Contes et Nouvelles – Tome II

VII

Il faisait en effet bien froid dehors ;mais Albert ne le sentait pas, tant le vin bu et la disputel’avaient échauffé.

Et mettant le pied sur le pavé, il regardaautour de lui et se frotta joyeusement les mains. La rue étaitvide, mais une longue rangée de réverbères l’éclairait encore deses lumières rouges ; le ciel était clair et pleind’étoiles.

– Quoi ? dit-il, en se tournant versla fenêtre éclairée du logis de Delessov.

Et mettant, par-dessous son paletot, les mainsdans les poches de son pantalon, se penchant en avant, Albert s’enalla, d’un pas pesant et incertain, par le côté droit de la rue. Ilse sentait aux jambes et à l’estomac une grande lourdeur, dans satête quelque chose faisait du bruit, une force invisible le jetaitde côté et d’autre ; mais toujours il marchait en avant dansla direction de la maison d’Anna Ivanovna. Dans sa cervelle seheurtaient d’étranges, d’incohérentes pensées. Il se remémoraittantôt sa dispute avec Zakhar, tantôt, il ne savait pourquoi, lamer et sa première arrivée en Russie par le bateau à vapeur, tantôtun motif familier commençait à chanter dans son imagination, et ilse rappelait l’objet de sa passion et la terrible nuit du théâtre.Mais, malgré leur incohérence, tous ces souvenirs se présentaient àson esprit avec une telle clarté, qu’en fermant les yeux il nesavait pas ce qui était le plus réel, de ce qu’il faisait ou de cequ’il pensait. Comment ses pieds se déplaçaient, comment, envacillant, il se heurtait contre les murs, comment il regardaitautour de lui et passait d’une rue dans l’autre, il n’en avait nila conscience ni le sentiment. Il ne voyait et ne sentait que lesimages qui, se succédant d’une manière fantastique et seconfondant, s’offraient à sa mémoire.

En passant par la rue Malaïa-Morskaïa, Albertfit un faux pas et tomba. Il revint à lui, pour un instant, etaperçut devant lui une grande et superbe maison. Il reprit saroute. Au ciel on ne voyait ni les étoiles, ni la rougeur del’aurore, ni la lune ; plus de réverbères non plus ; maistous les objets s’accusaient clairement. Aux fenêtres d’un bâtimentqui se dressait au bout de la rue, des lumières brillaient, maisces lumières vacillaient, pareilles à des reflets. Ce bâtimentallait grandissant, de plus en plus proche, de plus en pluslumineux devant Albert. Ces clartés s’évanouirent dès que lemusicien eut franchi la large porte. Il faisait sombre àl’intérieur. Des pas solitaires résonnaient avec bruit sous lesvoûtes, et des ombres s’enfuirent en glissant à son approche.

« Pourquoi suis-je venu ici ? »pensait-il.

Mais une puissance irrésistible le poussait enavant, vers les profondeurs de la salle… Là se dressait une espècede tribune et tout autour des gens se tenaient debout et muets.

– Qui est-ce qui va parler ? demandaAlbert.

Personne ne répondit ; seulement l’und’eux lui indiqua la tribune, où se trouvait déjà un grand hommemaigre, aux cheveux rigides comme des soies de porc, en robe dechambre bariolée. Albert reconnut aussitôt son ami Petrov.

« Il est étrange qu’il soitici ! » pensa-t-il.

– Non, frères ! disait Petrov en ledésignant, vous n’avez pas compris cet homme qui a vécu parmivous ; vous ne l’avez pas compris ! Ce n’est pas unartiste vénal, ce n’est pas un virtuose mécanique, ce n’est pas unfou, ce n’est pas un homme perdu : lui, c’est un génie, ungrand génie musical, confondu, perdu parmi vous !

Albert comprit tout de suite de qui parlaitson ami ; mais, désireux de ne pas le gêner, il baissa la têtepar modestie.

– Lui, comme un brin de paille, il estconsumé par ce feu sacré que tous nous adorons, continuait lavoix ; il a développé tout ce que Dieu avait déposé en lui, etc’est pourquoi on doit l’appeler un grand homme. Vous avez pu lemépriser, le torturer, l’humilier, poursuivait la voix de plus enplus vibrante ; mais lui il fut, est et sera incomparablementsupérieur à vous. Il est heureux, il est bon. Il aime et méprisetout le monde indifféremment, et qu’importe ? mais il n’acultivé que le don qui lui venait du Ciel. Il n’aime qu’une chose,le beau, le seul et indubitable bien du monde. Oui, voilà ce qu’ilest ! Tombez tous devant lui la face contre terre ! Àgenoux, cria-t-il d’une voix forte.

Mais une autre voix commença à parlerdoucement dans le coin opposé de la salle.

– Je ne veux pas tomber à genoux devantlui, disait cette voix, dans laquelle Albert reconnut aussitôt lavoix de Delessov. En quoi donc est-il grand ? Et pourquois’incliner devant lui ? Est-ce qu’il a mené une vie honnête etjuste ? Est-ce qu’il a rendu service à la société ? Nesavons-nous pas qu’il a emprunté de l’argent et ne l’a pas rendu,qu’il a emporté le violon de son ami, et l’a mis en gage ?…(« Ô mon Dieu, comme il sait tout », pensait Albert enbaissant encore plus la tête.)

» Ne savons-nous pas qu’il a flatté lespires gens, qu’il les a flattés pour de l’argent ? continuaDelessov. Ne savons-nous pas qu’on a dû le chasser duthéâtre ? Qu’Anna Ivanovna a voulu le livrer à lapolice ?… (« Ô mon Dieu, tout cela c’est vrai, maisprotège-moi ! dit Albert. Toi seul tu sais pourquoi j’ai faitcela. »)

– Cessez, ayez honte ! parla denouveau la voix de Petrov : de quel droitl’accusez-vous ? Est-ce que vous avez vécu de sa vie ?Avez-vous éprouvé ses extases ?… (« C’est vrai !c’est vrai ! » murmura Albert.)

» L’art est la suprême manifestation dela puissance humaine. Il n’est donné qu’à de rares élus, et il lesélève à une hauteur vertigineuse où la tête tourne, où il estdifficile de garder toute sa raison. Dans l’art comme dans toutelutte, il y a des héros qui se sacrifient à leur idée, et quimeurent sans atteindre le but !

Petrov se tut ; Albert releva la tête etcria tout haut :

– C’est vrai ! c’est vrai !

Mais sa voix ne put articuler aucun son.

– Cela ne vous regarde pas ! lui ditsévèrement Petrov… Oui, humiliez-le, méprisez-le,continua-t-il ; mais, de nous tous, c’est lui le meilleur etle plus heureux !

Albert, qui avait écouté ces paroles lebonheur dans l’âme, n’y put tenir davantage : il s’approcha deson ami et voulut l’embrasser.

– Va-t’en, je ne te connais pas !répondit Petrov. Passe ton chemin, autrement tu n’arriveraspas !…

– Vois-tu dans quel état tu es : tun’arriveras pas ! cria un soldat de police au coin d’uncarrefour.

Albert s’arrêta un moment, rassembla toutesses forces et, en s’efforçant de ne pas vaciller, enfila uneruelle.

Quelques pas seulement le séparaient de lamaison d’Anna Ivanovna. Du vestibule, une clarté tombait sur laneige de la cour et près du guichet stationnaient des traîneaux etdes voitures.

En s’accrochant à la balustrade avec ses mainstoutes froides, il gravit les marches et sonna.

La figure endormie d’une servante apparut dansl’ouverture de la porte. Elle regarda Albert d’un airirrité :

– On ne peut pas !cria-t-elle ; on ne m’a pas donné l’ordre de vous laisserentrer !

Et elle referma la porte avec bruit. Onentendait de l’escalier des sons de musique et des voix de femmes.Albert s’assit sur le seuil, s’appuya contre le mur et ferma lespaupières. Au même instant une foule de visions incohérentes, maisnon sans lien entre elles, l’entourèrent avec une force nouvelle,le prirent dans leurs ondes et l’emportèrent là-bas quelque partdans le domaine libre et merveilleux des visions.

« Oui, c’est lui le meilleur et le plusheureux ! » voilà ce qui, involontairement, chante dansson imagination. Derrière la porte résonnent des airs depolka ; ils disent aussi, ces airs-là, que c’est lui lemeilleur et le plus heureux. À l’église voisine les clochestintent ; et ce tintement dit encore : « Oui, c’estlui le meilleur et le plus heureux. »

« Mais je vais retourner dans la salle,pense Albert ; Petrov a sans doute beaucoup de choses à medire encore. »

Dans la salle, plus personne, et au lieu dePetrov, c’est Albert lui-même qui est à la tribune, Albert jouantsur le violon tout ce que la voix disait auparavant. Mais le violonest d’une étrange construction ; il est tout en verre. Et ilfaut l’étreindre des deux mains et le presser contre la poitrinepour qu’il rende des sons. Et ils sont si tendres et si suaves, cessons, qu’Albert n’a jamais rien entendu de pareil. Plus fortementcontre son sein il presse l’instrument, plus il se sent consolé etheureux. Plus haut vibrent les sons, plus vite courent les ombres,et plus s’illuminent, d’une lumière transparente, les murs de lasalle. Mais il faut manier l’instrument avec des précautionsinfinies pour ne point le briser. Albert joue du violon en verreavec une délicatesse extrême et merveilleusement bien. Il joue deschoses que personne, il le sent, n’entendra jamais plus. Ilcommence déjà à se sentir fatigué, quand un autre son, lointain etsourd, le distrait. C’est le son d’une cloche, mais voici ce quedit la cloche :

« Oui, dit sa voix venue de loin et dehaut, il vous semble misérable, vous le méprisez, mais c’est lui lemeilleur et le plus heureux ! Personne, jamais plus, ne jouerade cet instrument ! »

Ces paroles familières semblèrent siangéliques, si nouvelles et justes à Albert, qu’il cessa de jouer,et, en s’efforçant de ne pas remuer, leva les bras et les yeux versle ciel. Il se sentait beau et heureux. Bien qu’il n’y eût personnedans la salle, Albert redressa sa poitrine et, relevant fièrementla tête, se campa à la tribune de manière que tous pussent le voir.Soudain une main le toucha légèrement à l’épaule ; il seretourna et, dans le demi-jour il reconnut une femme. Elle leregardait tristement et secouait la tête négativement. Il compritaussitôt que ce qu’il faisait était mal, et il eut honte delui.

– Où alors ? lui demanda-t-il.

Elle le regarda encore une fois longuement etfixement, puis baissa tristement la tête. C’était elle qu’ilaimait, c’était elle et sa toilette était la même ; à son courond et blanc, un rang de perles étincelait et ses bras charmantsétaient nus jusqu’au-dessus du coude. Elle lui prit la main et lemena hors de la salle.

– La sortie est de l’autre côté, lui ditAlbert.

Mais elle, sans répondre, sourit et le fitsortir de la salle. Sur le seuil, Albert aperçut la lune et del’eau. Mais l’eau n’était pas en bas comme à l’ordinaire, et lalune n’était pas en haut, un cercle blanc quelque part dans leciel, comme à l’ordinaire : la lune et l’eau étaientconfondues et partout épandues et en haut, et en bas, et autour desdeux amants. Albert se précipita avec elle dans la lune etl’eau ; il comprit qu’il pouvait maintenant embrasser cellequ’il aimait plus que tout au monde. Il l’embrassa, et éprouva unebéatitude insupportable.

« N’est-ce pas un songe ? » sedemandait-il.

Mais non, c’était la réalité ; c’étaitplus que la réalité, c’était la réalité et le souvenir. Il sentaitque cette ineffable extase dont il jouissait actuellement étaitpassée et ne reviendrait jamais.

– Alors pourquoi pleuré-je ? luidemanda-t-il.

Elle le regarda silencieusement, tristement.Albert comprit ce qu’elle voulait dire par ce regard.

– Mais comment, puisque je suisvivant ! dit-il.

Elle, sans répondre, regarda fixement enavant.

« C’est affreux ! Comment luiexpliquer que je suis vivant ? pensait-il avec épouvante… Ômon Dieu, mais je suis vivant, comprenez-moi ! »murmura-t-il.

– C’est lui le meilleur et le plusheureux, fit une voix.

Mais quelque chose de plus en plus oppressaitAlbert. Était-ce la lune et l’eau, l’étreinte de la bien-aimée, oudes larmes, il ne le savait pas ; mais il sentait qu’il nedisait pas ce qu’il eût fallu dire, et que bientôt tout allaitfinir.

Deux invités sortant de chez Anna Ivanovna seheurtèrent contre Albert étendu sur le seuil. L’un d’eux seretourna et appela la maîtresse de maison.

– Mais c’est inhumain, dit-il, de laisserainsi geler un homme.

– Ah ! toujours cet Albert !J’en ai assez, répondit-elle. Annouchka ! mettez-le quelquepart dans une pièce, dit-elle à sa servante.

– Mais je suis vivant, pourquoim’enterrez-vous ? murmura Albert, tandis qu’on l’emportait,inerte, dans l’intérieur de la maison.

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