Contes et Nouvelles – Tome II

X

À ce moment, devant la fenêtre, passa la têted’une paysanne portant de la toile sur une palanche, et un instantaprès la mère de Davidka entrait dans l’isba. C’était une femmed’une cinquantaine d’années, très grande, fraîche et vive. Sonvisage taché de rousseur et sillonné de rides n’était pas joli,mais le nez droit et ferme, les lèvres fines et serrées, les yeuxvifs et gris, révélaient intelligence et énergie. Ses épaulesanguleuses, sa poitrine plate, ses mains sèches, les muscles trèsdéveloppés de ses jambes brunes et nues, témoignaient que depuislongtemps elle avait cessé d’être femme et n’était plus qu’unetravailleuse. Elle entra vivement dans l’isba, ferma la porte,remonta sa jupe et regarda sévèrement son fils. Nekhludov voulaitlui adresser la parole, mais elle se détourna de lui, et se signaen regardant la noire icône de bois qui se trouvait derrière lemétier.

Cela fait, elle rajusta le mouchoir sale àcarreaux qui couvrait sa tête et salua bas le seigneur.

– Je souhaite un bon dimanche à VotreExcellence, dit-elle, que Dieu te sauve, notre père…

En voyant sa mère, Davidka devint confus,courba son dos encore davantage et baissa la tête.

– Merci, Arina, répondit Nekhludov. Jeparlais précisément avec ton fils de votre ménage.

Arina, ou comme on l’appelait dans le pays,quand elle était encore fille, Arichka-Bourlak, le menton appuyédans la main droite, tandis que la main gauche soutenait le brasdroit, sans écouter le maître jusqu’au bout, se mit à parler sibruyamment que toute l’isba était pleine de sa voix, et que dudehors on eût pu croire que plusieurs femmes parlaient à lafois.

– Quoi, mon père, causer avec lui !Il ne peut parler comme un homme. Voyez, il se tient comme unidiot, continua-t-elle en montrant, de la tête, avec mépris, lafigure misérable et massive de Davidka. Quel est monménage, petit père Votre Excellence ? Nous n’avons rien, danstout le village il n’y a pas plus pauvre que nous ; nous nesommes bons ni pour nous, ni pour la corvée, c’est une honte !Et tout cela à cause de lui. On l’a mis au monde, on l’a nourri, onl’a élevé, nous n’avions qu’un espoir : attendre qu’il fûtgrand. Et voilà, nous avons attendu et nous sommes servis. Il avalele pain et ne travaille pas plus que cette bûche pourrie. Il nesait que se coucher sur le poêle, ou bien, debout, il gratte satête d’idiot, dit-elle en le singeant. Fais-lui peur, père, je tele demande moi-même : punis-le, au nom de Dieu, envoie-lecomme soldat, ce sera la fin, je n’ai plus de force avec lui,là !

– Et bien ! N’as-tu pas de remords,Davidka, d’amener ta mère à parler ainsi ? dit Nekhludov ens’adressant d’un ton de reproche au paysan qui ne remuait pas.

– S’il était encore malade, continuaArina avec la même vivacité et les mêmes gestes. Non, il n’y a qu’àle regarder, il est gras comme un vrai porc de moulin. Il semblequ’il pourrait travailler, le fainéant, mais non, voilà, toujourssur le poêle, comme un propre-à-rien. S’il travaille, que mes yeuxperdent la vue, fit-elle, il se lève, se traîne, et elle-mêmetraînait les pieds et tournait d’un côté et de l’autre ses épaulesanguleuses. Ainsi aujourd’hui, le vieux lui-même est allé dans laforêt chercher des branchilles et lui a ordonné de creuser untrou : mais non, il n’a pas même pris la bêche dans sa main…(elle se tut un moment.) Il me perd, malheureuse ! cria-t-elletout à coup en agitant les mains et en s’avançant vers son filsavec un geste menaçant.

– Regardez cette face, paresseux, queDieu me pardonne (Elle se détourna de lui avec mépris et désespoir,cracha, puis de nouveau s’adressa au maître avec la même animation,et, les larmes aux yeux, continuait d’agiter ses bras.) Toujoursseule, notre nourricier. Mon vieux est malade, il est âgé et nepeut guère travailler et je suis toujours seule. Le roc même n’yrésisterait pas : mieux vaudrait la mort, ce serait la fin. Ilme faut nourrir ce vaurien ! Ah ! notre père ! Jen’ai déjà plus de forces ! Ma bru a succombé sous le travail,et pour moi ce sera de même !

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