Contes et Nouvelles – Tome II

III

Depuis six années Serge habitait la celluled’Hilarion. Un jour de carnaval dans la ville voisine, une sociétéde gens riches et gais, hommes et femmes, venant de manger desblirsy [15] et bu du vin, décida une promenade entraîneau. Il y avait là deux avocats, un riche propriétaireterrien, un officier et quatre femmes. L’une d’elles était l’épousede l’officier, la seconde du propriétaire, la troisième, jeunefille, sœur de ce dernier tandis que la quatrième était unedivorcée très riche et très belle dont les excentricités étonnaientet parfois révoltaient la ville.

Le temps était splendide et la route platecomme un plancher. Au bout de dix verstes, on s’arrêta et tintconseil.

Fallait-il continuer ou retourner ?

– Où mène ce chemin ? demandaMme Makoskine, la divorcée.

– Il y a douze verstes d’ici à Tambine,répondit l’avocat qui lui faisait la cour.

– Et ensuite ?

– Ensuite on va à L… en traversant lecouvent.

– C’est là qu’habite le pèreSerge ?

– Oui.

– Kassatski, le bel ermite ?

– Oui.

– Mesdames, Messieurs, allons chezKassatski. Nous nous restaurerons et reposerons à Tambine.

– Mais nous n’aurons pas le temps derevenir à la ville pour la nuit.

– Ça ne fait rien ! Nous lapasserons chez Kassatski.

– Il est vrai qu’il y a une hôtellerie aucouvent et elle est excellente. J’y suis allé au moment où jedéfendais Makhine.

– Non, moi je veux coucher chezKassatski.

– Ah ! non, excusez ! Cela nesera pas possible malgré la toute-puissance de votre charme.

– Impossible. Parions !

– Ça va. Je parie n’importe quoi que vousne couchez pas chez lui.

– À discrétion.

– Bien entendu, vous aussi.

– Naturellement. Allons-y.

On offrit du vin aux postillons. On sortit unecaissette de gâteaux et des confitures. Et les damess’emmitouflèrent de blanches pelisses de peau de chien.

Après une discussion entre les postillons, quitous voulaient prendre la tête, un d’eux, tout jeune, fit claquerson fouet et partit dans un carillon de clochettes.

Les traîneaux étaient à peine secoués. Leschevaux de côté des troïkas couraient gaiement sur la routeluisante. Par moment ils dépassaient le trotteur du milieu. Lepostillon remuait joyeusement les rênes. L’avocat et l’officierassis en face de la divorcée plaisantaient, tandis queMme Makoskine, enveloppée de sa fourrure,songeait.

– Toujours la même chose et toujoursaussi stupide. Les mêmes visages brillants sentant le vin et letabac, les mêmes paroles, les mêmes pensées roulant autour de lamême turpitude. Ils sont tous contents et assurés qu’il faut vivreainsi. Ils pourront même mener cette vie jusqu’à la mort… Quant àmoi, je n’en puis plus… je m’ennuie… Il me faut quelque chose quiretournerait ma vie… Comme cette histoire de Zaratoff où ils sontpartis et où tous furent gelés… Que feraient-ils donc dans un telcas ? Quelle aurait été leur conduite ? Lâche bienentendu, chacun pour soi. Il est certain que, moi aussi, j’auraisété lâche. Mais aussi moi je suis belle et ils le savent. Et cemoine ? Est-ce possible que déjà il reste indifférent à toutcela ? Non, ce n’est pas vrai. Comme à l’automne avec ce jeunecadet ! Quel bel imbécile c’était !

– Ivan Nicolaïevitch ! appela-t-elleenfin.

– À vos ordres !

– Quel âge a-t-il ?

– Qui ?

– Kassatski.

– Quarante et plus, me semble-t-il.

– Reçoit-il tout le monde ?

– Tout le monde, mais pas toujours.

– Couvrez-moi les pieds. Pas comme cela.Ah ! que vous êtes maladroit ! Encore. Ce n’est pas lapeine de me frôler.

Ils arrivèrent ainsi à la forêt où se trouvela grotte. Elle descendit du traîneau et, malgré les objurgationsde ses compagnons, fâchée, elle leur ordonna de la laisser.

Seule avec sa fourrure de chien blanc, elletrottait le long du chemin dans la neige. L’avocat, qui lui aussiétait descendu, la regardait.

Le père Serge avait quarante-neuf ans. Sa vieétait pénible, non à cause du jeûne et de la prière, mais à causedes luttes intérieures sur lesquelles il n’avait pas compté. Il luifallait combattre le doute et le désir, et les deux ennemis sedressaient en même temps. Bien qu’il les considérât comme étantdeux, ils ne faisaient qu’un en réalité. La preuve en était que ledoute étant abattu, le désir disparaissait de lui-même. Mais ilpensait que c’étaient deux diables différents et il les provoquaiten combats isolés.

– Mon Dieu, mon Dieu, songeait-il,pourquoi ne me donnes-tu pas la foi ? Le désir ? Antoineet d’autres saints n’ont-ils pas lutté avec lui ? Mais la foi…Ils la possédaient, tandis que chez moi, des minutes, des heures,des jours entiers, elle m’abandonne ! Pourquoi le monde et saséduction, si ce n’est que péché et qu’il faille renier ?Pourquoi as-tu créé ces tentations ? Car n’est-ce pas unetentation si, désirant quitter les joies de ce monde, je me bâtisquelque chose là-bas où peut-être il n’y a rien.

Il se dit cela et soudain un immense dégoût delui-même s’empara de son être.

– Vermine ! Vermine ! et tuveux devenir saint !

Il se mit en prière. Mais à peine avait-ilcommencé qu’il se vit tel qu’il avait été autrefois au couvent avecsa robe, sa capuce et son grand air.

– Non, ce n’est pas cela. C’est unehypocrisie, et si je puis tromper les hommes, je n’arriverai jamaisni à tromper Dieu, ni à me tromper moi-même. Je ne suis pas unhomme majestueux, mais je suis pitoyable et ridicule.

Et, relevant les plis de son froc de moine, ilcontempla en souriant ses maigres et pitoyables jambes.

Et il se remit à prier, à se signer et à seprosterner.

– Ce lit deviendra-t-il moncercueil ? disait-il, cependant que quelques voix diaboliqueslui chuchotaient à l’oreille : « Le lit solitaire est uncercueil. Mensonge ! »

Et son imagination lui montra les épaules dela veuve qui avait été sa maîtresse. Il se secoua et continua salecture.

Ayant terminé avec les« Règlements », il prit l’Évangile, l’ouvrit et ses yeuxtombèrent sur un passage qu’il connaissait presque par cœur etqu’il répétait souvent.

– Je crois, mon Dieu, aidez, secourez monmanque de foi !

Il rejeta les doutes qui lui venaient. Commeon place un objet vacillant pour lui donner un équilibre stable, demême il redressa sa foi et, s’écartant doucement, comme pour nepoint l’ébranler, il recula. Un peu de calme revint ; et il semit à répéter sa prière d’enfant : « Mon Dieu,prenez-moi, prenez-moi ! » Et se sentant non seulementléger, mais heureux et attendri, il se signa et s’étendit sur lebanc étroit, son froc d’été plié sous sa tête…

Dans son sommeil léger, il lui sembla entendredes clochettes. Il ne savait pas si c’était en un rêve ou dans laréalité. Soudain, on heurta la porte et il s’éveilla tout à fait.Il n’en crut pas ses oreilles, mais le bruit se répéta tout proche,et, derrière la porte, il entendit une voix de femme.

– Mon Dieu, est-ce donc vrai ce que j’ailu dans la Vie des Saints ? Le Diable peut-il s’incarner enune femme ? Car, en vérité, c’est bien une voix féminine,douce, timide et tendre.

« Pfut ! cracha-t-il.

« Non, c’est une illusion », sedit-il, s’approchant du coin où, devant les icônes, brillait unepetite lampe. Il s’agenouilla d’un geste familier ; cemouvement seul lui procurait toujours plaisir et consolation.Courbé en deux, ses cheveux retombant sur son visage, il heurta deson front le plancher humide et froid, à travers les fentes duquelun peu d’air passait.

… Il continua le psaume qui, selon lepère Pimen, écartait les maléfices. Il dressa son corps léger etamaigri sur ses jambes nerveuses et voulut continuer sa lecture,cependant que, malgré lui, il prêtait l’oreille. Il voulutentendre. Mais tout était silencieux. Seules, les gouttes tombaientdu toit dans le petit récipient placé à l’angle de la maison.Dehors, c’était le brouillard qui rongeait la neige et c’était uncalme, un calme !

Et soudain, près de la fenêtre, une voixdistincte, douce, timide, une voix qui ne pouvait appartenir qu’àune femme charmante, murmura :

– Laissez-moi entrer, au nom duChrist.

Il sembla au père Serge que tout son sangaffluait à son cœur et s’y arrêtait. Il ne put respirer. « Quele Seigneur ressuscite et que ses ennemis soientdispersés. »

– Mais je ne suis pas le diable. Et onentendit que la bouche qui disait cela souriait. Je ne suis pas lediable, je suis simplement une pécheresse perdue, non au figuré,mais très réellement.

Elle se mit à rire.

– Je suis gelée et je vous demandeabri.

Il s’approcha de la vitre, où se reflétait lapetite lampe et les mains encadrant sa figure, il regarda. Lebrouillard, les ténèbres et, là-bas, à droite, elle. Oui, elle. Unefemme vêtue d’une pelisse à longs poils se penchait vers lui, sonvisage tout apeuré semblait bon et beau parmi les cheveux blondsque coiffait un bonnet de fourrure. Leurs yeux se rencontrèrent etse reconnurent. Non qu’ils se fussent déjà rencontrés ; maisdans le regard qu’ils échangèrent, ils comprirent qu’ils seconnaissaient et se comprenaient mutuellement. Après ce regard,était-il encore possible de penser qu’on n’avait pas devant soi unefemme blonde, douce et timide, tout le contraire d’undiable ?

– Qui êtes-vous ? Que mevoulez-vous ? demanda-t-il.

– Mais ouvrez donc ! cria-t-elled’un ton capricieux et autoritaire. Je suis gelée, vous dis-je, etje suis égarée.

– Mais je suis moine, ermite.

– Cela ne vous empêche pas d’ouvrir laporte ! Voulez-vous donc que je gèle devant votre fenêtrependant que vous allez prier ?

– Mais…

– Je ne veux pas vous manger, j’espère.Laissez-moi entrer, au nom de Dieu ! Je suis gelée, vousdis-je.

Elle commençait à avoir peur et sa dernièrephrase fut dite d’une voix pleine de sanglots. Serge quitta lafenêtre et regarda l’icône sur laquelle était le Christ couronnéd’épines.

– Seigneur, aidez-moi, Seigneur,aidez-moi, dit-il en se pliant en deux.

Puis il approcha de la porte, pénétra dansl’entrée et souleva le loquet.

Des pas firent craquer la neige. C’est ellequi approchait.

– Oh ! cria-t-elle soudain.

Il avait compris que son pied avait glissédans une flaque qui stagnait devant le seuil. Les mains de l’ermitetremblaient au point de ne pouvoir soulever le loquet.

– Mais qu’avez-vous donc ?Laissez-moi entrer ! Pendant que je me gèle, vous songez ausalut de votre âme.

Il poussa la porte et, n’ayant pas biencalculé son mouvement, bouscula quelque peu l’étrangère.

– Pardon, dit-il soudain, se rappelantinconsciemment ses anciennes habitudes mondaines.

Elle sourit en entendant ce« pardon ! ».

« Il n’est pas si terrible »,songea-t-elle.

– Il n’y a pas de mal, c’est à vous de mepardonner, dit-elle en passant auprès de lui. Je n’aurais jamaisosé sans ce cas de force majeure.

– Entrez, s’il vous plaît, dit-il.

Et l’odeur oubliée des parfums lui caressaitles narines. Il ferma la porte extérieure sans remettre le verrouet pénétra dans l’entrée, puis dans la chambre.

– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu,ayez pitié du pauvre pécheur. Seigneur, ayez pitié du pauvrepécheur que je suis, répétait-il sans arrêt, non seulement enlui-même, mais aussi des lèvres qui tremblaient convulsivement.

– Veuillez…, murmura-t-il.

Debout au milieu de la chambre, elle lecontemplait de ses yeux rieurs.

– Pardonnez-moi d’avoir troublé votresolitude, mais voyez dans quelle situation je me trouve. Vouscomprenez, nous avions quitté la ville pour faire une promenade entraîneau, et j’ai fait le pari de retourner à pied de Vorobiebvkajusqu’à la ville. C’est ainsi qu’ayant perdu mon chemin, je suisarrivée jusqu’à votre grotte.

Elle avait commencé à mentir, mais la figurede l’ermite la troublait tant qu’elle ne put continuer et se tut.Elle ne s’attendait pas à le voir ainsi. Il n’était pas d’unebeauté telle qu’elle se l’était imaginée, mais il lui semblaitcependant bien beau. Ses cheveux et sa barbe parsemés de filsd’argent, un nez mince et régulier et ses yeux de braise ardente lafrappaient.

Il voyait qu’elle mentait. Il la regarda etaussitôt baissa les yeux.

– Oui, oui, dit-il. Je passerai par làpendant que vous allez vous installer.

Décrochant la petite lampe, il alluma unebougie et, saluant très profondément la femme étonnée, il entradans un petit réduit et elle l’entendit remuer quelque chosederrière la cloison.

– Il a peur de moi et doit s’enfermer,songea-t-elle en souriant.

Sa pelisse blanche enlevée, elle défit lefichu qui tenait son bonnet. Elle n’était pas du tout trempée,comme elle le disait. Ce n’avait été qu’un prétexte pour pouvoirentrer, mais à la porte elle avait marché dans la flaque, et sonpied gauche était mouillé jusqu’au mollet et sa bottine pleined’eau. Elle s’assit donc sur la planche recouverte d’un misérabletapis qui servait de couchette à l’ermite et se mit à se déchaussertout en contemplant la cellule, qui lui parut admirable.

Étroite, trois mètres de large et quatre delong environ, elle était propre comme un verre. Comme meuble, iln’y avait que cette sorte de lit sur lequel elle était assise etau-dessus un rayon supportant des livres. Un prie-Dieu surmontéd’une image du Christ éclairée par la petite lampe occupait uncoin, tandis que, près de la porte, une pelisse et un froc étaientsuspendus à des clous. Une odeur étrange planait, un mélanged’huile, de sueur et de terre. Tout lui plaisait, même cetteodeur.

Ses pieds mouillés inquiétaient la jeunefemme, particulièrement le gauche. Elle continua à délacer seschaussures tout en se réjouissant d’avoir atteint son but etd’avoir pu troubler cet homme étrange et beau.

– Père Serge, père Serge ! c’estainsi qu’on vous appelle, je crois ? cria-t-elle.

– Que désirez-vous ? demanda unevoix calme.

– Excusez-moi, je vous en prie, d’avoirtroublé votre solitude. Mais je vous assure que je ne pouvais faireautrement et maintenant encore je suis toute trempée et mes piedssont comme de la glace.

– Excusez-moi, dit la voix, mais je n’ysuis pour rien.

– Pour rien au monde, je ne vousdérangerai. Je resterai seulement jusqu’à l’aube.

Et elle entendit un chuchotement.

Toujours pas de réponse et, seule derrière lacloison, le chuchottement continuait.

« Oui, c’est un homme »,songea la jeune femme, cherchant à retirer sa bottine pleined’eau.

N’arrivant à aucun résultat, l’aventure luiparut drôle. Elle riait tout doucement, mais sachant qu’il pourraitentendre et que son rire pouvait agir sur lui dans le sens désiré,elle l’exagéra. Et les éclats gais, naturels et bons retentirentdans la petite pièce, agissant exactement comme elle l’avaitprévu.

– Oui, on peut aimer un homme pareil. Sesyeux et ce visage si simple et si noble et, malgré toutes lesprières, si passionné. On ne nous trompe pas, nous autres femmes.Je l’ai déjà compris quand il s’approcha de la vitre. Il m’avaitvue, comprise et connue. Quelque chose brilla dans ses yeux, ilm’aima alors et me désira.

Étant enfin parvenue à retirer sa bottine,elle voulut faire de même de son bas. Mais, pour cela, il auraitfallu soulever les jupes. Elle eut honte.

– N’entrez pas ! cria-t-elle.

Aucune réponse ne vint interrompre lechuchottement égal.

« Il prie, pensa-t-elle ; mais, enmême temps, il pense à moi comme je pense à lui. Il pense à mespieds.

Elle retira ses bas mouillés et ses pieds nusvinrent se blottir sur la couche. Elle resta ainsi quelque temps,les mains sur les genoux et, toute songeuse, regardant devant elle.« C’est un désert, un silence… Et personne ne sauraitjamais… »

Elle se leva, et ses bas suspendus près dupoêle, elle retourna sur la couchette, posant avec précaution sespieds nus sur le sol.

Derrière la cloison tout était silence. Lamontre minuscule qui pendait à son cou marquait deux heures. Il nerestait plus qu’une heure, car ses compagnons avaient promis devenir la chercher vers les trois heures.

– Je vais donc rester ici toute seule.C’est inconcevable. Je ne veux pas. Je vais l’appeler.

Elle se mit à crier :

– Père Serge, père Serge ! SergeDimitrievitch ! Prince Kassatski !

Rien ne remua derrière la cloison.

– Écoutez-moi, c’est cruel ce que vousfaites là. Je ne vous aurais pas appelé si je n’avais pas besoin devous. Je suis malade et ne sais ce que j’ai, disait-elle d’une voixplaintive. Oh, oh ! gémit-elle, tombant de tout son long surla couchette.

Chose étrange, elle se sentait réellementdéfaillir. Elle souffrait de partout, un tremblement fiévreuxl’agitait.

– Écoutez ! Secourez-moi ! Jene sais pas ce que j’ai ! Oh ! oh !

D’un geste rapide, elle dégrafa sa robe,découvrit sa poitrine et jeta en arrière ses bras nus.

Pendant ce temps, l’ermite se tenait enprière. Toutes ses oraisons épuisées, il regardait fixement devantlui et, cherchant à inventer une prière, il répétaitmentalement : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, ayez pitiéde moi ! »

Mais il avait tout entendu : lebruissement de la robe de soie qui tombait ; les pas légersdes pieds nus sur le plancher ; le frottement de la main surla jambe. Se sentant faible et prêt à défaillir à chaque moment, ilne cessait de prier. C’était quelque chose comme cette histoire duhéros de légende qui devait avancer sans se retourner. Lui aussientendait, sentait que le danger, la perte était ici au-dessus delui, tout autour de lui, et qu’il ne pourrait se sauver qu’àcondition de ne pas accorder un regard. Mais le désir l’ayantsoudain envahi, il entendit la femme qui disait :

– Écoutez, c’est inhumain ce que vousfaites. Je puis mourir.

– Oui, j’irai, se dit-il, mais j’iraicomme ce père de l’Église qui, une main sur la tête de lapécheresse, gardait l’autre au-dessus du feu.

Et aussitôt il se souvint qu’il n’avait pas defoyer ardent et qu’il n’y avait que la petite lampe.

Le doigt placé sur la flamme, il s’apprêtait àsouffrir. La souffrance, pourtant, semblait nulle quand, soudain,il fronça les sourcils et, retirant sa main, la secoua.

– Non, je puis le faire.

– Au nom du Seigneur, venez m’aider, jemeurs. Oh !

– Alors, c’est à moi d’être perdu.Oh ! non !

Il ouvrit la porte et, sans la regarder, passadans l’entrée.

– Je viens tout de suite, dit-il.

Dans les ténèbres, il tâtonna, trouva lebillot sur lequel il coupait le bois, prit la hache appuyée aumur.

– De suite, dit-il.

La hache dans sa main droite, Serge plaça sonindex gauche sur le billot et, d’un coup asséné sur la secondephalange, la trancha. Le doigt partit plus facilement que nepartaient les branches de la même épaisseur. Il sauta, tombad’abord sur le bord du billot, puis ensuite par terre.

Le bruit parvint à ses oreilles avant mêmequ’il eût perçu la douleur. Il eut même le temps de s’étonner deson absence avant que de la ressentir et de voir un jet de sanginonder le billot. Vivement, de sa robe, il enveloppa le membremutilé et, entrant dans la chambre, s’arrêta devant la femme.

– Que désirez-vous ? demanda-t-il,les yeux baissés.

Elle jeta un regard sur son visage pâli dontla joue gauche tremblait, et elle eut honte. Maintenant debout,saisissant sa pelisse, elle s’emmitoufla.

– J’avais mal… Un refroidissement… Je…Je…, Père Serge…

Les yeux de l’ermite, tout brillants d’unelueur joyeuse, se fixaient sur elle.

– Chère sœur, pourquoi as-tu voulu perdremon âme immortelle ? Les tentations doivent entrer dans lemonde ; mais malheur à qui les provoque. Prie Dieu pour qu’ilnous pardonne.

Tout yeux et tout oreilles, elle entenditsoudain des gouttes tomber sur le plancher. Un regard rapide luimontra le sang qui coulait au long de la robe de l’ermite.

– Qu’avez-vous fait à votremain ?

Elle se souvint du bruit qu’elle avait entenduet, saisissant la veilleuse, elle courut vers l’entrée. Le doigtsanglant gisait à terre. Plus pâle que l’ermite, elle revint pourlui parler, mais déjà il était entré dans le réduit, fermant laporte derrière lui.

– Que dois-je faire pour racheter monpéché ? demanda-t-elle.

– Va-t-en !

– Laissez-moi soigner votre main,demanda-t-elle.

– Va-t-en !

Hâtivement et silencieusement elle revêtit sapelisse et attendit. Des clochettes résonnèrent dehors.

– Pardonnez-moi, père Serge.

– Va-t-en, Dieu te pardonnera.

– Père Serge, je changerai ma façon devivre, ne m’abandonnez pas.

– Va-t-en !

– Pardonnez-moi et bénissez-moi.

Derrière la cloison, la voix de l’ermiteretentit encore une fois.

– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, va-t-en !

Sanglotant, elle sortit de la grotte. L’avocatarrivait à sa rencontre.

– J’ai perdu ! Il n’y a rien àfaire ! Où allez-vous vous mettre ?

Elle s’assit dans le traîneau et ne dit mot detoute la route.

*

**

Un an après, la jeune femme prit le voile dansun monastère et vécut d’une vie sévère sous la direction del’ermite Arsène qui, de temps en temps, lui écrivait.

Le père Serge continua à vivre dans sonermitage. Et sa vie devenait de plus en plus sévère.

D’abord, il avait accepté tout ce qu’on luiapportait : du thé, du sucre, du pain blanc, du lait, desvêtements et du bois de chauffage.

Mais, plus le temps avançait, plus les règlesqu’il établissait pour lui-même devenaient rigoureuses. Il arrivaainsi à n’accepter du pain noir qu’une fois par semaine,distribuant aux pauvres tout le surplus. Toute son existence sepassait maintenant en prières dans sa cellule ou en entretienspieux avec les visiteurs dont le nombre s’accroissait chaquejour.

Après l’incident avec la Makovskine, saconversion et son entrée au couvent, la gloire du père Serges’était étendue au loin.

Cette gloire, comme toujours, exagérait sesexploits. Aussi venait-on de tous côtés pour lui amener desmalades, en affirmant qu’il pouvait les guérir.

Sa première guérison miraculeuse advint dansla huitième année de sa réclusion. Ce fut un garçon de quatorze ansamené par sa mère. Il imposa les mains sur la tête de l’enfant. Iln’avait jamais supposé qu’il pouvait guérir les malades. C’eût étépour lui un péché d’orgueil. Mais la mère ne cessait de lesupplier, se traînant à ses pieds, au nom du Christ, invoquantd’autres guérisons. Aux paroles du père Serge répondant que seulDieu pouvait guérir, elle ne répétait qu’une chose : que sesmains fussent imposées sur la tête de l’enfant.

L’ermite refusa cependant et se retira dans sacellule. Mais le lendemain, sortant pour chercher de l’eau, ilretrouva la même femme et son enfant, garçonnet pâle et maladif. Laparabole du juge injuste lui vint à l’esprit. Il n’avait pas eu dedoute pour le refus, mais maintenant ce doute le torturait :il se mit donc en prière jusqu’à ce qu’une décision s’imposât à sonâme. Cette révélation disait que le désir de la femme devait êtreexaucé ; quant à lui, il n’était qu’un humble outil dans lamain de Dieu. Et aussitôt le père Serge sortit pour accomplir ledésir de la femme.

Un mois après, il reçut des nouvelles du petitgarçon. Il était guéri et la gloire de l’ermite s’étendit dans toutle gouvernement. Depuis ce jour, il n’était pas une semaine sansvisite. Les malades arrivaient très nombreux et ayant accordé auxuns, il ne pouvait refuser aux autres. Il priait, imposait sa main,et nombreuses furent les guérisons.

C’est ainsi qu’après sept ans de séjour aucouvent passèrent treize nouvelles années de réclusion. Le pèreSerge semblait un vieillard. La barbe était grise et longue, maisses cheveux, bien que rares, étaient encore noirs et crépus.

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