Contes et Nouvelles – Tome II

VI

Le lendemain était un jour de fête. Delessov,s’étant levé, était assis dans son salon, devant son café, etlisait un livre. Albert ne remuait pas encore dans la piècevoisine.

Zakhar ouvrit discrètement la porte et regardadans la salle à manger.

– Croyez-vous, Dmitri Ivanovitch, il estcouché sur le divan, nu ! Il n’a rien voulu étendre sous lui,ma foi. C’est comme un petit enfant. Je vous assure, c’est unartiste !

Vers midi, on entendit derrière la porte ungémissement et un bruit de toux.

Zakhar se rendit de nouveau dans la salle àmanger, et le barine perçut la voix caressante de Zakhar, et lavoix faible, suppliante, d’Albert.

– Eh bien ? demande le barine àZakhar lorsqu’il fut de retour.

– Il s’ennuie, Dmitri Ivanovitch, il neveut pas faire sa toilette ; il est tout sombre. Il demandetoujours quelque chose à boire.

– Non, puisque j’ai commencé, il fautaller jusqu’au bout.

Et, après avoir donné l’ordre de ne pasapporter de vin au musicien, il reprit son livre, non sans prêtercependant l’oreille à ce qui se passait dans la salle à manger.Rien n’y bougeait, seulement, à de rares intervalles, on entendaitune pénible toux et des crachements.

Deux heures environ se passèrent de la sorte.Delessov s’habilla, et, avant de partir, se décida à entrer unmoment chez son locataire. Albert se tenait assis, immobile, prèsde la fenêtre, la tête baissée entre ses deux mains. Son visageétait jaune, plissé, et non seulement triste, mais profondémentmalheureux. Il essaya de sourire en manière de bienvenue, mais saphysionomie prit une expression encore plus désolée. Il semblaittout près… de pleurer. Il se leva péniblement et salua.

– S’il était possible, un petit verre devodka… dit-il d’un ton suppliant : je suis si faible, je vousen prie !

– Le café vous réconfortera bien mieux.Je vous le recommanderais.

Le visage d’Albert perdit tout à coup sonexpression enfantine. Il regarda par la fenêtre, d’un œil froid etterne, et s’affaissa sur sa chaise.

– Ne voulez-vous pas déjeuner,plutôt ?

– Non, je vous en remercie, je n’ai pasd’appétit.

– Si vous vouliez jouer du violon, vousne me gêneriez pas, dit Delessov en posant l’instrument sur latable.

Albert considéra le violon avec un sourire demépris.

– Non, je suis trop faible, je ne puispas jouer, dit-il en le repoussant loin de lui.

Après, quoi que lui dît Delessov, luiproposant de faire une promenade, d’aller le soir au théâtre, il seborna à saluer humblement et se tut obstinément.

Delessov partit, rendit quelques visites, dînadehors et, avant le théâtre, passa chez lui pour changer devêtement et savoir ce que devenait le musicien. Albert était assisdans l’antichambre obscure et, s’accoudant, regardait dans le poêleallumé. Il était vêtu proprement, lavé, peigné, mais ses yeuxétaient troubles, morts, et toute sa physionomie exprimait unefaiblesse, un épuisement encore plus grands que le matin.

– Eh bien ! avez-vous dîné, monsieurAlbert ? interrogea Delessov.

Albert fit de la tête un signe affirmatif, et,après avoir regardé le visage de Delessov, baissa craintivement lesyeux. Delessov se sentit confus.

– J’ai parlé de vous aujourd’hui audirecteur, dit-il en baissant aussi les yeux ; il sera trèscontent de vous prendre, si vous lui permettez de vousentendre.

– Je vous remercie, je ne peux pas jouer,répondit doucement Albert.

Et il rentra dans sa chambre, en refermant laporte sans bruit.

Au bout de quelques minutes, le bouton de laporte tourna non moins doucement, et Albert ressortit de sa chambreavec le violon. Il le posa sur une chaise, après avoir effleuréDelessov d’un regard méchant, et se déroba de nouveau. Delessovhaussa les épaules et sourit.

« Que dois-je encore faire ? En quoisuis-je coupable ? » pensa-t-il.

– Eh bien ! et lemusicien ?

Telle fut sa première question en rentrantchez lui assez tard.

– Mal ! répondit Zakhar avec douceuret d’une voix sonore. Il soupire toujours, tousse, et ne ditrien ; et il a demandé quatre ou cinq fois de la vodka. Je luien ai donné un verre. Sans quoi nous risquerions de le fairemourir, Dmitri Ivanovitch. C’est comme l’intendant…

– Et il ne joue pas du violon ?

– Il ne le touche même pas. Je le lui aiapporté deux fois : il l’a pris tout doucement et l’a portédehors, répondit Zakhar en souriant. Alors vous ne voulez toujourspas qu’on lui donne à boire ?

– Non, attendons encore un jour, nousverrons ce qu’il adviendra. Et à présent, commentva-t-il ?

– Il s’est enfermé dans le salon.

Delessov passa dans son cabinet, choisitquelques livres français et un Évangile en allemand.

– Tu déposeras ces livres demain dans sachambre ; et prends garde, ne le laisse pas sortir, dit-il àZakhar.

Le lendemain matin, Zakhar rapporta au barineque le musicien n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Il avaitpassé son temps à se promener dans sa chambre et de sa chambre aubuffet, essayant d’ouvrir l’armoire et la porte ; mais grâce àlui, Zakhar, tout était bien fermé. Le domestique ajouta que, touten feignant de dormir, il avait entendu Albert marmotter il nesavait quoi, et agiter ses bras.

Albert devenait chaque jour plus sombre etplus taciturne. Il semblait qu’il eût peur de Delessov, et dans saphysionomie se lisait un effroi maladif lorsque leurs yeux serencontraient. Il ne touchait ni aux livres ni au violon, et nerépondait pas aux questions qu’on lui posait. Le troisième jour quele musicien demeurait chez lui, Delessov rentra au logis tard dansla soirée, fatigué et énervé. Il avait couru toute la journée àsolliciter pour une affaire qui lui semblait simple et facile, et,comme il arrive souvent, n’avait absolument rien obtenu, malgré desefforts inouïs. De plus, en passant devant le club, il était entréet avait perdu au whist. Il était de fort mauvaise humeur.

– Eh bien ! Dieu soit aveclui ! répondit-il à Zakhar qui venait de lui exposer le tristeétat d’Albert. Demain je chercherai à obtenir de lui, décidément,s’il veut ou non rester chez moi et suivre mes conseils. Sinon, jene le retiendrai plus. Il me semble que j’aurai fait pour lui toutce que je pouvais.

« Voilà, pensa-t-il, fais du bien auxgens ! je me gêne pour lui, je garde chez moi cet être sale,si bien que le matin je ne peux pas recevoir un inconnu. Je me metsen peine, je cours, et lui, il me regarde comme un scélérat qui,pour son plaisir, l’enferme dans une cellule. Et surtout il ne veutpas faire un seul pas pour lui-même. Ils sont tous ainsi (ce« tous » visait tous les hommes en général, et, enparticulier, ceux à qui il avait eu affaire dans la journée…) Etque se passe-t-il en lui à présent ? Qu’est-ce qui l’inquièteet le désole ?… Il regrette la dépravation à laquelle je l’aiarraché ? La misère dont je l’ai sauvé ? Apparemment, ilest si abaissé, qu’il lui est difficile d’envisager une existencehonnête… Non, c’était un enfantillage, décida à part soi Delessov.Et puis-je m’ingérer de corriger autrui, quand on a déjà tant depeine à se corriger soi-même ! »

Il voulait le laisser aller tout desuite ; mais, réflexion faite, il remit jusqu’aulendemain.

Pendant la nuit, le fracas d’une tablerenversée dans l’antichambre, un bruit de voix et de trépignementsréveillèrent Delessov. Il alluma la bougie et se mit à écouter avecétonnement…

– Attendez, je le dirai à DmitriIvanovitch, disait Zakhar.

La voix d’Albert éclatait, ardente etincohérente. Delessov se leva brusquement et, la bougie à la main,sortit vivement dans l’antichambre. Zakhar, en chemise de nuit,était debout contre la porte ; Albert, en chapeau et enpardessus, le repoussait de la porte et criait d’une voislarmoyante :

– Vous ne pouvez pas me retenir !J’ai un passeport, je n’ai rien pris chez vous. Vous pouvez mefouiller. J’irai trouver le maître de police.

– Permettez, Dmitri Ivanovitch ! ditZakhar en s’adressant au barine, et en continuant à tenir la porteavec son dos. Il s’est levé pendant la nuit, il a trouvé la clefdans mon paletot, et a bu un carafon entier de liqueur. Est-cebien ? Et maintenant, il veut s’en aller. Vous ne m’en avezpas donné l’ordre, je ne peux donc pas le laisser partir.

Albert, en apercevant Delessov, se mit àpresser Zakhar avec plus d’acharnement encore.

– Personne ne peut me retenir, on n’en apas le droit ! criait-il en élevant la voix de plus enplus.

– Retire-toi, Zakhar, dit Delessov… Je neveux pas vous retenir ni ne le peux, mais je vous conseillerai dedemeurer jusqu’à demain, fit-il en se tournant vers Albert.

– Personne ne peut me retenir !J’irai trouver le maître de police ! vociférait le musicien deplus en plus fort, en s’adressant à Zakhar seul et sans regarderDelessov…

» Au secours ! » cria-t-ilsoudain d’une voix furieuse.

– Mais pourquoi hurlez-vous de lasorte ? On ne vous retient pas, dit Zakhar en ouvrant laporte.

Albert cessa de crier.

– Vous n’avez pas réussi ? Vousvouliez me faire mourir ? Non ! grommelait-il à part luien mettant ses galoches.

Sans dire adieu, et toujours bégayant desparoles vides de sens, il franchit le seuil. Zakhar l’éclairajusqu’à la porte cochère, et revint.

– Dieu merci, Dmitri Ivanovitch ;autrement, il serait arrivé quelque malheur, dit-il au barine. Etmaintenant, il faut vérifier la vaisselle plate…

Delessov se borna à secouer la tête et nerépondit rien. À cette heure, le souvenir lui revenait, dans touteson intensité, des deux premières soirées qu’il avait passées avecle musicien, puis de ces dernières journées si tristes qu’Albertavait tramées ici ; par sa faute à lui Delessov ; etsurtout il se rappelait ce doux sentiment mêlé d’étonnement,d’amour et de compassion qu’avait excité en lui, dès le premierregard, cet homme étrange, et il le regrettait.

« Et que va-t-il devenir à présent ?pensait-il. Sans argent, sans vêtements chauds, seul au milieu dela nuit… »

Il voulait même envoyer Zakhar à sa recherche,mais il était trop tard.

– Est-ce qu’il fait froid dehors ?demanda-t-il.

– Une grande gelée, Dmitri Ivanovitch,répondit Zakhar. J’ai oublié de vous dire qu’il faudrait encoreacheter du bois avant le printemps.

– Et pourquoi m’as-tu dit qu’il enrestait encore ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer