Contes et Nouvelles – Tome II

III

Pendant que les paysans réunis devant lecomptoir, discutaient, lequel des deux candidats, de Doutlof ou dePolikei, il fallait que le village envoyât au régiment, Polikei,assis sur le bord du lit, triturait sur la table, avec le cul d’unebouteille, une drogue qui devait guérir infailliblement les chevauxde toute espèce de maladies.

Toutes sortes d’ingrédients y étaientmélangés ; du sublimé, du soufre et une herbe qu’il avaitcueillie un soir, prétendant qu’elle jouissait de vertusmiraculeuses.

Les enfants étaient déjà couchés, deux sur lepoêle, deux sur le lit, le dernier né dans le berceau auprès duquelAkoulina filait.

Un bout de chandelle volé aux maîtres, brûlaitsur la fenêtre dans un chandelier de bois. Pour ne pas déranger sonmari de ses occupations, Akoulina se levait de temps en temps etmouchait la mèche avec ses doigts.

Certains sceptiques considéraient Polikeicomme un homme léger et un charlatan, d’autres, et c’était le plusgrand nombre, – prétendaient qu’il était un vaurien, mais un hommetrès fort. Quant à sa femme quoiqu’elle le grondât et le battîtmême parfois, elle pensait que c’était le premier vétérinaire et latête la plus forte qu’il y eût au monde.

Elle le regardait avec admiration préparer sadrogue.

– Quelle tête ! Où a-t-il appristout cela ?

Le papier dans lequel était enveloppé un desingrédients tomba sur la table.

– Anioutka, cria-t-elle, tu vois que tonpère a laissé tomber un papier.

Anioutka sortit de dessous la couverture sespetites jambes maigres, descendit avec la rapidité d’un chat, etramassa le papier.

– Voici papa, dit-elle, en lui tendant lepapier.

Puis elle courut se cacher sous lacouverture.

– Tu pousses, méchante, cria la petitesœur qui partageait le lit avec elle.

– Voulez-vous vous taire ! Attendezun peu, cria la mère, et les deux têtes se cachèrent sous lacouverture.

– S’il me donne trois roubles, ditPolikei en bouchant la bouteille, je guérirai son cheval. Et cen’est pas cher du tout. Est-ce qu’ils sont capables d’inventer desdrogues comme moi ! Akoulina, va demander un peu de tabac àNikita. Je le lui rendrai demain.

Akoulina sortit sans rien bousculer, ce quiétait assez difficile.

Polikei ouvrit la petite armoire, y serra sabouteille et prit un litre vide qu’il renversa dans sa bouche,espérant trouver au fond quelques gouttes d’eau-de-vie.

Son espoir fut déçu.

La femme revint, apportant une pincée detabac. Il en remplit sa pipe, s’installa sur le lit, et la figureépanouie se mit à fumer d’un air satisfait comme un homme qui afait son devoir.

Pensait-il à la manière dont il ferait avalerson médicament au cheval malade, en lui tenant la langue, ou biense disait-il qu’on ne refusait jamais rien à un homme aussi utileque lui ? On ne le sut jamais, car à ce moment la ported’entrée s’ouvrit et une femme de chambre d’en haut entra.

Tout le monde savait qu’en haut voulait direla maison de la maîtresse, quoiqu’elle fût située en bas, au fondd’une vallée.

Aksioutka était une petite fille que l’onenvoyait faire les commissions. Elle était connue pour la rapiditéavec laquelle elle exécutait les ordres qu’on lui donnait. Elleentra comme un ouragan dans le coin de Polikei et, se tenant aupoêle on ne sait trop pourquoi, se mit à parler avec une volubilitéextraordinaire, tâchant de prononcer deux ou trois mots à lafois.

– Madame a ordonné, dit-elle ens’adressant à Akoulina, que Polikei Illitch vienne en hautimmédiatement. (Elle s’arrêta pour souffler.) Iégor Ivanovitch alongtemps parlé avec madame des conscrits… il fut question dePolikei Illitch… Madame veut qu’il vienne à la minute… (Ellesouffla de nouveau) sans perdre de temps.

Elle examina pendant quelques secondesPolikei, Akoulina, les enfants, puis ramassant une coquille denoix, elle la jeta à Anioutka qui la regardait bouche béante etpuis répétant : qu’il vienne tout de suite, elle sortit denouveau comme un ouragan.

Akoulina se leva, prépara les bottes usées deson mari, son cafetan et, sans le regarder, lui demanda :

– Faut-il te préparer unechemise ?

– Non, répondit-il.

Akoulina ne jeta pas un seul regard à sonmari, pendant qu’il faisait sa toilette, et elle eut raison de lelaisser tranquille.

Il était d’une pâleur extrême. Sa lèvreinférieure tremblait, toute sa figure portait cette expression detristesse et de soumission que l’on voit chez les personnes bonnes,mais faibles de caractère, qui se sentent coupables.

Il se coiffa et voulut sortir. Sa femmes’approcha de lui, arrangea les bouts de corde qui lui servaient deceinture, et lui mit son chapeau sur la tête…

– Qu’est-ce qu’il y a, PolikeiIllitch ? Est-ce Madame qui vous appelle ?… demanda lafemme du menuisier de l’autre côté de la cloison.

La femme du menuisier avait eu une grandequerelle avec Akoulina pour une cuve de lessive que les enfants dePolikei avaient renversée. Elle était enchantée que Madame fîtappeler Polikei. Ce ne pouvait être que pour le gronder.

– On veut vous envoyer en ville, pour descommissions probablement, continua-t-elle d’une voix moqueuse. Onveut envoyer un homme sûr et naturellement on ne peut trouvermieux. Vous aurez la bonté de m’acheter un quart de thé, n’est-cepas, Polikei Illitch ?

Akoulina eut de la peine à retenir ses larmes.Avec quel plaisir elle se serait jetée sur cette tigresse et luiaurait secoué sa vilaine tignasse.

Puis, à l’idée que ses enfants allaient resterorphelins et qu’elle serait seule à les soigner, lorsque son mariirait au régiment, elle oublia et la femme du menuisier et toutesses méchancetés, elle cacha sa tête dans l’oreiller et ne putretenir ses larmes qui coulaient à flots.

– Maman, tu m’écrases, cria la petite ense levant.

– Tenez, vous feriez bien de mourir toustant que vous êtes !… Pourquoi vous ai-je mis au monde ?…cria-t-elle à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avaitpas encore oublié sa cuve de lessive.

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