas à Madame.

Il soupira, mit l’enveloppe dans sa poche etse prépara à sortir.

– Il faudra, que je la remette aucommissaire de police, dit-il avec tristesse.

– Attends, je vais essayer de persuader àMadame de te voir, dit Douniacha… Donne moi ta lettre.

– Dites à Madame que c’est Semen Doutlofqui l’a trouvée sur la grande route.

– Bien, donne-la moi.

– Je croyais que c’était une lettresimple… mais un soldat a lu l’adresse et m’a dit qu’elle contenaitde l’argent.

– C’est bon, c’est bon, donne-moi lalettre.

– Je n’ai pas osé entrer chez moi,continuait Doutlof, ne pouvant se séparer de son fardeau précieux,dites-le bien à Madame :

Douniacha prit la lettre et la porta àMadame.

– Mon Dieu, mon Dieu, Douniacha !dit-elle d’un ton de reproche… ne me parle pas de cet argent. Quandje pense au pauvre petit bébé…

– Le paysan ne sait ce qu’il doit fairede cette somme, dit Douniacha.

Madame décacheta l’enveloppe… À la vue del’argent, elle frissonna des pieds à la tête.

– Argent fatal, que de mal ilfait !

– C’est Doutlof qui l’a apporté, doit-ilentrer ici ?… Ou bien Madame ira-t-elle à l’office ?

– Je ne veux pas de cet argent, il estmaudit ! Quel mal il a fait, mon Dieu ! Dis-lui qu’ill’emporte, dit Madame précipitamment.

– Oui, oui, oui, répéta-t-elle àDouniacha stupéfaite, qu’il l’emporte, qu’il en fasse ce qu’ilvoudra, et surtout que je n’en entende plusparler ! !

– Quatre cent soixante-deux roubles,Madame.

– Oui, oui, qu’il les prenne tous,répéta-t-elle avec impatience. Tu ne me comprends, donc pas ?Cet argent est maudit, ne m’en parle jamais… Que le paysan qui l’atrouvé l’emporte au plus vite. Va, va donc, dépêche-toi…

Douniacha alla à l’office.

– Toute la somme y est-elle ?demanda Doutlof.

– Tu compteras toi-même, dit Douniacha,lui remettant l’enveloppe ; on m’a ordonné de te ladonner.

Doutlof mit son chapeau sur la table etcommença à compter.

Il avait compris que Madame ne savait pasfaire le compte elle-même.

– Tu compteras à la maison ! C’estpour toi, tout cet argent, dit Douniacha indignée… Je ne veux mêmepas le voir, a dit Madame, donne-le à celui qui l’a apporté.

Doutlof regarda Douniacha d’un air ahuri.

La seconde femme de chambre ne put croire unechose aussi inouïe.

– Voyons, vous plaisantez, AvdotiaNikolaievna ?

– Mais pas du tout, elle m’a dit deremettre l’argent au paysan… Eh bien ! prends tes richesses etlaisse-nous tranquilles, continua-t-elle d’un ton vexé. Quevoulez-vous, c’est toujours ainsi ; ce qui fait le malheur del’un fait le bonheur de l’autre.

– Mais voyons, c’est quatre centsoixante-deux roubles !

– Eh bien, oui !… Tu mettras uncierge de dix kopeks à Saint-Nicolas, répondit-elle avec ironie. Tune comprends donc pas encore ?… Si c’était au moins un paysanpauvre, mais ce richard de Doutlof !

Doutlof finit enfin par comprendre que cen’était pas une plaisanterie. Il ramassa les billets et les remitavec soin dans l’enveloppe. Pâle et tremblant, il regardait lesjeunes filles, se demandant toujours si elles ne se moquaient pasde lui.

– Il n’a pas encore compris, ditDouniacha d’un air moqueur, voulant montrer son mépris et pourl’argent et pour le paysan. Donne un peu que je te leramasse !

Et elle voulut prendre l’argent.

Mais Doutlof ne lâcha pas prise ; ilsaisit les billets, les chiffonna et les enfonça dans sa poche.

– Es-tu content ?

– Je n’y comprends rien…

Il secoua la tête tout ému, et sortit, leslarmes aux yeux.

Un coup de sonnette retentit dans la chambrede Madame.

– Eh bien ! le lui as-tudonné ?

– Oui. Madame.

– En est-il content ?

– Il est fou de joie, Madame.

– Appelle-le. Je veux lui demandercomment il l’a trouvé. Amène-le ici, je ne suis pas en état de melever.

Douniacha courut et rattrapa Doutlof dansl’antichambre.

Il était en train de cacher l’argent dans unegrosse bourse ; lorsque Douniacha l’appela, il fut pris d’unefrayeur inouïe.

– Qu’est-ce qu’il y a… Avdotia…Nicolaievna ? Est-ce qu’elle veut me reprendrel’argent ?… Prenez mon parti, Avdotia Nicolaievna, je vousapporterai du miel.

– C’est bon, c’est bon.

La porte se rouvrit et le paysan entra dans lachambre de Madame.

Il avait le cœur gros.

– Elle me le reprendra, se disait-il avectristesse.

Il était comme dans un nuage. Les meubles, lesfleurs, les tableaux, il ne distinguait rien… Enfin une formeblanche lui adressa la parole. C’était Madame.

– C’est toi, Doutlof ?

– Oui, Madame… je n’y ai pas touché,c’est intact… j’ai fouetté mon cheval tant que j’ai pu pour vousl’apporter au plus vite.

– C’est ta chance ! dit-elle avec unsourire de mépris. Prends-le, prends-le.

Doutlof ouvrit ses yeux démesurément.

– J’en suis contente pour toi… Dieu fasseque tu l’emploies bien. Et toi, tu es satisfait ?

– Comment ne le serais-je pas ?Madame. Je suis si heureux, si heureux, Madame ! Je vais prierDieu pour vous toute ma vie !

– Comment l’as-tu trouvé ?

– Nous avons toujours servi Madame aveczèle et dévouement, pas comme les…

– Il a perdu la tête, Madame, ditDouniacha.

– J’ai conduit mon neveu, le conscrit,Madame. En revenant, j’ai trouvé la lettre. Polikei l’aura laissétomber.

– Eh bien ! va-t’en, va-t’en, monbrave.

– Je suis si heureux, Madame, répétait lepaysan.

Tout à coup, l’idée lui vint qu’il n’avait pasremercié sa maîtresse, mais ne sachant comment s’y prendre, ils’éloigna rapidement, tourmenté par l’idée qu’on allait le rappeleret lui enlever l’argent.

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