IX – Rêveries
Me voici dans cette campagne où je naquis etoù je passai mon enfance, dans ce Semenovskoïe, plein de souvenirschers et charmants. C’est le printemps. Le soir. Je suis dans lejardin, à la place favorite de ma pauvre mère, près de l’étang dansl’allée aux bouleaux. Je ne suis pas seul. À mes côtés, une femmevêtue de blanc, les cheveux très simplement noués autour de sa têtecharmante, cette femme est celle que j’aime, comme je n’ai jamaisaimé personne, que j’aime plus que tout au monde, plus quemoi-même. La lune flotte doucement dans un ciel bordé de nuagestransparents, elle se reflète, brillante, enveloppée du halolumineux des nuages qui l’entourent, sur la surface scintillante etcalme de l’eau, elle baigne de sa lumière les pâles carex, lesrives couvertes de fraîches verdures, les traverses luisantes del’écluse, les saules qui se penchent et le sombre feuillage deslilas en fleur et des merisiers qui emplissent l’air de parfumsprintaniers, les églantiers bordant de leurs rangs épais lessentiers sinueux, les longues branches immobiles et bouclées,pendant des hauts bouleaux et la masse claire et touffue destilleuls au long des grandes allées obscures. De l’autre côté del’étang, dans la pénombre des arbres aux branches confonduess’élève le chant harmonieux du rossignol, qui va s’épanouirau-dessus de l’immobile surface de l’eau.
Dans mes mains, je tiens la douce main de lafemme que j’aime ; mon regard plonge dans ses grands yeux,dans ses beaux yeux qui me transportent si délicieusementl’âme. Elle sourit et presse ma main. Elle estheureuse !
Rêves stupides et délicieux ! Stupides,par ce qu’ils ont d’irréalisable. Délicieux, par le sentimentpurement poétique qui les imprègne. Même s’ils ne sont jamaisréalisés, pourquoi ne m’y laisserais-je pas entraîner, si leurseule apparition peut me dispenser un si pur et si grandbonheur ?
Serge, en cet instant, ne pense pas à sedemander comment cette femme pourra devenir sienne, puisqu’elle estdéjà mariée ; et, au cas même où cela serait possible, si cene serait pas contraire à la morale ; et comment il aurait àorganiser sa vie. La vie qu’il imaginait n’était faite qued’instants d’amour et de volupté. Le véritable amour contient ensoi-même tant de sainteté, de pureté, de force, d’audace etd’indépendance, qu’il ne conçoit ni bassesse, ni obstacle, ni aucunaspect matériel de la vie…
Les traîneaux s’arrêtèrent soudain. La rupturedu mouvement monotone qui le berçait réveilla Serge.