Contes et Nouvelles – Tome II

HISTOIRE DE LA JOURNÉE D’HIER

[Note – 1851. Traduit par M. etM. Eristov, Paris, Paul Dupont, 1947.]

 

J’écris l’histoire de la journée d’hier, nonque cette journée fût en soi remarquable, mais parce que, depuislongtemps déjà, je désirais retracer tout au long la suite desimpressions dont est faite une journée.

Dieu seul sait combien sont diverses etcurieusement assemblées, combien de pensées suscitent en nous cesimpressions vagues, obscures, mais cependant compréhensibles ànotre âme. S’il était possible de les raconter de telle sorte quechacun les pût lire comme s’il les eût lui-même écrites et qu’ils’y retrouvât tout entier, ce serait là un livre fort instructif etd’un puissant intérêt ; pour écrire un tel livre, certes, iln’y aurait pas assez d’encre sur la terre, ni assez de typographespour le composer.

Hier, je me suis levé tard – dix heures moinsle quart – pour la simple raison que je m’étais couché aprèsminuit. Depuis longtemps déjà je me suis fixé pour règle de ne pasy me coucher après minuit, et cependant, trois fois par semaineenviron, il m’arrive d’enfreindre cette règle ; mais, selonles circonstances, je classe ce genre de délits soit parmi lescrimes, soit parmi les fautes vénielles. Hier, voici quelles furentles circonstances (ici je prie le lecteur de m’excuser, car je vaisêtre obligé de conter ce qui m’est arrivé avant-hier – lesromanciers souvent n’écrivent-ils pas de longues histoires qui onttrait aux générations antérieures à leurs héros ?) :j’avais joué aux cartes, mais nullement par passion du jeu, commeon pourrait être tenté de le croire, il y avait là, en moi, à peuprès autant de passion pour le jeu, qu’il y a de passion pour lapromenade en celui qui danse une polonaise !

Parmi tant d’autres conseils qu’il donnait, etque personne ne voulait suivre, Jean-Jacques Rousseau proposaitqu’en société on jouât au bilboquet afin d’avoir les mainsoccupées. Mais ceci ne suffit pas en société, il convient aussi quela tête soit occupée ou tout au moins s’absorbe en partie à quelqueexercice qui laisse le loisir ou de parler ou de se taire. Un telexercice, mais le voici tout trouve ! C’est le jeu decartes.

Les gens de la vieille génération se plaignentque l’art de la conversation disparaisse. Je ne sais ce qu’étaientles hommes de la génération passée (sans doute étaient-ils toutpareils à nous) mais, ce que je puis affirmer, c’est que laconversation n’est pas quelque chose qui existe en soi. Laconversation, en tant qu’occupation, est une invention stupide. Etce n’est point du tout le manque d’esprit qui tue la conversationmais l’égoïsme, chacun veut parler de soi ou de ce qui lepréoccupe, et si l’un parle et que l’autre écoute, ce n’est plusune conversation, mais une leçon. Si deux hommes intéressés par lesmêmes questions se rencontrent, il suffit que survienne un tierspour tout gâcher, ce dernier s’en mêle, il faut lui donner part audébat et toute la conversation va au diable.

Il arrive aussi qu’une conversation s’engageentre deux personnes préoccupées des mêmes sujets et que nulimportun ne les vienne déranger, là, c’est pire encore, chacunparle de la même chose, mais en se plaçant à son propre point devue, en ajustant tout à sa mesure, plus la conversation seprolonge, plus l’un s’éloigne de l’autre, jusqu’à ce que chacuns’aperçoive qu’il ne parle plus, mais prêche, se prenant soi-même àtémoin de ce qu’il avance et que, faisant de même, soninterlocuteur ne l’écoute pas. Vous est-il déjà arrivé de prendrepart au jeu des œufs pendant la semaine sainte ? Vous lancezsur une planchette inclinée deux œufs semblables, en ayant soind’orienter inversement leurs pointes, ils rouleront d’abord dans lamême direction, mais bientôt chacun s’en ira dans le sens indiquépar sa pointe. Rien ne ressemble davantage à ce jeu qu’uneconversation, seules les coques vides roulent à grand bruit mais nevont pas loin, les œufs pleins et bien pointus, eux, roulent Dieusait où, mais vous n’en trouverez pas deux qui suivront le mêmechemin. Chacun a sa pointe.

Je ne parle pas de ces conversations quis’engagent parce qu’il serait impoli de ne pas parler, comme ilserait inconvenant de sortir sans cravate. L’un pense « Voussavez fort bien que ce dont je parle ne m’intéresse nullement, maisil faut bien dire quelque chose » Et l’autre « Parledonc, mon pauvre ami, puisqu’il le faut ! »

Ce n’est plus une conversation, mais plutôtquelque chose qui ressemble à l’habit noir, aux cartes de visite etaux gants, c’est une affaire de convenances.

En jouant aux cartes, par contre, on peut sedispenser de parler, ou bien se donner de temps à autre de petitessatisfactions d’amour-propre en lançant un bon mot, sans pour celaêtre obligé de poursuivre sur le même ton, comme dans une sociétéqui ne s’est réunie que pour le plaisir de converser.

Il faut garder la dernière cartouche pour ledernier tour, pour l’instant où l’on prend son chapeau, c’est alorsle moment de faire éclater le feu d’artifice, de donner toute saréserve comme un cheval de course qui touche au but, sinon vousparaîtrez terne et pauvre. J’ai remarqué que, non seulement lesgens intelligents, mais encore ceux qui passent pour brillants etspirituels en société, gâchent souvent leur charme, pour ne passavoir graduer leurs effets. Si l’on s’enflamme trop vite, si l’onparle jusqu’à s’épuiser, jusqu’à n’avoir plus même envie derépondre, la dernière impression de l’auditoire sera « Dieu,quelle bûche ! »

Lorsqu’on joue aux cartes, voilà une chose quine saurait arriver, il vous est loisible de vous taire sansencourir nulle critique. En outre, il arrive aussi que des femmesjeunes prennent part au jeu, et que peut-on désirer de mieux que derester deux à trois heures aux côtés d’une jolie femme ?

Voici : je jouais donc aux cartes ;j’étais assis tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en face etpartout je me trouvais bien. Cela dura jusqu’à minuit moins lequart. On avait joué trois parties.

Pourquoi cette femme m’aime-t-elle ?…(comme j’aurais voulu mettre ici un point !) Cela me trouble,d’autant plus qu’en sa présence je ne me sens pas à mon aise :tantôt il me semble que mes mains ne sont pas tout à fait propres,tantôt que je suis mal assis ; tantôt c’est un bouton sur lajoue (justement celle qui est tournée de son côté) qui metracasse.

Pourtant il me semble qu’elle n’y est pourrien ; c’est moi qui ne suis jamais à mon aise avec les gensque je n’aime pas ou que j’aime trop. Pourquoi cela ? C’estbien simple : parce que j’ai envie de montrer aux uns que jene les aime pas et aux autres que je les aime ; et montrer ceque l’on ressent n’est pas chose aisée. Chez moi, en tout cas, celaréussit toujours à l’inverse. Quand je veux être froid, il mesemble que je le suis à l’excès et je deviens alors tropaimable ; s’il s’agit au contraire des gens que j’aime – etque j’aime infiniment – à la seule pensée qu’ils pourraient croireque je ne les aime pas, je me trouble et deviens sec etbrusque.

Elle est pour moi, femme, parce qu’ellepossède toutes ces charmantes qualités qui nous forcent à aimer lesfemmes ou, pour mieux dire, à l’aimer, elle – en un mot parce queje l’aime. Mais la pensée qu’elle puisse appartenir à un homme neme trouble nullement ; cela ne me vient même pas à l’esprit.Elle a la mauvaise habitude (un peu sotte) de roucouler avec sonmari, même en société ; mais cela m’est complètementindifférent – aussi indifférent que si elle embrassait le poêle oula table.

Elle joue avec le monde et trouve toujours uneattitude qui correspond à chaque circonstance de la vie. Elle estcoquette. Non ! pas seulement coquette ; elle aime àplaire, même à faire tourner les têtes, je rejette le mot« coquette » parce que ce mot, ou en tout cas l’idée quis’y attache, a quelque chose de malveillant. À mon avis, étaler sanudité, mentir en amour, ce n’est pas de la coquetterie, c’est toutsimplement de la vulgarité, de la bassesse. Mais avoir le désir deplaire et de faire tourner les têtes, voilà qui n’a rien de laid,au contraire ; cela ne fait de mal à personne – car il n’y aplus de Werther – et c’est la source d’un plaisir innocent pourcelle qui en est animée, comme pour ceux qui le subissent. Ainsi,moi par exemple, je suis très heureux qu’elle me plaise et jen’aspire à rien d’autre.

Et puis, il y a deux genres decoquetterie : l’une intelligente, l’autre sotte. Lacoquetterie intelligente est celle qui ne se remarque pas, que l’onne peut jamais prendre sur le fait. La coquetterie sotte aucontraire ne dissimule rien ; voici comment elle parle :« Je ne suis pas très belle, mais, voyez, j’ai des jambesmagnifiques. Regardez-les quand je monte en voiture. Avez-vousvu ? Ne sont-elles pas belles ? » – « Vosjambes sont peut-être belles, mais je ne les ai pas remarquéesparce que vous me les avez montrées. »

Et la coquetterie intelligente dit :« Il m’est complètement indifférent que vous me regardiez ounon ; j’ai chaud, c’est pourquoi j’ai enlevé monchapeau. » – « Mais, je vois tout. » – « Et quevoulez-vous que cela me fasse ? »

Dans la coquetterie intelligente, tout estinnocent et spirituel.

Je regardai ma montre et me levai. C’estétonnant ! Je n’ai jamais vu son regard se poser sur moi,excepté quand je lui parle ; et cependant, aucun de mesmouvements ne lui échappe.

– Tiens, vous avez une montrerose !

Je fus extrêmement froissé qu’elle eût trouvéma montre Breguet, rose. Sans doute mon dépit fut-il très visible,car, lorsque je répliquai que c’était une très belle montre, ellese troubla à son tour. Je pense qu’elle regrettait d’avoir ditquelque chose qui m’ait déplu. Nous comprîmes l’un et l’autrecombien tout cela était ridicule et un sourire glissa sur noslèvres. Il m’était très agréable de sentir qu’ensemble nous avionséprouvé le même trouble et qu’ensemble nous avions souri – ensomme, que nous avions fait ensemble une sottise. J’aime cesrelations mystérieuses qui s’expriment par un sourire, par unregard et qui ne se peuvent expliquer ; non que l’un comprennel’autre, mais chacun comprend que l’autre comprend, qu’il lecomprend, etc. Voulait-elle mettre fin à cette conversation sidouce pour moi ? Voulait-elle voir comment je refuserais ousavoir si je refuserais de continuer le jeu ? Elle regarda leschiffres écrits sur la table, prit une craie, dessina une figurequi ne pouvait prétendre à être ni mathématique ni artistique et,glissant son regard entre son mari et moi, elle dit :

– Faisons encore une partie.

J’étais si absorbé dans la contemplation, nonseulement de ses mouvements, mais de cette chose indéfinissableappelée charme, que mon imagination, partie Dieu sait où,ne put revenir à temps pour orner mes mots d’une formule heureuse.Je dis tout simplement :

– Non, je ne puis pas.

À peine avais-je prononcé cette phrase que jecommençai à me repentir – c’est-à-dire, non pas moi tout entier,mais une parcelle de moi. Il n’est pas une seule de nos actions quine soit condamnée par une quelconque parcelle de notre âme :par contre, il s’en trouvera toujours une autre pour lesjustifier : « Qu’est-ce que cela fait si tu te couchesaprès minuit ? Es-tu sûr d’avoir encore l’occasion de passerune soirée aussi agréable ? »

Sans doute cette parcelle parlait-elle avecbeaucoup d’éloquence et de conviction (il m’est malheureusementimpossible de retranscrire ce langage avec exactitude), car je fussaisi de crainte et commençai à chercher des arguments :« Premièrement, tu n’éprouves pas un si grand plaisir, medisais-je ; elle ne te plaît nullement et, de plus, tu tetrouves dans une situation embarrassante : tu as déjà dit quetu ne pouvais rester ; tu te perds dans son estime… »

– Comme il est aimable, ce jeunehomme !

Cette phrase qui suivit immédiatement lamienne interrompit mes pensées, je commençai à m’excuser, disantqu’il m’était impossible d’accepter ; mais, comme de tellesphrases se prononcent sans qu’il soit besoin d’y réfléchir, jecontinuai à laisser courir mes pensées. Il me plaît infinimentqu’elle parle de moi à la troisième personne ; en allemand ceserait grossier, mais, même en allemand, cela m’aurait plu.Pourquoi ne trouve-t-elle pas une manière convenable de s’adresserà moi ? Elle paraît gênée de m’appeler par mon prénom, par monnom ou par mon titre. Ou bien est-ce parce que…

– Reste à dîner avec nous, dit sonmari.

Absorbé que j’étais par mes réflexions sur lesformules de la troisième personne, je n’avais pas remarqué commentmon corps, après s’être excusé de ne pouvoir rester, déposait denouveau le chapeau, et s’installait tranquillement dans unfauteuil. De toute évidence la partie spirituelle de mon moi neparticipait aucunement à cette ineptie.

J’étais très contrarié et recommençais à mefaire des reproches quand une circonstance très agréable vint medistraire. La jeune femme s’était mise à dessiner quelque choseavec une grande attention – quelque chose que je ne pouvais voir –puis elle souleva la craie un peu plus haut qu’il ne le fallait, laposa sur la table et, s’appuyant des bras sur le divan où elleétait assise, s’adossa en se laissant glisser légèrement ;elle leva la tête – une tête au contour fin et ovale, aux yeuxnoirs mi-clos mais énergiques, au nez droit et mince ; labouche surtout était ravissante, accordant son expression à celledes yeux, et exprimant toujours quelque chose de nouveau.

En cet instant, que signifiait cettebouche ? Il y avait là de la songerie, de l’ironie, de lamièvrerie, une envie de rire contenue, de la dignité et du caprice,de l’intelligence et de la sottise, de la passion et de l’apathie.Et que n’exprimait-elle encore !…

Son mari sortit à ce moment, sans doute pourcommander le dîner. Quand on me laisse seul avec elle, je suistoujours saisi d’une sorte d’effroi et pris d’angoisse. En suivantdes yeux ceux qui partent, je me sens aussi mal à l’aise quelorsque, dans la cinquième figure du quadrille, je vois ma danseusepasser de l’autre côté et qu’il me faut rester seul. Je suis sûrqu’il était moins douloureux à Napoléon de voir, à Leipzig, lesSaxons passer à l’ennemi, qu’à moi, dans ma prime jeunesse,d’assister à cette évolution cruelle. Le moyen dont j’use auquadrille me sert aussi dans le cas dont je viens de parler :je fais semblant de ne pas remarquer que je suis resté seul.

La conversation commencée avant le départ dumari se termina ; je répétai les derniers mots que j’avaisprononcés, en ajoutant seulement :

– N’est-ce pas ainsi ?

Et elle se contenta de dire« oui ».

Mais ici commença une autre conversation,silencieuse, celle-là.

Elle : « Je sais pourquoi vousrépétez ce que vous avez déjà dit : vous êtes troublé et vousvoyez que je le suis également. Pour que nous ayons l’air occupés,vous avez prononcé quelques mots ; je vous remercie beaucoupde cette attention, mais, entre nous, ce que vous avez dit, n’étaitpas bien intelligent. »

Moi : « C’est vrai, votre remarqueest juste, mais je me demande pourquoi vous êtes troublée.Pensez-vous qu’étant seul avec vous, je vais vous dire des chosesqui vous seront désagréables ? Et pour vous prouver que jesuis prêt à vous sacrifier tous mes plaisirs, bien que cetteconversation muette me soit extrêmement agréable, je vais parler àhaute vois ; ou, plutôt, commencez vous-même. »

Elle : « Vous levoulez ? »

À peine ma bouche se disposait-elle àprononcer de ces vagues paroles qui laissent le loisir de penser àtout autre chose, qu’elle s’engagea dans une conversation à hautevoix – conversation qui aurait pu se prolonger très longtemps. Maisdans une situation comme celle-là les sujets les plus intéressantstombent dans le vide, car c’est l’autre conversation quise poursuit. Après avoir, chacun à notre tour, prononcé une phrase,nous nous tûmes encore. Et voici l’autre conversation :

Moi : « Non, impossible deparler ! Je vois que vous êtes troublée. Il serait préférableque votre mari revînt. »

Elle (à haute voix, s’adressant à undomestique) : – Où est Ivan Ivanovitch ? Priez-le devenir.

Si quelqu’un a des doutes sur le fait qu’unetelle conversation mystérieuse puisse avoir lieu, je lui endonnerai pour preuve ce qui suit.

« Je suis très content que nous soyonsseuls – continuai-je de la même manière – je vous ferai remarquerque, souvent, votre méfiance me blesse ; s’il m’arrive parhasard que mon pied effleure le vôtre, vous vous empressez aussitôtde vous excuser, sans me laisser le soin de le faire moi-même, bienque j’aie à peine eu le temps de m’apercevoir qu’il s’agissait devotre pied. Je ne suis pas aussi prompt que vous, et vous, vouspensez que je manque de délicatesse. »

Le mari venait de rentrer dans la pièce. Ondîna, on bavarda et, à minuit et demi, je pris congé.

C’est le printemps ; nous sommes le 25mars. La nuit est douce et claire. En face, au-dessus du toit rouged’une grande maison blanche, se lève le jeune croissant de la lune.Il ne reste que de rares traces de neige.

– Fais avancer !

Mes traîneaux étaient seuls à attendre dans larue et Dmitri savait bien, sans que le valet eût besoin de lehéler, que j’allais sortir ; en effet j’avais reconnu le bruitde ses lèvres, semblable au bruit d’un baiser dans l’obscurité – cebruit dont il se servait d’ordinaire pour stimuler le petit chevalet l’aider à faire démarrer le traîneau sur les pavés où les patinsgrinçaient et crissaient désagréablement. Le traîneaus’avança ; le valet m’offrit son bras pour m’aider àtraverser. Sans lui, j’aurais tout simplement sauté dans letraîneau ; mais, pour ne pas froisser le bonhomme, je marchailentement, de sorte que je défonçai la mince couche de glace quicouvrait une mare et me mouillai les pieds :

– Merci, mon ami ! Eh bien, Dmitri,il gèle ?

– Eh ! oui, toutes les nuits,maintenant, ça va geler !

C’est stupide ! Pourquoi avais-je besoinde le questionner ? Mais non, cela n’a rien de stupide !Tu as envie de parler, tu veux bavarder avec quelqu’un parce que tues de bonne humeur. Et pourquoi suis-je de bonne humeur ? Sij’étais monté en traîneau une demi-heure plus tôt, je n’auraiscertainement pas eu le désir de parler. Mais maintenant, te voilàjoyeux parce que tu as beaucoup parlé avant ton départ, parce quele mari en te reconduisant t’a dit : « Quand nousreverrons-nous ? », parce que le valet, qui pourtantempestait l’ail, s’est empressé auprès de toi (il faut dire qu’unjour, je lui avais donné un rouble).

Dans tous nos souvenirs, les faitsintermédiaires s’effacent ; seules demeurent la première et ladernière impression – et surtout la dernière. De là sans doutevient cette très jolie coutume qui veut que le maître de maisonaccompagne son hôte jusqu’à la porte, et là, en le saluant, luiadresse quelques mots aimables, quel que soit le degré d’intimitéde leurs relations. Contrevenir à cette règle serait malséant.Ainsi : « Quand nous verrons-nous à nouveau ? »ne signifie rien, mais l’amour-propre de l’invité traduit ainsicette formule : « quand ? » signifie :« venez au plus vite » ; « nous »signifie : « moi et ma femme qui sera elle aussi trèsheureuse de te voir » ; « verrons-nous ànouveau » signifie : « nous avons passé avec toi unesoirée charmante, fais-nous encore une fois ce plaisir ». Etl’hôte part ainsi sur une impression agréable.

Il est indispensable, surtout dans les maisonsmal organisées, où les valets et, en particulier, le portier (c’estcelui des domestiques qui laisse la première et la dernièreimpression) ne sont pas très stylés – il est indispensable, dis-je,de distribuer des pourboires. Les domestiques vous accueillerontalors et vous reconduiront comme un familier, et leur empressement,dont la source est cinquante kopecks, peut se traduireainsi :

« Ici tout le monde vous aime et vousrespecte, c’est pourquoi tout en étant agréables à nos maîtres,nous pouvons prendre soin de vous. »

Même si c’est le valet seul qui vous aime etvous respecte, cela vous est cependant agréable. Et qu’importe sil’on se trompe ? Si l’on ne se trompait pas, il n’y auraitpas…

– Tu perds le nord, ma parole !

Dmitri nous conduisait lentement etprudemment, le long du boulevard, évitant la glace et tenant sadroite, lorsque soudain un « loup-garou » (Dmitri ne l’abaptisé ainsi que quelques instants plus tard), conduisant unecalèche, nous accrocha. On se tira d’affaire comme on put et ce futseulement dix pas plus loin que Dmitri s’écria :

– En voilà un loup-garou ! il neconnaît même pas sa main droite !

N’allez pas croire que Dmitri était un hommetimide ou peu prompt à la riposte ! Tout au contraire :bien qu’il fût de petite taille et ne portât pas de barbe (il negardait que la moustache), il avait une profonde conscience de sadignité et accomplissait strictement son devoir ; la cause desa défaillance dans le cas présent tenait à deuxcirconstances : premièrement, Dmitri avait eu l’habitude deconduire des équipages qui inspiraient le respect ; mais nousen avions alors un bien piteux, attelé d’un tout petit cheval dansdes brancards si longs que l’on avait peine à atteindre avec lefouet cette haridelle dont les jambes arrière se démenaientmaladroitement. Il est évident que tout cela ne faisait pas un trèsbrillant ni très imposant ensemble et Dmitri en souffrait à telpoint que cela risquait de lui faire perdre le sentiment de sadignité. Et deuxièmement, ma question au sujet du gel lui avaitrappelé, je pense, les questions que l’on pose d’habitude enautomne, au départ pour la chasse. Dmitri était grandchasseur ; sans doute, s’était-il pris à rêver de la chasse,et de ce fait en avait oublié d’invectiver le cocher qui ne tenaitpas sa droite. Entre cochers – comme d’ailleurs partout – la raisonest du côté de celui qui, le premier, a crié le plus fort. Il y acependant des exceptions : par exemple, Vanka le cocher defiacre, ne s’emportera jamais contre une voiture de maître ;un attelage à un cheval, si élégant qu’il soit, serait mal venu des’en prendre à un attelage à quatre chevaux. Tout cela, il estvrai, dépend du caractère de chacun, des circonstances, mais avanttout de la personnalité du cocher. Un jour, à Toula, j’eus unexemple frappant de l’influence que, grâce à son audace, un hommepeut exercer sur un autre. C’était pendant un défilé decarnaval : traîneaux à deux chevaux, à quatre chevaux,calèches, trotteurs, pur-sang – tout cela défilait noblement lelong de la rue de Kiev, suivi d’une foule de piétons. Tout à coupun cri retentit, venant d’une rue transversale :

– Hé ! là ! Hé !attention ! Rangez-vous, que diable ! lançait une voixforte et assurée.

Involontairement, avec un ensemble parfait,les piétons s’étaient écartés, les attelages avaient freiné. Et quepensez-vous que l’on vit apparaître ? Un cocher de fiacre toutdépenaillé, debout sur son traîneau disloqué et qui faisaittournoyer un bout de rêne au-dessus de sa tête ; il traversala rue avec son carcan et disparut avant que quiconque fût revenude sa surprise. Les agents de police eux-mêmes riaient à gorgedéployée.

Dmitri, bien que de tempérament emporté etayant le juron facile, est doué d’un cœur excellent et prend pitiédes animaux. Il se sert du fouet, non pour stimuler le cheval – cequi ne serait pas digne d’un bon cocher – mais seulement pour lecorriger (par exemple si le cheval piaffe trop impatiemment devantle portail). Tout à l’heure encore, j’ai eu l’occasion de faire àce sujet quelques remarques. Pour passer d’une rue à l’autre, notrecheval avait toutes les peines du monde à éviter les amoncellementsde neige et, aux mouvements désespérés du dos de Dmitri, auclaquement de ses lèvres, je compris qu’il était dans une situationdifficile. Frapper avec le fouet ? Il n’en avait pasl’habitude ! Et cependant si le cheval s’était arrêté, il enaurait été profondément mortifié, bien qu’il n’y eût là personnepour lui lancer un : « donne-lui donc sonpicotin ! » ou autre quolibet du même genre. Voilà lapreuve que Dmitri obéit davantage à sa conscience du devoir qu’à savanité.

J’ai souvent réfléchi aux différentes manièresd’être des cochers entre eux, à leur présence d’esprit, à leuringéniosité, à leur fierté. Sans doute, lorsqu’ils se réunissent,se reconnaissent-ils, et il y a fort à parier que ceux qui se sontdisputés deviennent alors les meilleurs amis du monde. Ici-bas,tout est intéressant et, en particulier, les relations des hommesappartenant à des milieux qui nous sont étrangers.

Si les équipages suivent la même direction, ladispute se prolonge ; celui qui a lancé l’injure s’efforce dedépasser sa victime ou bien de rester en arrière ; l’autreparfois réussit à lui démontrer ses torts et prend le dessus ;au demeurant, quand on va dans la même direction, l’avantage resteà celui dont les chevaux sont les plus rapides.

L’attitude des maîtres entre eux et envers lescochers, au cours de semblables incidents, ne manque pas non plusd’intérêt.

– Eh là ! canaille ! Oùvas-tu ?

Quand cela s’adresse à l’équipage tout entier,involontairement, les maîtres prennent un air sérieux, gai ouinsouciant – bref, un air qu’ils n’avaient pas auparavant. Il estvisible qu’ils auraient de beaucoup préféré que la situation fûtinverse. J’ai remarqué notamment que les maîtres portant moustachessont particulièrement sensibles aux affronts faits à leurséquipages.

– Qui va là ?

C’est une sentinelle qui a crié – cette mêmesentinelle qui, ce matin, avait été, sous mes yeux, vertementremise en place par un cocher. Une calèche stationnait à la ported’un immeuble, juste en face de la guérite de la sentinelle. Unmagnifique cocher à barbe rousse, assis sur ses rênes et les coudesappuyés sur ses genoux, se chauffait le dos au soleil. De touteévidence, il prenait à cela grand plaisir, car ses yeux étaientbéatement mi-clos. En face, la sentinelle faisait les cent pasdevant sa guérite, et, du bout de sa hallebarde, s’efforçait deremettre en place une planche qui recouvrait une flaque. Tout àcoup quelque chose lui déplut ; était-ce la calèche quirestait là ? Ou bien enviait-il le cocher qui se chauffait sitranquillement au soleil, ou tout simplement la langue luidémangeait-elle ? Frappant de sa hallebarde sur la planche, ilcria :

– Hé ! toi là-bas, tu barres laroute !

Le cocher entrouvrit l’œil gauche, lorgna surla sentinelle et rabaissa aussitôt sa paupière.

– C’est à toi qu’on parle ! Va-t’ende là ! Aucun effet.

– Es-tu sourd ? Circule, tedis-je !

La sentinelle, voyant qu’elle n’obtenait pasde réponse, s’approcha, se préparant à dire quelque chose decinglant. À ce moment, le cocher se redressa, arrangea les rêneset, tournant ses yeux somnolents vers la sentinelle, luilança :

– As-tu fini de brailler ?Regardez-moi cet imbécile ! On n’a même pas voulu lui confierun fusil ! Qu’est-ce que tu as à braire ?

– Circule !

Le cocher acheva de se réveiller, puis fitavancer sa voiture. Je lançai un coup d’œil à la sentinelle quigrommela et me jeta un regard furieux ; il lui étaitapparemment fort désagréable de voir que j’avais tout entendu et delire dans mon regard une certaine désapprobation. Je sais qu’iln’est, pour un homme, plus grand affront que de lui laisserentendre que l’on a tout vu, mais que l’on préfère ne rien dire. Jeme sentis gêné pour la sentinelle ; j’eus pitié d’elle etm’éloignai.

Ce que j’aime aussi dans Dmitri, c’est safaculté d’inventer des sobriquets ; cela m’amusebeaucoup : « Eh ! range-toi donc, Chapeau !Subalterne ! Barbe ! Attention, juge ! Gare-toi,Blanchisseuse ! Va donc, eh ! Vétérinaire ! Tadroite, Figure ! Attention, Moussié ! » La facultéqu’a le Russe de trouver un sobriquet blessant pour un homme qu’ilvoit pour la première fois – et non seulement pour l’homme, maisencore pour la classe sociale à laquelle il appartient – estquelque chose d’étonnant. Le petit bourgeois devient un« écorcheur de chat » (comme si tous les petits bourgeoismangeaient des chats) ; le valet de chambre, un« lèche-plat » ; le cocher, un« mangeur-de-rênes », etc.… On ne peut tout énumérer.Quand un Russe se querelle avec un homme qu’il voit pour lapremière fois, il lui trouve immédiatement un nom qui le toucheraau vif : « chien-borgne »,« diable-loucheur »,« canaille-lippue », « nez-en-l’air ».Il faut en avoir fait soi-même l’expérience pour savoir à quelpoint cela tombe juste. Je n’oublierai jamais le camouflet que jereçus un jour : un Russe avait dit de moi en monabsence : « Ah ! l’homme aux dentsclairsemées ! » (il faut dire que j’ai en effet de trèsmauvaises dents cariées et espacées).

Me voici arrivé à la maison.

Dmitri s’est précipité de son siège pourcourir ouvrir la porte cochère, et moi je me suis précipité pourpasser par la petite porte. Chaque fois c’est le même manège :je me hâte de rentrer, selon mon habitude ; lui s’empresse deme conduire jusqu’au perron, selon sa routine.

Il me faut sonner longtemps ; la bougiecoule et Prove, mon vieux domestique, s’est endormi. Tout ensonnant, je pensais : « Pourquoi ai-je toujours unecertaine répugnance à rentrer à la maison, quel que soit l’endroitoù j’habite ? Je suis las de voir toujours ce même Prove à lamême place, de voir la même bougie, les mêmes taches sur lestentures, les mêmes tableaux ; tout cela fait naître en moiune infinie tristesse. Ce sont les papiers peints et les tableauxqui m’agacent le plus parce qu’ils ont la prétention d’êtredivertissants, et pourtant il suffit de les avoir vus pendant deuxjours pour qu’ils deviennent plus ennuyeux que des murs blancs.Cette impression désagréable que j’éprouve en rentrant chez moivient probablement de ce que l’homme n’est pas fait pour vivrecélibataire à vingt-deux ans.

C’eût été bien différent sans doute si l’onavait pu demander à Prove (qui aurait sursauté et frappé leplancher de ses bottes pour montrer qu’il attendait depuislongtemps et qu’il faisait bien son service) :

– Ouvre. Madame est-ellecouchée ?

– Non, Madame lit.

C’eût été autre chose de pouvoir prendre entreses deux mains une petite tête ; de la tenir devant soi, del’admirer, de l’embrasser, de la regarder à nouveau et à nouveau del’embrasser. Il ne serait pas ennuyeux alors de rentrer aufoyer ! Mais maintenant, je n’ai qu’une seule question à poserà Prove pour lui montrer que je suis certain qu’en mon absence ilne dort jamais.

– Quelqu’un est-il venu ?

– Personne, monsieur !

Et invariablement Prove répond à ma questiond’une voix larmoyante et chaque fois j’ai envie de luidire :

– Pourquoi dis-tu cela d’une voixpleurarde ? Je suis très content que personne ne soitvenu.

Mais je me retiens, car Prove pourrait sefroisser, et c’est malgré tout un brave homme.

Habituellement, le soir, j’écris mon journalet je fais les comptes de la journée. Aujourd’hui, je n’ai riendépensé puisque je n’avais pas d’argent. Donc pas de compte àfaire. Quant au journal, c’est autre chose ; je devraisécrire, mais il est tard ; je remets à demain.

Souvent, j’entends dire de moi :« C’est un homme vain ; il vit sans but. »Certes ! Je me le dis moi-même souvent, non pour le plaisir derépéter les paroles des autres, mais parce que je sens au fond demoi qu’il est mal de vivre ainsi et qu’il faut avoir un but dans lavie.

Mais comment faire pour devenir « unhomme d’action et vivre avec un but » ? Me fixer un but,je n’y parviens pas ; j’ai déjà essayé plusieurs fois sanssuccès. Et puis, un but, cela ne s’invente pas ; il faudraiten découvrir un qui soit conforme à vos inclinations ; qui,bien que déjà existant, corresponde en vous à quelque chose deprofond. Or il me semblait avoir trouvé un tel but : acquérirune science universelle et développer en soi toutes les facultés.Le moyen le plus efficace d’y parvenir m’avait paru devoir être larédaction de notes et d’un « Journal-Franklin ».

Dans les notes, je confesse chaque jour toutce que j’ai fait de mauvais. Dans le« Journal-Franklin », toutes mes faiblesses sont classéespar colonnes : paresse, mensonge, gourmandise, indécision,prétention, sensualité, fierté, etc. Je reporte ainsi dans lescolonnes du journal, au moyen de petites croix, toutes les fautescommises et inscrites dans les notes quotidiennes.

Je commençai à me déshabiller et pensai :« Où sont ici la science universelle et le développement desfacultés et des vertus ? Est-ce par cette voie que tuparviendras à la vertu ? Où ce journal te mènera-t-il, lui quite sert uniquement à dénombrer tes faiblesses d’ailleursinnombrables et dont le nombre augmente tous les jours ; mêmesi tu parvenais à les anéantir, tu ne parviendrais jamais à lavertu. Tu te leurres et tu joues avec tout cela comme un enfantavec un jouet. Suffit-il à un peintre de savoir ce qu’il ne fautpas faire, pour devenir un bon peintre ?

» Et peut-on parvenir au bien ens’abstenant seulement de ce qui est mauvais ?

» Il ne suffit pas à l’agriculteur desarcler ses champs ; il lui faut aussi les labourer et lesensemencer. Pose-toi une règle de vertu et observe-la. »

Tout cela était dit par cette partie de monesprit dont le rôle est de faire la critique. Je devinspensif ; suffit-il d’anéantir la cause du mal, pour qu’ildevienne le bien ? Le bien est positif et non pas négatif.C’est pour cette raison que le mal peut être anéanti et non lebien. Le bien est toujours en notre âme, car l’âme est lebien ; le mal n’est qu’une greffe. Si le mal était anéanti, lebien s’épanouirait. La comparaison avec l’agriculteur, en fait, neconvient pas exactement, car celui-ci doit ensemencer, alors que,dans notre âme, le bien est déjà semé. Un artiste doit s’exercerpour atteindre à la perfection dans l’art, à condition qu’il ne seconforme pas à des règles négatives. Il doit rejeter l’arbitraire.Pour se perfectionner dans la vertu, point n’est besoind’exercices : l’exercice ici, c’est la vie.

Le froid est l’absence de chaleur ;l’absence de lumière, ce sont les ténèbres ; le mal estl’absence du bien. Pourquoi l’homme aime-t-il la chaleur, lalumière, le bien ? Parce qu’ils sont naturels. Les causes dela chaleur, de la lumière, du bien, sont le soleil et Dieu. Mais,de même qu’il ne peut y avoir de soleil sombre et froid, il ne peuty avoir de Dieu méchant. Nous voyons la lumière et ses rayons, nousen cherchons la cause, et nous disons que le soleil existe. Lalumière, la chaleur et la loi de gravitation nous leprouvent ; ceci dans le monde physique. Dans le monde moralnous voyons le bien, nous voyons son rayonnement, et la même loi degravitation vers quelque chose de plus haut, dont la source estDieu. Dépouillez le diamant de sa gangue grossière, et vous verrezson éclat ; rejetez la gangue des faiblesses, vous trouverezla vertu.

« Mais penses-tu vraiment que ce soientces vétilles notées dans ton journal qui t’empêchent d’êtrevertueux ? N’y a-t-il pas des passions plus graves ? Etd’où vient que, si souvent, se rencontrent dans les rubriques desmentions telles que celles-ci, poltronnerie, mensonge enverssoi-même ? On ne voit aucune amélioration, on ne remarqueaucun progrès. »

C’était encore là des remarques de l’espritcritique. Il est vrai que toutes les faiblesses que je note peuventêtre rangées en trois catégories (chacune comportant plusieursdegrés, les combinaisons sont infinies).

1° l’orgueil,

2° la faiblesse de volonté,

3° le manque de lucidité.

Mais dans ces catégories, il est difficile declasser toutes les faiblesses, résultant de ces combinaisons. Deplus, les deux premières catégories sont en voie de régression,tandis que la troisième, qui est indépendante, ne peut se modifierqu’avec le temps.

Ainsi aujourd’hui j’ai menti, apparemment sansraison : étant prié pour un dîner, j’ai d’abord carrémentrefusé, alléguant ensuite une leçon.

– Quelle leçon ?

– Une leçon d’anglais.

Il s’agissait en réalité d’une leçon degymnastique.

Les raisons de ce mensonge ?

1° manque de lucidité, je ne m’aperçus pastout de suite que je mentais bêtement.

2° manque de volonté, j’hésitai d’abord avantde donner la raison de mon refus.

3° orgueil stupide, il me sembla que la leçond’anglais était un prétexte plus honorable que la leçon degymnastique.

La vertu ne consiste-t-elle qu’à corriger lesfaiblesses qui vous discréditent ? La vertu, au contraire,semblerait impliquer le renoncement à soi-même. Eh bien !non ! C’est là une erreur ! La vertu donne le bonheur,parce que le bonheur donne la vertu. Chaque fois que j’écris monjournal avec une parfaite franchise, mes faiblesses ne m’irritentaucunement ; il me semble que, une fois avouées, elles cessentd’exister. Et c’est une sensation très agréable.

Je fis ma prière et me couchai. Le soir jeprie mieux que le matin. Je comprends mieux ce que je dis et leressens plus intensément. Le soir, je n’ai pas peur de moi-même,tandis que le matin me trouve plein d’angoisse : trop dechoses nouvelles m’attendent.

Que le sommeil est donc une chosemerveilleuse, et dans toutes ses phases la préparation,l’assoupissement et le sommeil lui-même ! À peine couché, jepensai : « Quel délice de s’envelopper bien chaudement etd’oublier jusqu’à sa propre existence ! » Mais à peinecommençai-je à m’endormir, que je me souvins tout à coup qu’ilétait agréable de s’endormir et je m’éveillai. Toutes les délicesdu corps sont anéanties par la conscience. Il ne faut pas prendreconscience, le charme était rompu et je ne parvins plus àm’endormir. Quel ennui ! Pourquoi Dieu nous a-t-il donné laconscience, puisqu’elle nous empêche de vivre ? Lesjouissances morales se ressentent plus intensément quand elles sontconscientes, il est vrai. Raisonnant ainsi, je me retournai et, parce mouvement, me découvris. Quelle sensation désagréable que de setrouver dans l’obscurité ! Il me sembla que ma jambe étaitsoudain à la merci d’un contact brûlant ou glacial. Je me recouvrisen toute hâte en me bordant soigneusement. Je m’enfouis la têtedans l’oreiller et commençai à m’endormir en implorant :

– Morphée, prends-moi dans tesbras ! (Je serais volontiers devenu le prêtre de cettedivinité.)

Vous souvenez-vous de l’indignation de cettedame, à laquelle quelqu’un avait dit : « Quand jesuis passé chez vous, vous étiez encore dans les bras deMorphée » ? Elle assimilait Morphée à un nomquelconque, André ou Malafée. Quel drôle de nom ! Mais quel’expression dans les bras est donc belle ! Je mereprésentai très nettement cette situation, et mieux encore lesbras eux-mêmes des bras nus jusqu’aux épaules, avecdes fossettes, des bras potelés, sortant d’une chemise blanche,indiscrètement échancrée. Les bras sont en général quelque chose detrès joli et je pensai en particulier à certaine fossette de maconnaissance !

Je m’étirai et me souvins aussitôt que saintThomas interdisait qu’on le fît, Saint Thomas me fait penser àDietrichs.

Nous chevauchions côte à côte au cours d’unesplendide chasse à courre quand, tout près du stanovoï, Denika semit à crier. Naliote galopait ventre à terre à travers le seigle.Et la colère de Serge ! Il est chez sa sœur en ce moment.Quelle ravissante créature cette Macha ! Ah ! Si jel’avais pour femme !

Morphée serait très beau, en chasseur, mais illui faudrait monter à cheval tout nu et comme on pourraitrencontrer une femme ! Il exagère un peu, ce saint Thomas. Lafemme menait toujours la chasse. Puis elle s’étira, mais en vain,cela doit être si bon pourtant d’être dans sesbras !

À ce moment, je m’endormis sans doutecomplètement. Je me vis encore essayant de rattraper la dame.Soudain, une montagne se dresse devant moi, je la renverse d’unepoussée de mes bras (mon oreiller venait de rouler à terre). Puisje rentre chez moi, le dîner n’est pas prêt. Pourquoi ce Vassiliprend-il des airs suffisants ? (Derrière la cloison, lagouvernante avait demandé. « Quel est donc cebruit ? », et la femme de chambre lui avait répondu. Àtravers le sommeil j’avais entendu tout cela, et c’étaitprobablement là ce qui avait provoqué mon rêve) Vassili entre. Toutle monde s’apprête à lui demander pourquoi le dîner n’est pas prêt,quand on s’aperçoit qu’il est en uniforme, l’épée au côté. Jeprends peur et me jette à ses genoux, en lui baisant les mains.Cela m’est aussi agréable que d’embrasser les mains de celle que jepoursuivais, et même davantage. Vassili, ne prêtant aucuneattention à ma personne, demande :

– Est-ce chargé ?

C’est le confiseur de Toula, Dietrichs, quirépond :

– C’est prêt ! Tire !

La salve part (C’était le volet qui battaitcontre le mur). Nous nous élançons, Vassili et moi, pour un tour dedanse, tout à coup je m’aperçois que ce n’est plus Vassili quej’enlace, mais elle ! Soudain, oh ! horreur ! monpantalon est devenu tellement court, que mes genoux nus sontvisibles. Ma torture est indescriptible (mes jambes s’étaientdécouvertes dans mon sommeil, et je n’arrivais pas à les recouvrir.J’y parvins enfin). Mais mon rêve n’était pas terminé. Nouscontinuons notre danse, à laquelle s’était également jointe lareine du Wurtemberg. Tout à coup, je ne puis me retenir d’attaquerune danse cosaque. On m’apporte enfin un manteau et des bottes.Mais ma situation est encore plus tragique, je me trouve maintenantsans pantalon du tout ! Il est impossible que tout ceci sepasse à l’état de veille ! Je dors sans doute.

Je m’éveillai, pour me rendormir aussitôt,bien qu’absorbé par mes réflexions. Derechef, mon imaginationrecommença à travailler, des tableaux, dans une suite très logique,défilèrent. Puis mon imagination s’endormit à son tour, les imagesdevinrent brumeuses et confuses, mon corps avait sombré dans lesommeil.

Le rêve se compose de la première et de ladernière impression de la conscience. Il me semblait que, souscette couverture, rien ni personne ne pouvait m’attendre. Lesommeil est un état dans lequel l’homme perd entièrementconscience. Mais le sommeil ne le gagnant que peu à peu, il perdconscience graduellement. La conscience n’est autre chose que cequ’on appelle d’habitude « âme », cependant ce qu’onentend par le mot âme est un élément simple, tandis qu’il y aautant de consciences que de parties distinctes dans l’être humain,c’est-à-dire trois :

1° la raison,

2° le sentiment,

3° le corps.

La raison est située à l’échelon supérieur,elle n’appartient qu’aux êtres évolués Les animaux et les êtres quileur ressemblent n’en ont pas. C’est elle qui s’engourdit lapremière. Le sentiment, qui, lui aussi, n’appartient qu’à l’espècehumaine, s’endort en second lieu. C’est le corps qui s’endort endernier et rarement d’une façon complète.

Les animaux ne connaissent pas cettegraduation, de même que les hommes qui ont perdu conscience soitsous l’empire d’une impression trop violente, soit en étatd’ivresse. Dès que l’on prend conscience que l’on est en train derêver, on sort de l’état de sommeil. Le souvenir du temps passé enrêve ne provient pas de la même source que celui de la vie active,c’est-à-dire de la mémoire. Ce n’est plus la faculté de reproduirenos impressions qui est en jeu mais celle de les grouper. Au réveilnous réunissons toutes les impressions ressenties au moment del’assoupissement et pendant le sommeil (l’homme ne dormant jamaiscomplètement), cela sous l’influence directe de l’impression qui acausé le réveil, celui-ci se poursuit graduellement selon le mêmeprocessus que celui de l’assoupissement, c’est-à-dire en commençantpar les facultés inférieures pour s’achever par la plus haute. Cephénomène se développe si rapidement, qu’il est difficile d’enprendre conscience. Habitués au rythme du temps qui marque ledéveloppement de la vie active, nous faisons de l’ensemble de cesimpressions le souvenir du temps qui s’est écoulé pendant notrerêve. Comment expliquer la durée du rêve – qui vous paraîtextraordinairement longue – alors que le rêve a précisément étédéclenché par la circonstance qui a provoqué le réveil ? Vousrêvez par exemple que vous partez pour la chasse, vous chargezvotre fusil, le gibier se lève, vous tirez, en réalité, le bruitque vous avez pris pour un coup de feu n’est autre que celuiproduit par une carafe que vous avez fait tomber en dormant. Oubien encore vous rêvez que vous allez voir votre ami N…, vousl’attendez enfin, arrive un domestique qui annonce N…. C’est enréalité la voix de votre propre domestique, qui vient vousréveiller.

Pourtant gardez-vous bien de croire à ceux quiveulent toujours voir dans les rêves des faits et des présagessignificatifs. Ces gens tirent leurs conclusions des racontars dediseurs de bonne aventure. Ils donnent à leurs rêves une formepréconçue, ajoutant de leur propre imagination ce qui manque, etomettant volontairement ce qui ne cadre pas avec cette forme. Unemère va vous raconter, par exemple, avoir rêvé que sa filles’envolait vers le ciel, en disant « Adieu, maman, je vaisprier pour vous ! » Sans doute a-t-elle tout simplementvu sa fille grimper sur un toit, sans prononcer une parole, etprendre soudain l’apparence du cuisinier Ivan, s’écriant« Vous n’arriverez pas à grimper jusqu’ici ! »

Si vous voulez vérifier cela, faitesl’expérience vous-même. Rappelez-vous toutes vos pensées, toutesles images qui ont pu se présenter à vous au moment où vous vousêtes endormi, ou mieux encore, faites-vous raconter, par quelqu’unqui a assisté à votre sommeil, toutes les circonstances qui ont puagir sur celui-ci, vous comprendrez alors pourquoi vous avez vuceci et non cela, dans votre rêve. Ces circonstances peuvent êtretrès nombreuses, elles dépendent de votre constitution, de l’étatde votre estomac, et de bien d’autres facteurs physiques. On ditque lorsque nous rêvons que nous volons ou que nous nageons, celasignifie que nous grandissons. Notez soigneusement pourquoi un jourvous nagez, tandis qu’un autre jour vous volez. Si vous voussouvenez de tout, l’explication sera aisée. Il est possibled’ailleurs que, par la force de l’habitude, et grâce à leurimagination, les gens qui ont accoutumé d’expliquer leurs rêvesselon une formule préconçue, arrivent à une combinaison parfaitec’est alors une preuve de plus à l’appui de ma théorie.

Si mon rêve avait été celui d’un de ces« devins », voici ce qu’il en aurait tiré :« J’ai vu saint Thomas courir, courir très longtemps, et commeje lui demandais : « Pourquoi courez-vous ? »Il me répondit : « Je cherche une fiancée. »

« Vous verrez, il se mariera sûrement, oualors nous recevrons une lettre de lui sous peu ! »

Remarquez aussi qu’il n’y a pas de gradationde temps dans les souvenirs. Dans le souvenir que vous gardez d’unrêve, vous vous rappelez en premier lieu ce que vous avez vu toutd’abord. Dès mon réveil, ce matin, je me rappelai mon rêve. Nousétions donc allés, mon frère et moi, à cette chasse à courre,durant laquelle nous nous sommes lancés à la poursuite d’une femmede la plus haute vertu ! Non ! avant de partir pour lachasse, saint Thomas était venu me demander pardon…

Il arrive fréquemment, au cours de la nuit,que l’on se réveille plusieurs fois. Mais ce ne sont que les deuxconsciences inférieures, celles du corps et du sentiment, quis’éveillent. Celles-ci s’endorment à nouveau, et les impressionsenregistrées pendant ce réveil s’ajoutent aux impressions du rêve,sans aucun ordre et sans suite logique. S’il arrivait que letroisième degré de la conscience, celui de la raison, se réveillât,pour se rendormir aussitôt, le rêve se scinderait en deux partiesbien distinctes.

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