Contes et Nouvelles – Tome II

XI

Une confusion complète régna quelquesminutes.

Accourus en grand nombre, tous parlaient à lafois.

Akoulina, étendue sur le plancher, ne revenaittoujours pas à elle.

Enfin, l’intendant, le charpentier et d’autreshommes arrivèrent ; ils montèrent au grenier et la femme ducharpentier recommença pour la vingtième fois au moins sonrécit :

– J’étais allée chercher ma robe, nepensant à rien d’autre… Quelle fut ma terreur quand j’aperçus unhomme debout, son chapeau à côté de lui, la doublure retournée. Jevois deux pieds qui se balancent, j’ai froid dans le dos… jecomprends enfin que c’est Polikei qui s’est pendu… Est-ce terribleque je sois obligée de voir un spectacle pareil ! je ne mesouviens pas comment j’ai descendu les marches de l’escalier… C’estDieu qui m’a sauvée, j’aurais pu me casser la tête.

Les hommes qui étaient montés racontèrentaussi qu’Illitch s’était pendu à la poutre, en manches de chemiseet en pantalon, avec la corde qu’il avait prise au berceau de sonenfant. Son chapeau, la doublure retournée, se trouvait à côté delui, la pelisse et le cafetan pliés soigneusement étaient sur unepoutre ; les pieds touchaient la terre. Il ne donnait plus lemoindre signe de vie.

Revenue à elle, Akoulina s’élança surl’escalier ; mais on ne lui permit pas de le gravir.

– Maman, Semka est toujours dans le bain,dit la petite Machka, il a l’air d’avoir bien froid.

Akoulina courut précipitamment dans son coin.L’enfant était étendu dans le baquet, ses petits pieds étaientcomplètement immobiles. Elle le prit dans ses bras, il ne bougeaitpas ; elle le jeta sur le lit et jeta un grand éclat de rirequi retentit dans toute la maison. La petite Machka, qui se mit àrire aussi fut effrayée en voyant la figure décomposée de sa mère,et s’enfuit en criant.

La foule entrait dans le coin de Polikei.

On emporta l’enfant, on se mit à lefrictionner, peine perdue, il était bien mort. Akoulina, renverséesur le lit, riait toujours et son rire remplissait d’horreur lafoule.

La femme du charpentier s’adressant auxpersonnes qui n’avaient pas entendu son histoire, la recommençaitavec de nouveaux détails. Le vieux sommelier, vêtu d’un casaquin desa moitié, racontait comment, dans le temps, une femme s’étaitnoyée dans l’étang.

La femme de chambre Akiouska qui avait collél’œil à une fente dans le mur, cherchait en vain à apercevoir lecorps de Polikei.

Agéfia, l’ancienne femme de chambre de Madame,réclamait une tasse de thé pour calmer ses nerfs.

Grand’mère Anna arrangeait de ses vieillesmains expérimentées le petit corps de l’enfant et le couchait surla table.

Les femmes groupées autour d’Akoulina laregardaient en silence. Les enfants se serrant les uns contre lesautres examinaient leur mère et se mettaient à hurler aussitôt,qu’ils entendaient son rire.

Des paysans, des enfants entouraient en foulela maison, et se demandaient ce qui était arrivé.

L’un disait que le charpentier avait coupé lajambe à sa femme d’un coup de hache ; l’autre prétendait quela blanchisseuse avait accouché de trois enfants, le troisièmeracontait que le chat du cuisinier dans un accès de rage avaitmordu beaucoup de gens. Mais, peu à peu, la nouvelle du malheur serépandit et arriva jusqu’aux oreilles de Madame.

Iégor lui raconta ce qui était arrivé sans lapréparer et lui ébranla les nerfs à tel point qu’elle fut longtempsà se remettre.

La foule commençait déjà à se calmer, la femmedu charpentier alluma le samovar et se préparait à faire lethé ; les personnes qui n’avaient pas été invitées par ellecrurent de leur devoir de se retirer.

La curiosité des personnes présentes étaitsatisfaite ; elles commençaient à se retirer lorsque quelquesvoix crièrent :

– Voici Madame, voici Madame !

Et la foule afflua de nouveau vers l’entrée dela cabane, se demandant ce que Madame venait faire ici. Madame,pâle, les yeux rougis, entra dans le coin d’Akoulina.

Toutes les têtes se serrèrent les unes contreles autres pour voir Madame de plus près ; une femme enceintefut à moitié écrasée, mais elle ne put se décider à se retirer.C’était si intéressant de voir Madame, vêtue de dentelles et desoie, dans cet humble logis ! Que ferait-elle ? Quedirait-elle ?

Madame s’approcha d’Akoulina et la prit par lamain ; l’autre repoussa la main avec violence.

Les vieux serfs secouèrent leur tête d’un airmécontent !

– Akoulina, dit Madame, tu as desenfants, pense à eux. Akoulina se leva en éclatant de rire.

– Les enfants sont tous en argent, tousen argent… Je n’aime pas le papier, murmura-t-elle précipitamment.Je disais bien à Illitch de ne jamais accepter de papier ; ilne m’a pas écoutée.

Elle se remit à rire de plus belle.

– Donnez de l’eau froide, dit Madame encherchant une cruche de tous côtés ; mais s’étant retournée,elle aperçut le petit cadavre étendu sur la table, que grand’mèreAnna continuait à habiller. Madame se retourna et tout le monde vitqu’elle se couvrait la figure d’un mouchoir pour cacher seslarmes.

Quant à grand’mère (c’était bien dommage queMadame ne vît rien, elle aurait apprécié et c’était à son intentionque grand’mère Anna le faisait) elle couvrit l’enfant avec unlinge, arrangea sa petite main, secoua la tête d’un air navré etsoupira si profondément que Madame aurait pu apprécier son boncœur… Mais Madame ne s’aperçut de rien ; elle se mit àsangloter et fut prise d’une attaque de nerfs.

– Ce n’était pas la peine de venir, sedirent les paysans en s’en allant.

Akoulina continuait à rire. On l’emmena dansune chambre voisine, on la saigna, on la couvrit de sinapismes.Rien n’y fit. Elle riait toujours de plus belle.

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