Contes et Nouvelles – Tome II

V

Migourski ne vivait pas à la caserne, maisdans un logement en ville. Nicolas Ier avait ordonné quetous les Polonais qu’on avait condamnés à la dégradationsupportassent, non seulement toutes les misères de la viemilitaire, mais encore toutes les humiliations et toutl’avilissement auxquels étaient soumis les troupiers de cetteépoque. Mais la majorité de ces gens simples qui avaient commeobligation d’exécuter les ordres de l’Empereur, comprenaient ladouleur de tous ces exilés et malgré le danger auquel eux-mêmess’exposaient, s’efforçaient d’en atténuer la dureté. Le chef debataillon de Migourski, illettré et sorti du rang, comprenait trèsbien la situation de ce jeune homme jadis riche et instruit. Il leplaignait, le respectait et cherchait à adoucir son sort. Quant àMigourski, il ne pouvait ne pas apprécier la bonté de soncommandant à favoris blancs dans son visage fruste de soldat etpour le remercier, il avait consenti à donner des leçons defrançais et de mathématiques à ses fils qui se préparaient àl’école des Cadets.

La vie de Migourski à Oural n’était passeulement monotone et ennuyeuse, mais pénible. À part le chef debataillon, dont il préférait se tenir éloigné, il n’avait aucuneconnaissance. La principale difficulté de cette vie était des’habituer à la misère. Après la confiscation de son bien, iln’avait plus de moyens matériels et il devait vivre sur la ventedes quelques bijoux qui lui restaient.

Son seul et unique plaisir depuis son exilétait la correspondance avec Albine et la douce et poétique visionde cette époque où il avait été à Rojanka. Au fur et à mesure del’éloignement, cette vision s’embellissait encore.

Dans une de ses premières lettres, elle luiavait demandé ce que signifiait ce passage : « quelsqu’avaient pu être ses projets et ses rêves ». Il lui réponditque maintenant seulement il pouvait avouer que son rêve avait étéde faire d’elle sa femme.

« Je vous aime » avait été laréplique d’Albine.

« Il eut mieux valu ne pas écrire cela,avait-il répondu. Car il était trop dur, maintenait que tout étaitimpossible, d’y songer. »

La lettre d’Albine ne se fit pas attendre danslaquelle elle disait que le mariage était non seulement possible,mais se ferait certainement.

– Je ne puis accepter ce sacrifice dansma situation actuelle, écrivait-il.

En réponse à cette dernière lettre, il reçutun mandat de deux milles zlotis. Au cachet, il reconnut que c’étaitun envoi d’Albine et il se souvint que dans une des premièreslettres il lui avait écrit en plaisantant le plaisir qu’il avaitmaintenant à gagner avec ses leçons le peu d’argent nécessaire pourson thé, son tabac et ses livres.

Remettant alors le mandat dans une autreenveloppe, il le lui renvoya en la priant de ne point gâter leursrelations par de tels envois.

« Je ne manque de rien, écrivait-il, etje suis très heureux d’avoir une amie telle que vous. »

Là s’était arrêtée leur correspondance.

Un jour de novembre, Migourski était assisdans le salon de son chef de bataillon en train de donner sa leçonaux deux garçons quand il entendit le carillon des clochettes de laposte. Les patins du traîneau craquèrent sur la neige gelée et tousces bruits s’arrêtèrent devant le perron. Les enfants coururentpour savoir qui arrivait et Migourski, resté dans la chambre,regardait la porte en attendant leur retour.

La femme du commandant parut.

– C’est pour vous, monsieur, dit-elle.Deux dames vous demandent. Il se peut qu’elles viennent de votrepays, car elles semblent Polonaises.

Si l’on avait demandé à Migourski son avis surla possibilité de l’arrivée d’Albine à Oural, il aurait réponduqu’une telle question était inadmissible. Mais au fond de son âmeil l’attendait. Le sang au visage, il se dressa et courut versl’antichambre. Là il vit une grosse femme, à figure grêlée qui sedébarrassait d’un fichu. Une autre entrait dans la chambre de lacommandante et, entendant des pas derrière elle se retourna. Sousla capeline, des yeux débordants de joie de vivre brillaient sousles longs cils.

Stupéfait, il s’arrêta sans savoir comment lasaluer.

– José, cria-t-elle, l’appelant commel’appelait jadis son défunt père et comme elle-même avait prisl’habitude de l’appeler dans ses rêves.

Puis, entourant de ses bras le cou de celuiqu’elle aimait, elle pressa contre sa poitrine son visage froid ettout rose, riant et pleurant tout ensemble.

La bonne commandante ayant appris qui étaitAlbine et pourquoi elle était venue, la reçut chez elle jusqu’à sonmariage.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer