Contes et Nouvelles – Tome II

I

Un cordonnier était avec sa femme et sesenfants en loyer chez un paysan. Le pauvre artisan ne possédaitrien ; il gagnait à la sueur de son front le pain de chaquejour. Le pain était dur, le travail peu payé, et ce qu’il enretirait avec beaucoup de peine ne faisait que passer de la maindans l’estomac. Lui et sa femme n’avaient qu’une seule fourrurepour tous deux ; elle était usée et en loques. Il y avait deuxans déjà que le cordonnier attendait de pouvoir acheter une peau demouton pour en faire une nouvelle pelisse.

Quand on était à l’automne, il restaitcependant quelque argent à la maison ; la femme du cordonniergardait un billet de trois roubles dans sa cachette, et puis enadditionnant les petits crédits faits de ci de là aux pratiques,cela présentait un total de cinq roubles vingt kopecks à ajouteraux billets.

Un matin, le cordonnier se disposa à se rendreau village afin d’acheter la peau de mouton depuis si longtempsdésirée ; il endossa le mantelet ouaté de sa femme, passapar-dessus son kaftan de drap, et, un bâton à la main, il se mit enroute aussitôt après le déjeuner, non sans avoir soigneusementserré le billet de trois roubles dans sa poche. Tout en cheminantsilencieusement, il refaisait son compte. « J’ai troisroubles, se disait-il ; avec les cinq que je vais recevoir,cela fait bien huit, et pour ce prix on peut avoir une peau demouton fort convenable. »

À la première porte où il frappa, ce fut lafemme qui vint ouvrir : son mari n’y était pas, elle promitqu’on payerait dans la huitaine ; en attendant le cordonnierne reçut pas un kopeck. Il s’en alla plus loin ; cette fois lemaître du logis s’y trouvait, mais il jura ses grands dieux qu’iln’avait pas d’argent et donna vingt kopecks seulement.

Il vint alors à l’idée du cordonnier qu’ilfallait acheter la peau à crédit. Mais le marchand auquel ils’adressa ne voulut pas l’entendre de cette oreille.

– Avec de jolis petits roubles, tupourras choisir tout ce qui te fera plaisir ; mais pasd’argent, pas de marchandise. Ah ! nous serions bien refaitsavec les crédits, nous savons ce qu’il en retourne.

Le pauvre cordonnier ne s’était guère attenduà ce qui lui arrivait. Vingt pauvres kopecks, le prix d’un mauvaisrapiéçage, voilà tout ce qu’il remportait de sa tournée, avec unepaire de vieux chaussons de feutre qu’un paysan lui avait donnés àregarnir.

Le chagrin et le souci lui rongeaient lecœur ; il entra au premier cabaret qu’il trouva sur sa route,y but pour ses vingt kopecks et reprit le chemin du logis. Il avaitgelé ; notre homme était sans sa fourrure ; néanmoins, ilse sentait une douce chaleur dans tout le corps ; l’eau-de-viel’avait ragaillardi ; il faisait sonner son bâton sur le soldurci par le gel, tandis que de l’autre main il faisait exécuteraux vieilles bottes de feutre les mouvements les plus désordonnés.En même temps, il marmottait des paroles incohérentes en guise deconsolation.

– J’ai bien chaud, disait-il, etcependant je ne porte pas de fourrure. Un quart d’eau-de-vie a faitl’affaire. Avec ça la chaleur vous circule dans toutes les veineset on peut fort bien se passer de fourrure ; et puis ça vousallège le cœur ! Me voilà maintenant un homme content.Pourquoi se chagriner ? On ira bien son chemin sans fourrure.Mais ma femme, c’est elle qui va recommencer à me faire de la bile.Vraiment, n’est-ce pas agaçant ? Je ne travaille que pourelle ; elle me mène par le nez et je me laisse doucementfaire. Mais attends ! ma chère : il faut que les roublessortent de leur cachette ; c’est moi qui les aurai, sinon, jet’arrache ta coiffe. Oh ! je le ferai comme je le dis,va ! Quoi ! je n’ai reçu que vingt kopecks ! Quepouvais-je acheter avec cette somme ? Boire un coup, et c’esttout. Elle est toujours à crier qu’elle a grand besoin de ceci,qu’elle a grand besoin de cela. Et moi, croit-elle que j’aie toutce que je désire ? Elle a la maison et le bétail, et toutessortes de bonnes choses, tandis que moi, je suis là comme un pauvrediable qui doit pourvoir à tout. Elle ne manque pas de pain à lamaison ; mais qui le paie, si ce n’est moi ? Et Dieu saitoù il faut prendre tout cet argent : trois roubles par semainepour le pain seulement. Quand j’arriverai, je les trouverai tous àmanger du pain : rien que pour un rouble et demi sur latable ! C’est pourquoi je veux qu’elle me donne ce quim’appartient…

Ainsi discourant, le pauvre savetier arrivaprès d’une chapelle cachée dans l’une des sinuosités du chemin. Illui sembla voir quelque chose de blanc remuer au pied de l’édifice.La nuit déjà tombée empêchait de rien distinguer à distance ;il s’approcha pour mieux voir et demeura perplexe.

– Qu’est-ce donc ? se demandait-il.Un bloc de pierre, peut-être ? Mais il n’y en a point en celieu. Un animal ? Cela ne lui ressemble guère. Un hommeplutôt ? Mais cette clarté et ces formes si vagues, ce seraitétrange ! D’ailleurs, que ferait ici un homme à cetteheure ?

Il se pencha tout près… Étrange chose, envérité ! Oui, c’était bien un homme, mais un homme sansvêtements, sans linge, nu comme l’enfant qui vient de naître. Mortou vivant, on n’aurait pu le dire ; son regard était fixe etil ne faisait aucun mouvement. La peur saisit le cordonnier, qui sedit en frissonnant :

– Sans doute que des brigands l’ont tuéet laissé là après l’avoir dépouillé. Éloignons-nous : on esten danger toute sa vie quand on se mêle de ces sortes dechoses.

Et, s’éloignant à la hâte, il tourna l’anglede la chapelle.

Maintenant la terrible apparition était horsde sa vue.

Quand il eut longé le mur, il ne puts’empêcher de se retourner : l’homme avait quitté sa place, ils’avançait en regardant comme s’il eût cherché quelque chose. Lepauvre savetier crut défaillir ; il s’arrêta en se disant,tout tremblant :

– Que faire ? Faut-il l’aborder oudétaler au plus vite ? Mon ami, prends garde ! L’aborder,il pourrait t’en arriver malheur. Qui sait s’il n’est point là pourquelque mauvais dessein ? Si tu l’approches et qu’il te tombedessus, et qu’il t’étrangle en te laissant sur place… brrr… Etquand même il n’y aurait rien à craindre, que ferais-tu delui ? Tu l’aurais sur les bras ; il est nu, il faudra levêtir, te dépouiller de tes derniers vêtements pour l’en couvrir.Rien de ça, mon ami ! Allons-nous-en bien vite.

Et le cordonnier reprit précipitamment saroute. Toutefois, il avait fait quelques pas à peine qu’ils’arrêtait de nouveau. Une voix lui parlait de l’intérieur et leretenait sur place :

– Qu’est-ce donc, frère Sema ?Qu’allais-tu faire ? Cet homme se meurt de détresse, et tutrembles comme un enfant timide, et tu veux passer outre !Aurais-tu peut-être trouvé un trésor et craindrais-tu qu’on ne tedérobât tes richesses ! Sema, Sema, c’est mal, ce que tu faislà !

Alors, revenant précipitamment sur ses pas, ilmarcha droit vers l’inconnu.

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