Contes et Nouvelles – Tome II

XII

« Ah ! Ah ! Orpheline que jesuis ! dit Arina en soupirant longuement.

Elle s’arrêta et regarda méchamment sonfils.

Aussitôt Davidka se détourna et posantlourdement de l’autre côte du seuil ses gros pieds chaussés delourds et sales lapti, il disparut dans la porteopposée.

– Que ferai-je avec lui, père ?continua Arina en s’adressant au maître. Tu vois toi-même ce qu’ilest. Ce n’est pas un mauvais paysan, il n’est ni ivrogne, niméchant, il ne ferait pas de mal à un petit enfant, ce serait péchéde médire de lui, il n’y a rien de mauvais à en dire, mais Dieusait ce qui lui est arrivé, il est devenu un malfaisant pourlui-même. Il en souffre. Crois-moi, mon petit père, mon cœursaigne, quand je vois quels tourments il endure. Malgré tout c’esttoujours mon enfant. Ah ! que j’ai de la peine ! Contremoi, ou contre son père ou contre les autorités, il ne fera rien,c’est un moujik craintif, on pourrait presque dire un petit enfant.Que deviendra-t-il seul ? Aide-nous, nourricier,répéta-t-elle, désirant évidemment effacer la mauvaise impressionque ses propos avaient produite sur le maître…, Moi, monpère ! Votre Excellence, continua-t-elle dans un chuchotementconfidentiel, je réfléchis comme ça, et je ne comprends paspourquoi il est devenu ainsi. Ce n’est pas possible, c’est sûrementun mauvais sort qu’on lui a jeté.

Elle se tut un moment.

– Si on trouvait quelqu’un qui puisse leguérir…

– Quelle bêtise dis-tu, Arina. Commentpeut-on jeter un sort ?

– Eh ! mon père, on jette si bien unsort, qu’on peut pour toujours détruire un homme ! N’y a-t-ilpas de mauvaises gens au monde ! Par méchanceté, ils enlèventun peu de terre au-dessus d’un tracé ou quel qu’autre chose, etvoilà, c’en est assez pour perdre un homme. Et le mal estfait ! Je me demande, si je ne devrais pas aller chez le vieuxDoundoul, qui vit au village Vorobiovka, il connaît des paroles etdes herbes qui effacent les sorts, et avec la croix il verse del’eau, il aidera peut-être, il le guérira peut-être, disait lavieille.

« Voilà la misère etl’ignorance ! » pensa le jeune seigneur en inclinanttristement la tête et en descendant à grands pas dans levillage : « Que dois-je faire de lui ? Le laisserdans cette situation, je ne le puis pas, pour moi, pour l’exemple àdonner aux autres et pour lui-même. Je ne puis le voir dans cettesituation, et comment l’en faire sortir ? Il contrarie mesmeilleurs plans. S’il reste de pareils moujiks, mes rêves ne seréaliseront jamais », pensa-t-il avec du dépit et de la colèrecontre le moujik qui détruisait ainsi ses plans. « Ledéporter, comme dit Iakov, s’il ne veut pas lui-même son proprebien, ou l’enrôler comme soldat ? C’est vrai, du moins je medébarrasserais de lui et je le remplacerais par un bonmoujik », raisonnait-il.

Il pensait à cela avec plaisir, mais en mêmetemps sa conscience, vaguement, lui disait qu’il n’envisageaitl’affaire que sous un seul point de vue et que ce n’était pas bon.Il s’arrêta : « Mais à quoi pensé-je ? » sedemanda-t-il, « oui, l’enrôler ou le déporter. Maispourquoi ? C’est un homme brave, meilleur que beaucoupd’autres et comment puis-je savoir… L’affranchir, le laisserlibre », pensa-t-il, abordant cette fois la question sous unautre angle. « Non, c’est injuste, impossible. » Maistout à coup, il lui vint une idée qui le réjouit, il sourit avecl’expression d’un homme qui a résolu un problème difficile.« Le prendre à la maison », se dit-il. « Jel’observerai moi-même, et par la douceur et par les exhortations,par le choix des occupations, je l’habituerai au travail et lecorrigerai. »

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