Contes et Nouvelles – Tome II

VI

Los choses allant ainsi jour après jour,semaine après semaine, une année fut bientôt écoulée. Maître Semaavait maintenant un habile ouvrier connu pour travailler mieux quetout autre ; et les pratiques affluaient dans la pauvredemeure du savetier.

Un jour, au cœur de l’hiver, un traîneauattelé de trois chevaux fringants s’arrêta devant la maison. Semaet son compagnon interrompirent leur travail et se penchèrent versla fenêtre.

Un brillant laquais sauta prestement du siègeet ouvrit la portière. Il en sortit un personnage d’alluredistinguée, tout hérissé de fourrure, qui se dirigea droit versl’escalier.

Matréma s’était précipité pour ouvrir laporte.

Le personnage s’inclina sous le linteau tropbas et entra dans la chambre. Il avait la taille plus qu’ordinaire,et peu s’en fallut qu’il ne heurtât le plafond en se redressant.Son grand air contrastait avec la modeste pièce, qui semblait troppetite pour lui.

Sema s’était levé à la hâte, et fit un profondsalut, tout confus en présence de ce grand seigneur ; jamaissi grand personnage n’était entré sous son toit. Quelcontraste !

D’un côté Sema, le teint hâlé, le visagecouvert de rides ; Michel, avec sa douce figure pâlie demaigreur ; Matréma, dont la peau ridée s’étirait sur lesos ; de l’autre, un colosse au visage plantureux, tout veinéde sang, avec une encolure de taureau, un être en un mot quisemblait d’un autre monde.

Le personnage respira bruyamment, ôta safourrure et demanda après s’être assis :

– Qui est le maître ici ?

– C’est moi, Votre Seigneurie, réponditSema en s’avançant.

Le gentilhomme se tourna vers son laquais etlui dit :

– Fedka, va chercher le rouleau decuir.

Le laquais s’empressa et revint bientôt avecun rouleau, qu’il remit à son maître. Celui-ci le posa sur latable.

– Ouvre-le, ordonna-t-il de nouveau.

Quand ce fut fait, le gentilhomme, appuyantl’index sur le cuir, interpella Sema :

– Maintenant, écoute, cordonnier etmaître en chaussures, tu vois ce cuir ?

– Je le vois, Seigneurie, balbutiaSema.

– Tu le vois, mais sais-tu ce que c’estque cette marchandise-là ?

Sema palpa le cuir et dit :

– La marchandise est belle.

– Belle ! je te crois,parbleu ! si belle que de sa vie un savetier comme toi n’en avu de pareille. Sais-tu que c’est du cuir allemand et que ça mecoûte vingt roubles ?

Sema balbutia :

– Où verrait-on ici quelque chose depareil ?

– Je me le demande aussi. Maintenant,écoute-moi bien. Je veux que de ce cuir on me fasse une paire debottes, mais il me faut un chef-d’œuvre. Te chargeras-tu de cetravail ?

– Je m’en chargerai, VotreSeigneurie.

Le gentilhomme apostropha violemmentSema :

– Tu t’en chargeras, c’est bientôt dit.Mais sais-tu pour qui tu travailles ? et cette marchandise, enconnais-tu le prix ? Je veux des bottes qui puissent se porterune année, sans torsion ni trace d’usure, ni accroc d’aucune sorte.Si tu es de force, taille dans mon précieux rouleau, je te leconfie ; mais si tu n’es pas sûr de toi, ne te charge pas dutravail, car, je t’en préviens, à la moindre avarie, ou déchirurequi se produirait dans le délai de l’année, je te ferai jeter enprison sans pitié. Si, au contraire, l’ouvrage me satisfait, unrouble d’argent sera ta récompense.

Sema avait perdu toute assurance. Il n’osaitrépondre et interrogeait du regard le compagnon Michel. Commecelui-ci restait indifférent, Sema le poussa du coude en disanttout bas : « Faut-il accepter ? »

Michel fit un mouvement de la tête quisignifiait : « Prends ce travail, tu peux lefaire. »

Sur ce conseil Sema accepta et promit desbottes qui resteraient intactes pendant un an.

Après quoi, le gentilhomme, appelant sonlaquais, se fit déchausser du pied gauche et tendit la jambe pourque l’artisan prît mesure.

Sema prit des bandelettes de papier et lesrassembla en les cousant bout à bout ; cela lui fit une mesured’environ dix werschok, qu’il lissa soigneusement de sa main ;puis, mettant un genou en terre, il commença l’opération, mais ens’essuyant tout d’abord les mains à son tablier, de peur desouiller les bas du gentilhomme. Il mesura la plante, puis le coupde pied. Le mollet était un véritable pilier : la bandelettese trouva trop courte pour en faire le tour.

– Prends garde de me faire des tiges tropétroites, intervint le gentilhomme.

Sema s’empressa de coudre une nouvellebandelette, pendant que l’étranger, assis avec nonchalance,dévisageait les hôtes de la petite chambre. Ses yeux tombant surMichel :

– Qui est celui-ci ? Un apprentisans doute.

– Que Votre Seigneurie daignem’excuser ; ce jeune homme est déjà un maître, c’est lui quifera les bottes de Votre Seigneurie.

– Prends-y garde, jeune homme. Tu m’asentendu, je veux des bottes qui restent neuves une annéeentière.

Sema s’était interrompu pour se tourner aussivers Michel, mais celui-ci s’occupait de tout autre chose que dugentilhomme ; il regardait avec une persistance singulièrevers l’angle de la chambre, il regardait, regardait, et soudain unsourire illumina son visage, qui parut transfiguré.

– Que veut dire cela, sotétourneau ? exclama l’étranger. Qu’as-tu donc à ricaner ?Songe plutôt à finir mes bottes à temps et à soigner l’ouvrage quetu vas entreprendre.

– Elles seront prêtes à l’heure où on lesdemandera, répondit simplement Michel.

– C’est ainsi que je l’ordonne.

Le gentilhomme se fit rechausser, s’ensevelitdans sa fourrure et se dirigea vers la porte ; en passant, iloublia de se baisser et sa tête heurta violemment contre le linteaude la porte. Le noble personnage tempêta et sacra de la belle façontout en se frottant le front, et en courant à son traîneau, quipartit aussitôt au galop.

La corvée avait été rude ; Sema poussa unsoupir de soulagement.

– Quel homme de fer ! dit-il ;un maillet ne rabattrait pas ; sa tête a fait trembler leplafond et il paraît l’avoir senti à peine.

Matréma plaça aussi son mot :

– Des gens qui ont tout ce qu’ilsveulent, rien d’étonnant qu’ils soient frais et robustes. Maisn’importe, la mort les brisera comme les autres.

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