Contes et Nouvelles – Tome II

XIV

« Ne ferais-je pas mieux de rentrer chezmoi ? » pensa Nekhludov en s’approchant de la portecochère des Doutlov. Et il sentait une tristesse vague en mêmetemps qu’une certaine fatigue morale.

Mais à ce moment, la porte neuve de la cours’ouvrit avec bruit et devant lui, un jeune et beau garçon dedix-huit ans, blond et rose, en habit de voiturier, se montra dansl’embrasure. Il conduisait une troïka de chevaux très forts, encoreen sueur, et secouant hardiment ses boucles blondes, il salua lemaître.

– Eh bien ! Ton père est à lamaison, Ilia ? demanda Nekhludov.

– Il est dans le rucher, derrière lacour, répondit le jeune homme, en faisant passer ses chevaux, l’unaprès l’autre, par la porte ouverte.

« Non, je serai ferme, je lui ferai laproposition, je ferai tout mon possible » pensaNekhludov ; et laissant passer devant lui les chevaux, ilentra dans la grande cour des Doutlov. Le fumier avait été enlevérécemment. La terre était encore noire, et par endroits, surtoutprès de la porte cochère, étaient disséminées des brindillesrougeâtres. Dans la cour, sous les auvents, étaient rangés en ordreun grand nombre de charrettes, d’araires, de traîneaux, detonneaux, de cuves, et beaucoup d’instruments agricoles. Despigeons voletaient et roucoulaient à l’ombre de larges et solideschevrons ; dans l’air on sentait la fumée et le goudron. Dansun coin, Karp et Ignate arrangeaient un morceau de bois neuf sousle siège d’une grande charrette à troïka. Les trois fils Doutlov seressemblaient tous. Le cadet, Ilia, que Nekhludov avait rencontré àla porte, était imberbe, de taille moyenne, plus rouge et plusélégant que les aînés. Le second, Ignate, était de plus hautetaille, plus brun et portait une barbiche en pointe, et bien qu’ileût aussi des bottes, la blouse de voiturier et le chapeau defeutre, il n’avait pas cet air réjoui et insouciant du cadet.L’aîné, Karp, était encore plus grand et portait deslapti, un caftan gris et une chemise sans goussets, sonair était non seulement sérieux, mais presque sombre.

– Voulez-vous qu’on envoie chercher lepère, Votre Excellence ? dit-il en s’approchant du seigneurqu’il salua un peu gauchement.

– Non, j’irai moi-même le trouver aurucher, je regarderai son installation, là-bas, et j’ai besoin dete parler, dit Nekhludov en l’entraînant de l’autre côté de la courpour qu’Ignate ne pût entendre ce qu’il avait l’intention de dire àKarp.

L’attitude assurée et un certain orgueil qu’ilremarqua dans ces deux moujiks, et ce que lui avait dit lanourrice, donnaient tant de confusion au jeune seigneur qu’il luiétait difficile de se décider à lui parler de ses projets. Il sesentait comme coupable devant lui et il lui semblait plus facile deparler à l’un des frères, seul. Karp était étonné d’être ainsi prisà part, mais il marcha derrière le maître.

– Voilà ce qu’il y a, dit Nekhludov d’unevoix hésitante. Je voulais te demander si vous aviez beaucoup dechevaux ?

– Nous avons cinq troïkas, il y a aussides poulains, répondit avec aisance Karp, en se grattant ledos.

– Tes frères font le roulage ?

– Oui, nous faisons le roulage avec troistroïkas. Et Ilucha qui est parti comme voiturier, justement vientde rentrer.

– Est-ce avantageux pour vous ?Combien cela vous rapporte-t-il ?

– Mais quel avantage, VotreExcellence ? Enfin, nous nous nourrissons avec les chevaux, etde cela merci à Dieu.

– Alors, pourquoi ne vous occupez-vouspas d’autre chose ? Vous pourriez acheter des bois ou louerdes terres.

– Sans doute, Votre Excellence, onpourrait louer de la terre s’il y avait une occasion.

– Voilà ce que je veux vousproposer ; au lieu de vous occuper de roulage et de ne gagnerque juste pour manger, louez plutôt chez moi, trente déciatines. Jevous louerai tout le coin derrière Sapovo, et vous installerezlà-bas une grande exploitation.

Et Nekhludov, entraîné par son projet d’uneferme de paysans, qu’il avait caressé si souvent, se mit àexpliquer ses plans au moujik, sans s’arrêter. Karp écoutait trèsattentivement les paroles du maître.

– Nous sommes très heureux de votrebonté, dit-il quand Nekhludov, cessant de parler, le regarda,attendant la réponse. C’est connu, il n’y a rien de mal à ça. C’estmieux pour les moujiks de s’occuper de la terre que de travailleravec le fouet. Nous allons avec les étrangers, on voit des gens detoutes sortes, on se gâte. La meilleure chose pour le moujik, c’estde s’occuper de la terre.

– Alors, qu’en penses-tu ?

– Tant que le père vivra, que puis-jepenser, Votre Excellence ? Il n’y a que sa volonté.

– Conduis-moi au rucher, je luiparlerai.

– Par ici, s’il vous plaît, dit Karp ense dirigeant lentement vers un hangar. Il ouvrit la petite portequi menait au rucher, et laissant passer le maître il la referma,puis s’approcha d’Ignate et en silence, reprit le travailinterrompu.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer