Contes et Nouvelles – Tome II

LE RÊVE

[Note – Première publication en 1857 –1862. Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont,1947.]

 

Dans mon rêve, j’étais debout au sommetvacillant d’une montagne éblouissante de blancheur. Je m’adressaisaux hommes et leur faisais part de toutes les pensées qui étaienten mon âme et qui m’avaient été jusqu’alors inconnues. Mes pensées,comme celles que l’on a en rêve, étaient étranges ; mais,progressivement, elles se transformaient en paroles inspirées etharmonieuses. Je m’étonnais de mes propres discours. Le son de mavoix m’emplissait d’aise. Je ne voyais rien, mais je sentais qu’unefoule inconnue s’amassait autour de moi ; tous ces gensétaient mes frères, je percevais leur haleine toute proche. Au loinmugissait la mer, sombre et pareille à la foule. Mes paroless’envolaient avec le vent par-delà la forêt, et une brise porteusede joie et d’allégresse exaltait la foule en même temps quemoi-même. Lorsque ma voix se taisait, on entendait les soupirs dela mer. La mer et la forêt… La foule… Mes yeux étaient aveugles,mais je sentais les regards se poser sur moi. C’était la force detous ces regards qui me maintenait debout. Cela m’était pénible etdélicieux à la fois. Leur ivresse me soutenait comme les soutenaitla mienne. J’avais un pouvoir sans limites. J’entendais en moi unevoix étrange dire : « Quelle horreur ! » Jepris peur. Mais je continuais à marcher toujours plus vite,toujours plus loin. Le souffle me manquait. Le fait de dominer mapeur augmentait mon exaltation, et la cime qui me portait s’élevaitde plus en plus haut en un rythme régulier. Encore quelquesinstants et tout serait fini.

Derrière moi, quelqu’un marchait. J’eusl’impression de sentir sur moi un regard étranger et impérieux.Malgré ma résistance, je fus contraint de me retourner. Je vis unefemme ; j’éprouvai un sentiment de gêne et m’arrêtai. La foulene s’était pas encore dispersée et l’on entendait toujours levent.

Sans que la foule s’écartât, la femme latraversa tranquillement, sans se mêler à elle. Mon sentiment degêne allait croissant. Je voulus reprendre mon discours, mais je netrouvai plus mes mots. Je ne savais qui était cette femme. Elleincarnait la séduction et, en elle, une force invincible attiraitdoucement et douloureusement. Elle me jeta un regard furtif, puisse détourna avec indifférence. Je ne fis qu’entrevoir les contoursde son visage, mais son regard paisible demeura en moi. Il y avaitdans ce regard une douce ironie et une imperceptible pitié.

Elle ne comprenait pas mes paroles et n’enmontrait nul regret, mais elle me prenait en pitié. Je ne pouvaisme libérer de son regard. Sa pitié ne semblait pas s’adresser àmoi, mais seulement à mon enthousiasme. Cette femme irradiait lebonheur. Elle se suffisait à elle-même, et c’est pour cette raisonqu’il me sembla qu’on ne pouvait vivre sans elle.

Un voile de ténèbres et de brouillardl’enveloppa soudain et la sépara de moi. Je me mis à pleurer, sanshonte, à pleurer le bonheur passe, perdu sans retour, ainsi quel’impossibilité d’un bonheur futur, d’un bonheur pour tous… Mais àces larmes se mêlait le bonheur présent.

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