Contes et Nouvelles – Tome II

I

C’était en automne.

Sur la route, deux voitures roulaient au grandtrot.

Dans la première, étaient assises deux femmes.L’une, la maîtresse, était maigre et pâle. L’autre, la femme dechambre, avait de brillantes joues rouges.

Des cheveux courts et noirs apparaissaientsous son chapeau fané, et sa main, sous le gant déchiré, lesremettait de temps en temps en place.

Un châle au crochet enveloppait sapoitrine ; et ses yeux, vifs et noirs, tantôt suivaient, àtravers la portière, les champs rapidement traversés, tantôt setournaient timidement vers sa maîtresse, ou fouillaient tous lescoins de la voiture.

Devant le nez de la femme de chambre sebalançait, attaché au filet de la voiture, le chapeau de lamaîtresse ; un petit chien était couché sur ses genoux, et sespieds reposaient sur des caisses placées au fond de la voiture etque l’on entendait ballotter, tandis que les ressorts craquaientsous les cahots, et que les portières cliquetaient.

Les mains croisées sur les genoux, les yeuxfermés, la maîtresse s’appuyait légèrement sur les coussins placésderrière elle, et, fronçant un peu le sourcil, elle toussa, d’unetoux qu’elle cherchait à retenir. Elle avait la tête couverte d’unbonnet de nuit et un foulard bleu était noué autour de son coudélicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet,séparait ses cheveux, blonds, pommadés et singulièrement lisses,qui retombaient en bandeaux plats le long de son visage pâle etémacié.

Une peau un peu jaune, fanée, n’adhérant pasavec fermeté aux pommettes du visage, rougissait aux joues et auxmâchoires. La bouche était mince et inquiète ; les cils,clairsemés, ne frisaient pas, et le manteau de voyage en lainefaisait des plis droits sur la poitrine rentrée.

Il y avait, empreintes sur le visage de ladame, de la fatigue, de la névrosité et une souffrancehabituelle.

Le domestique sommeillait, les coudes appuyéssur le siège, et le postillon conduisait, en l’excitant habilement,son vigoureux attelage de quatre chevaux couverts de sueur ;il se retournait de temps en temps vers le deuxième postillon, quiconduisait la calèche derrière lui, en animant ses chevaux par sescris.

De larges ornières parallèles s’étendaient enavant, creusées dans la boue calcaire de la route. Le ciel étaitgris et froid, et un brouillard humide tombait sur les champs etsur le chemin. Dans la voiture, l’air était étouffant et on sentaitl’eau de Cologne et la poussière.

La malade pencha sa tête en arrière et ouvritlentement les yeux. Ses grands yeux jetaient un éclat clair etétaient d’un superbe ton foncé.

– Encore ! dit-elle, en repoussantde sa main amaigrie et d’un mouvement nerveux le bout du manteau dela femme de chambre qui venait d’effleurer ses pieds, et sa bouchese tira douloureusement.

Matrescha ramassa à deux mains les pans de sonmanteau, se souleva sur ses pieds vigoureux et s’assit plus loin.Son frais visage se couvrit d’une vive rougeur.

Les beaux yeux sombres de la maîtressesuivaient anxieusement les mouvements de la femme de chambre. Ellevoulut s’appuyer de ses deux mains sur le siège pour se soulever ets’asseoir un peu plus haut, mais les forces lui manquèrent. Sabouche se crispa, et sur son visage s’imprima une expressiond’impuissante, de mauvaise ironie.

– Si seulement tu m’aidais !…Ah ! ce n’est pas la peine ! J’arriverai bien seule… nemets seulement pas tes sacs derrière moi… Aie l’obligeance de neplus me toucher, et si tu ne comprends pas…

La dame ferma les yeux, mais, relevantaussitôt ses paupières, elle regarda sa femme de chambre. Matreschala regarda en même temps et se mordit la lèvre inférieure.

Un profond soupir s’échappa de la poitrine dela malade, mais, avant d’être complètement exhalé, il se transformaen une quinte de toux. Elle se détourna, fronça le sourcil, etporta ses deux mains à sa poitrine. La quinte une fois passée, elleferma de nouveau les yeux et demeura immobile.

La voiture et la calèche entrèrent dans unvillage. Matrescha sortit son bras rond de dessous son châle et fitun signe de croix.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda lamaîtresse.

– Un relai, Madame !

– Alors pourquoi ce signe decroix ?

– Il y a une église, Madame !

La malade se tourna vers la portière etcommença à faire lentement un signe de croix, tandis qu’elleconsidérait de ses grands yeux l’église du village, que contournaitla voiture.

La voiture et la calèche qui suivaits’arrêtèrent toutes deux devant le bâtiment de la poste. Le mari dela dame malade, ainsi que le médecin, descendirent de la calèche,et tous deux se dirigèrent vers la voiture.

– Comment vous trouvez-vous ?demanda le médecin, en lui tâtant le pouls.

– Eh bien ! comment vas-tu,chérie ? Ne te sens-tu pas fatiguée ? fit le mari enfrançais. Veux-tu descendre un instant ?

Matrescha avait rassemblé les paquets et elles’était reculée, dans un coin pour ne pas déranger l’entretien.

– Comme cela… c’est toujours la mêmechose, répondit la malade. Je ne veux pas descendre.

Après être resté un instant près de lavoiture, le mari entra dans le bâtiment de la station. Matreschasauta de la voiture et courut à travers la boue sur la pointe despieds pour gagner la porte d’entrée.

– Parce que je ne me sens pas bien, cen’est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas, dit la maladeen souriant au médecin, qui était resté à la portière de lavoiture.

– Personne ne songe à moi, se dit-elle,pendant que le médecin s’éloignait à pas lents, puis montaitrapidement les marches de la maison de poste. Eux se portent bien…tout leur est indifférent. Oh ! mon Dieu !

– Eh bien ! Édouard Iwanovitsch,fit, en rencontrant le docteur, le mari, qui se frottait doucementles mains en souriant ; j’ai donné l’ordre qu’on nous apportela carte des vins. Qu’en pensez-vous ?

– Ça va bien, répondit le médecin.

– Et comment va-t-elle ? ajouta lemari avec un soupir, en adoucissant sa voix et en relevant lessourcils.

– Je vous ai toujours dit qu’elle nepourrait supporter le voyage, pas même jusqu’en Italie, tout auplus, avec l’aide de Dieu, jusqu’à Moscou. Surtout avec cetemps !

– Que faire ? Mon Dieu ! MonDieu !

Le mari se voila les yeux avec la main.

– Mets-le ici ! fit-il au domestiquequi apportait la carte des vins.

– On lui ordonnait de rester chez elle,continua le médecin en haussant les épaules.

– Oui, mais dites-moi, que pouvais-je yfaire ? poursuivit le mari. J’ai employé tous les moyens pourla retenir ; je lui ai parlé de nos ressources, des enfantsqu’il fallait laisser, puis de mes affaires, – elle ne veut rienentendre. Elle fait de projets pour vivre à l’étranger, tout commesi elle se portait bien. Et, avec elle, parler de sa situation, deson état, c’est la tuer.

– Oui, elle est déjà morte,… il faut quevous le sachiez, Wassilii Dmitriewitsch. On ne peut vivre sanspoumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’estdésagréable,… mais que peut-on y faire ? La question, pourelle comme pour nous, consiste à lui obtenir une fin aussi paisibleque possible. Un prêtre est nécessaire.

– Ah ! mon Dieu ! Mettez-vous àma place, s’il me faut lui faire prendre ses dernièresdispositions. Arrive ce qui pourra, je ne lui en parlerai pas. Voussavez bien, comme elle est bonne…

– Essayez toujours de lui persuader derester ici jusqu’à la fin de l’hiver, fit le médecin en secouantsignificativement la tête. En route, cela pourrait se gâter.

– Aksïuscha ! hé, Aksïuscha !piaillait la fille du chef de station, qui avait mis saschuba (pelisse) sur sa tête et barbotait dans la cour dederrière pleine de boue. Viens voir Mme Schirkin,…on dit qu’on la mène à l’étranger parce qu’elle est malade de lapoitrine. Je n’ai encore jamais vu de phthisique…

Aksïuscha franchit le seuil en sautant, ettoutes deux coururent devant la porte, en se tenant par la main.Ralentissant le pas, elles passèrent devant la voiture etregardèrent par la glace baissée de la portière. La malade tournala tête vers elles, mais en remarquant leur curiosité, son visages’assombrit et elle se détourna.

– Petite mère ! dit la fille dudirecteur de la station, en tournant vivement la tête, quelleadmirable beauté c’était et qu’est-elle devenue ? C’est unehorreur ! C’est une horreur ! L’as-tu vue,Aksïuscha ? L’as-tu vue ?

– Oui, comme elle est maigre ! fitAksïuscha en l’approuvant. Voyons-la encore une fois, peut-être àla fontaine. Sais-tu, elle s’est détournée, mais je l’ai vue quandmême. Comme c’est pénible, Mascha !

– Oui, c’est affreux de la voir ainsi,répliqua Mascha, et toutes deux regagnèrent la porte encourant.

– On voit combien je suis devenueeffrayante, pensa la malade. Maintenant, passons vite lafrontière ;… là, je me rétablirai vite.

– Maintenant, comment vas-tu, monamour ? dit le mari, mâchant encore en s’approchant de lavoiture.

– Toujours la même et unique question,pensa la malade. Et, en même temps, il mange !… Commecela ! murmura-t-elle entre ses dents.

– Sais-tu, mon amour, je crois que levoyage par ce mauvais temps te rendra encore plus souffrante, etÉdouard Iwanovitsch dit la même chose. Veux-tu que nousretournions ?

Elle se tut, dépitée.

– Le temps deviendra meilleur, le chemindeviendra peut-être bon, et pour toi ce serait préférable ;nous partirions alors aussi bien tous ensemble.

– Je te demande pardon ! Si, depuislongtemps, je ne t’avais pas écouté, je serais maintenant à Berlinet en parfaite santé.

– Que faire, mon ange ?… Ce n’étaitpas possible… Tu le sais bien. Mais si tu restais encore un mois,tu te remettrais merveilleusement, je vaquerais à mes affaires, etnous emmènerions les enfants…

– Les enfants se portent bien, moipas…

– Mais, pense donc, ma chérie, si par cemauvais temps ton état allait empirer en route,… tu serais au moinsà la maison…

– Que ferais-je donc à la maison ? Ymourir, dit la malade avec emportement.

Mais le mot « mourir » l’effraya.Elle leva sur son mari un regard suppliant, interrogateur.

Il baissa les yeux et se tut.

La malade fit tout à coup la moue comme uneenfant et les larmes lui montèrent aux yeux.

Le mari se couvrit le visage avec son mouchoiret il s’éloigna silencieusement.

– Non, je continuerai, dit la malade, eten levant les yeux au ciel, elle croisa ses mains et commença àmurmurer des mots sans suite. « Mon Dieu ! Pourquoidonc ? » fit-elle, et ses larmes coulèrent plusabondantes.

Elle pria longtemps et mentalement, mais sapoitrine continuait de la faire souffrir, demeurant aussioppressée, tandis que le ciel, les champs et la route restaientaussi gris, aussi sombres, et que le même brouillard d’automnetombait, ni plus vite, ni plus épais, mais sans interruption, surla boue de la route, sur les toits, sur les voitures et sur lespelisses des cochers, qui bavardaient de leurs voix fortes etgaies, graissaient les voilures et attelaient leurs chevaux.

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