Contes et Nouvelles – Tome II

V

« Oui, je voulais encore te demander,reprit Nekhludov, pourquoi, chez toi, le fumier n’est-il pasenlevé ?

– Eh ! Quel fumier chez moi, petitpère Votre Excellence ? Il n’y a rien à enlever. Et quelbétail ? Une petite jument et son poulain, le petit veau, jel’ai donné au garde, cet automne, voilà tout mon bétail.

– Comment donc, tu as si peu de bétail,et encore tu as donné le petit veau ? demanda le seigneurétonné.

– Et avec quoi le nourrir ?

– N’aurais-tu pas assez de paille pournourrir une vache ? Les autres en ont bien assez.

– Chez les autres, les terres sont àfumier, ma terre n’a que de l’argile, on ne peut rien faire.

– Alors, précisément, mets-la sous lefumier, pour qu’il n’y ait pas que de l’argile. La terre te donneradu blé, et tu auras de quoi nourrir le bétail.

– Mais puisque je n’ai pas de bétail,comment puis-je avoir du fumier ?

« C’est un étrange cercle vicieux »,pensait Nekhludov, mais il ne trouvait rien à conseiller aupaysan.

– Il faut encore dire, Votre Excellence,que ce n’est pas le fumier qui produit le blé, mais Dieu, continuaTchouris. Ainsi l’été, chez moi, sur mon champ non fumé, il y avaitsix meules de blé, et dans l’autre champ couvert de fumier, il n’yen avait qu’une. Il n’y a que Dieu, ajouta-t-il avec un soupir. Etle bétail ne peut vivre en notre cour, c’est la sixième année qu’ilne survit pas. En été un petit veau est crevé, l’autre je l’aivendu, nous n’avions pas de quoi manger, et l’année précédente, unesuperbe vache est tombée : on l’emmène du troupeau, ellen’avait rien… Tout à coup, elle chancela, la vapeur est sortie.C’est toujours ma déveine.

– Eh bien ! Frère, pour que tu nedises pas que tu n’as pas de bétail parce qu’il n’y a pas de quoile nourrir, et qu’il n’y a pas de quoi le nourrir parce qu’il n’y apas de bétail ; voilà pour acheter une vache, dit Nekhludov enrougissant et en tirant de sa poche une liasse de billets froissés,achète une vache à mon bonheur et prends de quoi la nourrir dansl’enclos, je donnerai des ordres. Veille donc à ce que dimancheprochain la vache soit chez toi, je reviendrai.

Tchouris, longtemps, en piétinant sur place,avec un sourire, ne tendit pas la main pour prendre l’argent queNekhludov posa au bout de la table en rougissant encore plus.

– Nous sommes très obligés à votre grâce,dit Tchouris avec son sourire ordinaire, un peu moqueur.

Sous la soupente, la vieille, par moments,soupirait lourdement et semblait réciter une prière.

Le jeune seigneur se sentit gêné, il se levaen hâte du banc, sortit et de la porte appela Tchouris. La vue d’unhomme à qui il avait fait du bien lui était si agréable qu’il nevoulait pas se séparer de lui trop vite.

– Je suis très heureux de t’aider, dit-ilen s’arrêtant près du puits, on peut t’aider, toi, parce que jesais que tu n’es pas paresseux, tu travailleras, je t’aiderai, etavec l’aide de Dieu tu te remettras.

– Oh ! Non seulement se remettre,Votre Excellence, dit Tchouris en prenant tout à coup un airsérieux et même sévère, comme s’il était très mécontent de lasupposition du seigneur, selon laquelle il pourrait se relever.Quand mon père vivait, nous étions avec mes frères, et nous n’avonsjamais connu la misère ; et voilà, depuis qu’il est mort etque nous nous sommes séparés, c’est allé de mal en pis. Voilà ceque c’est d’être seul !

– Pourquoi donc vous êtes-vousséparés ?

– Ah ! Toujours à cause des femmes,Votre Excellence. Votre grand-père était déjà mort. Lui vivant, onn’aurait pas osé : il y avait vraiment de l’ordre alors, lui,comme vous, voulait tout savoir par lui-même, et on n’aurait pasmême songé à se séparer. Le défunt n’aimait pas accorder desfaveurs aux paysans ; après votre grand-père, Andreï Ilitch agéré nos affaires – sans en dire de mal – c’était un ivrogne, undésordonné. Une fois, nous sommes venus chez lui prendreconseil : « On ne peut pas vivre à cause des femmes.Permets-nous de nous séparer. » Eh bien ! Il nous afouettés, fouettés, et finalement les femmes ont décidé, chacune apris le sien. Nous avons commencé à vivre séparés. On sait ce qu’ilarrive au paysan esseulé ! Ainsi, il n’y avait aucun ordre,André Ilitch nous gérait comme il l’entendait, il nousdisait : « Tu dois tout avoir » ; mais où lepaysan peut-il le prendre ? il ne s’en occupait pas. On aaugmenté la capitation, on a aussi augmenté la corvée et pourtantil y avait moins de terre, et moins de blé. Et quand on a refait lebornage, quand on nous a pris nos terres fumées et qu’on les adonnées au seigneur, alors cette canaille nous a ruinés tout àfait, il ne nous restait plus qu’à mourir ! Votre père – quele royaume du ciel lui soit ouvert ! – était un bon seigneur,mais nous ne l’avons presque pas vu, il vivait toujours àMoscou ; eh bien ! c’est connu, on a commencé à luienvoyer souvent des denrées. Mais il arrivait qu’il n’y ait pas deroutes et qu’il n’y ait pas de quoi nourrir les chevaux, et ilfallait les apporter ! Le seigneur non plus ne pouvait s’enpasser. Nous ne pouvons pas nous plaindre de cela. Mais il n’yavait pas d’ordre. Maintenant que vous admettez près de vous chaquepaysan, alors nous sommes devenus tout autres, et le gérant a bienchangé aussi. Maintenant nous savons au moins que nous avons unseigneur ; et on ne peut dire combien les paysans sontreconnaissants à ta grâce. Autrefois, du temps de la tutelle, iln’y avait pas de seigneur, chacun était le seigneur : lestuteurs, les seigneurs ; Ilitch, le seigneur ; sa femme,la maîtresse ; l’écrivain du village, aussi le seigneur.Oh ! Dans ce temps, les paysans ont eu beaucoup, beaucoup demal !

Nekhludov éprouva un sentiment de honte et deremord. Il prit son chapeau et partit.

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