Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 13Les noces d’Euloge Schneider

Saint-Just regarda l’homme de la tête auxpieds, comme s’il eût craint d’avoir affaire à un fou.

– Et vous venez, dites-vous…demanda-t-il.

– De la part de votre collègue Lebas.

– Pour me dire…

L’homme baissa de nouveau la voix, de manièreque Charles ne pût entendre ce qu’il disait ; quant ausecrétaire, il était depuis longtemps sorti, emportant àl’imprimerie tous les arrêtés de Saint-Just.

– Impossible ! dit le proconsul,passant de l’espérance au doute, tant la chose lui paraissaitincroyable.

– Cela est pourtant ainsi, répliqua lemessager.

– Mais il n’oserait jamais, ditSaint-Just serrant les dents et faisant jaillir un éclair de hainede ses yeux.

– Ce sont les hussards de la Morteux-mêmes qui se sont emparés de la porte, et qui ont empêché de lafermer.

– De la Porte de Kehl ?

– De la Porte de Kehl.

– Justement de celle-là qui est en facede l’ennemi ?

– Oui, justement de celle-là.

– Malgré mon ordre formel ?

– Malgré ton ordre formel.

– Et quel motif les hussards ont-ilsdonné pour empêcher cette porte d’être fermée à trois heures, quandil y a ordre formel de fermer toutes les portes de Strasbourg àcette heure, et peine de mort pour le contrevenant ?

– Ils ont dit que le commissaire de laRépublique rentrait en ville par cette porte avec sa fiancée.

– La fiancée d’Euloge Schneider ! lafiancée du capucin de Cologne !

Saint-Just regarda autour de lui, cherchantévidemment Charles des yeux, au milieu des ténèbres quicommençaient à envahir la chambre.

– Si c’est moi que tu cherches, citoyenSaint-Just, me voilà, dit le jeune homme en se rapprochant delui.

– Oui, approche ; as-tu entendu direque ton maître de grec allait se marier ?

L’histoire deMlle de Brumpt se présenta à l’instant même àl’esprit du jeune homme.

– Ce que je suppose serait trop long à teraconter.

– Non, raconte, dit en riant Saint-Just,nous avons le temps.

Charles raconta le dîner chez Euloge, avecl’épisode de la jeune fille et celui du bourreau.

En écoutant ce récit, la tête de Saint-Justrestait immobile, mais le reste de son corps était en proie à laplus vive agitation.

Tout à coup, une grande rumeur s’éleva dansl’une des rues qui conduisent de la Porte de Kehl à l’Hôtel deVille.

Sans doute devina-t-il quelle était la causede cette rumeur, car, s’adressant à Charles :

– Si tu veux te retirer, mon enfant, luidit-il, tu es libre, mais si tu veux assister à un grand acte dejustice, reste.

La curiosité clouait Charles aux côtés deSaint-Just ; il resta.

Le messager alla à la fenêtre, écarta lerideau.

– Eh ! tenez, dit-il, la preuve queje ne m’étais pas trompé, c’est que le voilà !

– Ouvre la fenêtre, dit Saint-Just.

Le messager obéit ; la fenêtre donnaitsur un balcon s’avançant au-dessus de la rue.

Saint-Just y monta, et, sur son invitation,Charles et le messager y montèrent après lui.

La pendule sonnait, Saint-Just seretourna : il était quatre heures.

Le cortège débouchait sur la place.

Quatre coureurs revêtus des couleursnationales précédaient la calèche de Schneider, traînée par sixchevaux et découverte malgré les menaces du temps ; lui et safiancée, richement vêtue, éblouissante de jeunesse et de beauté,étaient assis au fond ; son escorte habituelle, ses cavaliersnoirs, ses hussards de la Mort, caracolaient autour de la voiture,le sabre nu et écartant à coups de plat de sabre, au nom del’égalité et de la fraternité, les curieux qui s’approchaient tropprès des fiancés ; derrière eux venait immédiatement unecharrette basse à larges roues, peinte en rouge, traînée par deuxchevaux tout enrubannés aux trois couleurs, portant des planches,des poteaux, des marches, peints en rouge comme tout le reste, etconduite par deux hommes à mine sinistre, en blouse noire, coiffésdu bonnet rouge à large cocarde, échangeant avec les hussards de laMort de lugubres lazzi. Enfin le cortège se terminait par unepetite carriole dans laquelle était assis un homme maigre, pâle etsérieux, que l’on se montrait curieusement du doigt sans autredésignation que ces deux mots dits d’une voix basse etcraintive : « Maître Nicolas ! »

Le tout était éclairé par une double haied’hommes à pied portant des torches.

Schneider venait présenter sa fiancée àSaint-Just, qui, de son côté, comme on l’a vu, s’avançait sur lebalcon pour le recevoir.

Saint-Just, calme, rigide et froid comme lastatue de la Justice, n’était point populaire. Il était craint etrespecté ; de sorte que, lorsqu’on le vit sur le balcon avecson costume de représentant du peuple, avec son chapeau à panache,sa ceinture tricolore, et à son côté le sabre qu’il savait tirer aubesoin, quand il se trouvait en face de l’ennemi, il n’y eut nicris ni bravos, mais un froid chuchotement et un mouvement de reculdans la foule qui laissait vide un grand cercle éclairé, danslequel entraient la calèche portant les deux fiancés, la charretteportant la guillotine, et la carriole portant le bourreau.

Saint-Just fit, de la main, signe que l’ons’arrêtât, et la foule, comme nous l’avons dit, non seulements’arrêta, mais encore recula.

Tout le monde croyait que Saint-Just allaitparler le premier ; et, en effet, après ce geste impératifqu’il avait fait avec une suprême dignité, il allait parler,lorsque, au grand étonnement des spectateurs, ce fut la jeune fillequi, d’un mouvement rapide ouvrit la portière de la voiture,s’élança à terre, la referma, et, tombant à genoux sur le pavé,cria tout d’un coup au milieu de ce silence solennel :

– Justice, citoyen ! j’en appelle àSaint-Just et à la Convention !

– Contre qui ? demanda Saint-Just desa voix vibrante et incisive.

– Contre cet homme, contre EulogeSchneider, contre le commissaire extraordinaire de laRépublique.

– Parle ; qu’a-t-il fait ?répondit Saint-Just. La justice t’écoute.

Et, alors, d’une voix émue, mais forte,indignée, menaçante, la jeune fille raconta tout ce hideux drame,la mort de sa mère, son père arrêté, l’échafaud dressé devant samaison, l’alternative offerte, et, à chaque terrible péripétie, quesemblait avoir peine à croire celui qui l’écoutait, elle appelaiten témoignage soit le bourreau, soit ses aides, soit les hussardsde la Mort, soit enfin Schneider lui-même ! Chaque interpellérépondait :

– Oui, c’est vrai !

Excepté Schneider, qui, atterré, ramassé surlui-même comme un jaguar qui va s’élancer, répondit oui, lui aussi,par son silence.

Saint-Just, mordant son poing, laissa toutdire ; puis, quand la jeune fille eut fini :

– Tu as demandé justice, citoyenneClotilde Brumpt, et tu vas l’avoir ; mais qu’aurais-tu fait situ ne m’eusses point trouvé disposé à te la rendre ?

Elle tira un poignard de sapoitrine :

– Ce soir, au lit, dit-elle, je l’eussepoignardé ; les Charlotte Corday nous ont appris comment ontraite les Marat ! Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenantque me voilà libre d’aller pleurer ma mère et consoler mon père, jete demande sa grâce.

À ce mot « sa grâce », Saint-Justtressaillit, comme mordu par un serpent.

– Sa grâce ? s’écria-t-il enfrappant du poing la traverse du balcon ; la grâce de cethomme exécrable ? la grâce du capucin de Cologne ? Turis, jeune fille ; si je faisais cela, la Justice déploieraitses ailes et s’envolerait pour ne plus revenir. Sa grâce !

Et, avec une explosion terrible, d’une voixqui fut entendue à une incroyable distance :

– À la guillotine !s’écria-t-il.

L’homme pâle, maigre et sérieux descendit desa carriole, vint jusque sous le balcon, ôta son chapeau ets’inclina.

– Couperai-je la tête, citoyenSaint-Just ? demanda-t-il humblement.

– Par malheur, je n’en ai pas le droit,dit Saint-Just ; sans quoi, dans un quart d’heure, l’humanitéserait vengée ; non, commissaire extraordinaire de laRépublique, il relève du Tribunal révolutionnaire et non de moi.Non, appliquez-lui le supplice qu’il a inventé : qu’onl’attache à la guillotine ; la honte ici, la mortlà-bas !

Et, avec un geste d’une suprême puissance, ilétendit le bras dans la direction de Paris.

Puis, comme si tout ce qu’il avait à fairedans ce drame était fait, poussant devant lui le messager qui étaitvenu lui apporter la nouvelle de la violation de ses ordres et lepetit Charles, que, par un autre acte de justice, il venait derendre à la liberté, il ferma la fenêtre, et, posant la main surl’épaule de l’enfant :

– N’oublie jamais ce que tu viens devoir, lui dit-il, et, si jamais on dit devant toi que Saint-Justn’est pas l’homme de la Révolution, de la liberté et de la justice,dis hautement que cela n’est pas vrai. Et, maintenant, va où tuvoudras, tu es libre !

Charles, dans un transport d’admirationjuvénile, voulut prendre la main de Saint-Just et la luibaiser ; mais lui la retira vivement, et, approchant sa têtede ses lèvres en même temps qu’il se penchait vers lui, ill’embrassa au front.

Quarante ans après, Charles, devenu homme, medisait, en me racontant cette histoire et en m’excitant à enfaire un livre, qu’il sentait encore sur son front, ensouvenir, l’impression que lui avait faite le baiser deSaint-Just.

Ô cher Charles ! chaque fois que vousm’avez fait une recommandation pareille, je l’ai suivie, et votregénie qui planait sur moi m’a porté bonheur.

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