Contes et Nouvelles – Tome II

X – Les tziganes

Le prince Kornakov et le joyeux générals’étaient arrêtés devant un perron. Le général, tantôt donnant degrands coups de pied dans la porte qui craquait et oscillait,tantôt tirant la chaîne rouillée, qui servait de sonnette,criait :

– Hé, là-haut, Tchavaly,ouvrez !

On entendit enfin, hésitants et prudents, despas traînants dans des savates ; une lumière brilla à traversles volets et la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut une vieillefemme voûtée, un manteau de renard jeté par-dessus sa chemiseblanche et tenant une chandelle dans ses mains ridées.

Au premier coup d’œil, les traits ravinés,énergiques et rudes, les yeux noirs et brillants, les cheveuxcouleur de goudron, bien que parsemés de fils blancs, s’échappantd’un fichu, la peau sombre, d’une teinte brique, annonçaient latzigane. Ayant élevé la bougie jusqu’aux visages des visiteurs,elle les reconnut avec joie :

– Ah ! Seigneur Dieu !Ah ! mon Père ! s’écria-t-elle d’une voix gutturale, avecl’accent particulier aux tziganes. – Quelle joie ! Notresoleil rouge, et toi, Nicolas Nicolaïévitch ! Il y a longtempsque tu ne nous as honorés de ta visite. Comme mes filles vont êtrecontentes ! Mais entrez donc, nous allons tout de suitecommencer les danses !

– Tout le monde est à lamaison ?

– Ils sont tous là, ils vont arriver desuite, mon « trésor ». Entrez, entrez !

– Entrons, dit le prince Kornakov.

Tous les quatre, sans retirer chapeaux nimanteaux, entrèrent dans une pièce basse et malpropre, aménagéecomme un intérieur ordinaire de petits bourgeois ; on voyaitun peu partout des miroirs, dans des cadres rouges, dans un coin,un canapé déchiré avec un dossier de bois, des chaises et destables crasseuses en imitation d’acajou.

La jeunesse se laisse facilement entraîner,même vers le mal, lorsqu’elle subit l’influence de personnesrespectables. Serge, oubliant déjà ses rêves, regardait ce décorétrange avec l’intérêt de quelqu’un qui assiste à des expérienceschimiques. Il observait tout ce qu’il avait sous les yeux etattendait avec impatience ce qui allait se passer. Il se préparaitd’avance à un joli spectacle.

Un jeune tzigane, aux longs cheveux noirs etbouclés, aux yeux bridés plutôt inquiétants, et dont le souriredécouvrait de belles dents blanches, était couché sur le canapé. Enun clin d’œil, il s’était levé et habillé ; il regarda autourde lui, adressa d’une voix aiguë quelques mots à la vieille, et semit en devoir de saluer les arrivants.

– Qui est votre chef, maintenant ?s’informa le prince ; il y a longtemps que je ne suisvenu.

– Ivan Matviéiévitch, répondit letzigane.

– Vanika ?

– Oui, Vanika.

– Et le premier chanteur ?

– Tania et Maria Vassilievna.

– Macha ? Celle qui était chez lesB… ? Cette jolie fille ? Elle est toujours chezvous ?

– Oui, monsieur, répondit le tzigane,toujours souriant. Elle vient de temps en temps.

– C’est bien ; va la chercher etapporte du champagne.

Le tzigane prit l’argent qu’on lui offrait etdisparut. Le général, comme il convient à un familier de la maison,à califourchon sur une chaise, entama une conversation avec lavieille. Il connaissait tous les tziganes, hommes et femmes quiformaient autrefois le « Tabor », ainsi que la parentéqui les liait entre eux.

L’officier de la garde raconta qu’on nepouvait trouver de femmes à Moscou et que les milieux tziganesétaient inabordables, tant leur saleté était grande et répugnante.Il était préférable selon lui de les inviter chez soi. Le princeprotesta qu’au contraire les tziganes étaient beaucoup plusintéressants dans leur propre cadre et que c’était là qu’il fallaitessayer de les comprendre. Serge écoutait la conversation sans yprendre part mais, dans son for intérieur, il approuvait lesarguments du prince. L’originalité du lieu lui plaisait et lepersuadait que des choses extrêmement intéressantes allaient s’ydérouler.

De temps en temps, la porte d’entrées’ouvrait ; l’air froid du dehors s’y engouffrait tandis queles tziganes, qui composaient le chœur, entraient deux par deux.Les hommes portaient des casaques bleu clair, serrées autour deleur taille svelte, de larges pantalons repris dans leurs bottes.Tous avaient les cheveux longs et bouclés. Les femmes étaientvêtues de capes de soie brochée, doublées de renard ; ellesavaient sur la tête des fichus de couleurs vives ; leurstoilettes étaient riches et belles, quoique démodées.

Le tzigane revint avec le champagne, dit queMacha viendrait un peu plus tard et proposa de commencer les chantssans elle. Il adressa quelques mots au chef du chœur – un jeunehomme d’aspect plutôt chétif, mais agréable et bien pris dans satunique galonnée – qui accordait sa guitare sur son genou, le piedappuyé sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci répondit sur un tonimpatienté ; quelques vieilles femmes se mêlèrent à ladiscussion qui devint de plus en plus bruyante et dégénérafinalement en un tumulte général. Les vieilles, le regard animé,gesticulaient en poussant des cris stridents. Les hommes, ainsi quequelques jeunes femmes, leur tenaient tête. Les visiteurs, dans cesdémêlés, pour eux incompréhensibles, ne distinguaient qu’un mot,fréquemment répété : « Maka, Maka ! » Stiochka,une jeune et belle fille que le chef avait présentée comme lanouvelle première chanteuse, restait assise, les yeuxbaissés ; elle seule ne prenait pas part à la discussion. Legénéral comprit ce dont il s’agissait : le tzigane, qui étaitallé chercher le champagne, avait probablement menti, en disant queMacha viendrait plus tard ; il voulait que les chants fussententonnés par Stiochka. La discussion roulait sur la question desavoir s’il fallait ou non donner à Stiochka une part et demie, surla recette de la soirée.

– Eh ! Tchavaly, écoutez donc !cria le général.

Mais personne ne lui prêtait attention. Aprèsbien des difficultés, il réussit enfin à se faireentendre :

– Macha ne viendra pas ! Dites-ledonc une fois pour toutes ! lança-t-il.

Et le chef de répondre :

– Stiochka ne s’en tirera pas moins bienqu’elle. Il faut l’entendre dans La Nuit ; vous n’entrouverez pas de meilleure. C’est tout à fait la manière deTanioucha ; et vous savez ce que cela veut dire, vous quiconnaissez si bien tous les nôtres (il savait que par ces mots ille flattait). Écoutez-la !

De tous côtés s’élevèrent des crisapprobateurs.

– C’est bon, commencez !

– Par laquelle voulez-vous que nousdébutions ? s’enquit le chef, la guitare à la main, en seplaçant au centre du demi-cercle formé par les chanteurs.

– Commencez comme vous en avezl’habitude, par « Entends-tu… »

Le tzigane se mit en position, appuyant saguitare sur son genou, et préluda par quelques accords. Le chœurentonna un chant lent et harmonieux.

– Arrêtez ! Arrêtez ! cria legénéral. Cela ne va pas ! Il faut boire, d’abord !

Tout le monde dut avaler un verre de mauvaischampagne tiède. Le général, s’étant approché des femmes, demanda àl’une d’elles, qui avait dû être fort jolie au temps de sajeunesse, de lui céder sa place, tandis que lui la prendrait surses genoux.

Le chœur reprit, d’abord lentement, puis deplus en plus vite, pour terminer, à la manière typiquement tzigane,sur un rythme endiablé, avec un art inimitable. Le chœur se tutsoudain. L’accord initial se fit de nouveau entendre et leleitmotiv fut repris par une voix douce, tendre et pure, avec desaccents et des variations d’une surprenante originalité ;cette petite voix s’enfla peu à peu, se fit plus sonore pourtransmettre sans heurt la mélodie au chœur qui la reprit avec unensemble parfait.

Il fut un temps, en Russie, où la musiquetzigane était préférée à toute autre ; les tziganes chantaientalors les vieilles chansons russes, et il n’était pas de mauvaisgoût de les préférer aux chanteurs italiens. De nos jours, ce sontdes couplets de vaudeville que les tziganes chantent en public, etil paraît évidemment ridicule d’aimer leur chant et de le parer dunom de « musique ». Il est regrettableque leur art soit à ce point tombé. Il fut en Russie la transitionnaturelle entre la musique populaire et la musique de composition.Comment se fait-il qu’en Italie, n’importe quel lazzarone comprenneet aime les airs de Donizetti et de Rossini, tandis que, chez nous,le petit bourgeois ou le commerçant ne goûtent guère, dans« Le Tombeau d’Ascold » ou « La Vie pour leTsar », autre chose que les décors. Et encore, je ne mentionneque l’opéra populaire ; mais que dire de la musique italienne,que seuls sont capables de goûter une centaine de connaisseursrusses ! N’importe quel Russe au contraire aime la musiquetzigane, parce que ses sources sont populaires. On m’objectera quecette musique est fruste et sans règles… Eh bien ! me croiraqui voudra, mais je dis ici ce que j’ai éprouvé moi-même :ceux qui aiment la musique tzigane me comprendront aisément et ceuxqui voudront en faire l’expérience arriveront à s’en persuader. Ilfut un temps où j’aimais également la musique tzigane et la musiqueallemande et où je les cultivais toutes deux. L’un de mes amis,excellent musicien, Allemand d’origine et formé à l’école musicaleallemande, entrait constamment en discussion avec moi, me soutenantque le chœur tzigane foisonnait d’incorrections musicalesimpardonnables – ce qu’il se faisait fort de me prouver. Seulstrouvaient grâce à ses oreilles les soli que, comme tout le monde,il estimait excellents.

J’écrivais la musique assez bien ; lui,parfaitement. Nous décidâmes un jour, après avoir entendu unechanson une dizaine de fois, de la noter, chacun de notre côté. Encomparant les deux partitions, nous trouvâmes en effet des suitesde quintes, mais ne me tenant pas pour battu, j’objectai que, sinous avions pu noter les sons correctement, les temps exacts nousavaient échappé et que les quintes en question pouvaient n’êtrequ’une imitation de quintes, quelque chose dans le genre d’unefugue très bien agencée. Nous recommençâmes l’expérience etl’Allemand se rangea finalement à mon avis. À vrai dire, à chaquenouvelle phrase, l’allure de l’harmonie restait la même, maisl’accord devenait plus riche, ou bien la répétition du motifprécédent remplaçait une note : en un mot, la forme extérieureétait simulée. Il était impossible de faire chanter à chaquetzigane sa partie, ils chantaient tous la première voix et,lorsqu’ils chantaient en chœur, chacun improvisait.

Que les lecteurs qui ne s’intéresseraient pasaux tziganes et à leur musique, veuillent bien m’excuser pour cettedigression déplacée ; mais mon amour pour cette musiquepopulaire et originale, qui m’a donné tant de moments de joie, esttel, qu’il m’a entraîné plus loin que je ne l’aurais voulu.

Pendant l’exécution du premier couplet, legénéral avait écouté avec attention, clignant des yeux de temps àautre avec un sourire approbateur. Il s’assombrissait parfois,hochant la tête et semblant critiquer. Puis il cessa bientôtd’écouter et se mit à bavarder avec Lioubacha. Celle-ci, tantôt luirépondait par un sourire qui découvrait des dents d’un éclat deperles, tantôt mêlait au chœur le son de sa forte voix d’alto, touten jetant des coups d’œil sévères et en faisant des signes auxtziganes qui l’entouraient.

L’officier de la garde s’était assis à côté dela jolie Stiochka et répétait sans cesse à l’adresse de Kornakovdes Charmants !et des Délicieux ! oubien chantonnait maladroitement avec le chœur, ce qui paraissaitdéplaire aux femmes et les faisait murmurer.

L’une d’elles lui toucha la manche en luidisant :

– Je vous en prie, monsieur !

Le prince Kornakov, les pieds sur le divan,chuchotait constamment à l’oreille de la jolie danseuseMalachka ; Serge, ayant déboutonné son gilet, debout au centredu demi-cercle des chanteurs, écoutait, visiblement sous le charme.Il avait remarqué qu’un groupe de jeunes femmes le regardait,chuchotant entre elles. Ce ne pouvait certes pas être la moqueriequi provoquait ces rires, pensait-il, mais plutôt l’admiration, caril se savait fort beau garçon.

Le général se leva soudain et dit, ens’adressant au prince :

– Non, cela ne va pas ! SansMachka, le chœur ne vaut rien, n’est-ce pas ?

Le prince qui, depuis le bal, paraissaitapathique et somnolent, l’approuva. Le général paya les tziganes,en les dispensant de l’habituel couplet de départ.

– Partons ! dit-il.

Le prince répéta en bâillant :« Partons ».

Seul l’officier de la garde avait émis unevague protestation à laquelle personne n’avait fait attention. Ilsendossèrent leurs pelisses et sortirent.

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