Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 17L’Hôtel des Droits-de-l’Homme

Comme l’avait annoncé Coster de Saint-Victor,Barras, vers une heure du matin, avait été nommé commandant de laforce armée de Paris et de l’intérieur.

Les autorités civiles et militaires étaienttenues de lui obéir.

Ce choix ne méritait pas le ton dérisoire aveclequel l’avait annoncé Coster de Saint-Victor : Barras étaitbrave, plein de sang-froid, tout dévoué à la cause de la liberté,et il avait donné à Toulon des preuves irrécusables de son courageet de son patriotisme.

Il ne se dissimula point tout le danger de sasituation et la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.

Cependant il resta parfaitement calme.Lorsqu’il avait poussé lui-même à sa nomination, il se savait unauxiliaire, inconnu à tous, mais sur lequel il comptait.

Il quitta donc le palais des Tuileriesaussitôt après sa nomination, s’enveloppa d’une grande redingotecouleur de muraille, hésita un instant pour voir s’il prendrait unevoiture ; mais, pensant que sa voiture fixerait l’attention etpourrait être arrêtée, il se contenta de tirer de sa poche unepaire de pistolets qu’il passa à sa ceinture de député, et quidisparurent sous sa redingote.

Puis il sortit par le guichet de l’Échelle,prit la rue Traversière, longea le Palais-Royal, suivit un instantla rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva en face de la rue desFossés-Montmartre.

Il pleuvait à verse.

Tout était dans un désordre effrayant, et cedésordre, Barras le connaissait. Il savait que l’artillerie deposition était encore au camp des Sablons et n’était gardée que parcent cinquante hommes.

Il savait qu’il n’y avait que quatre-vingtmille cartouches en magasin, point de vivres, pointd’eau-de-vie.

Il savait que la communication avecl’état-major, établi boulevard des Capucines, était interrompue parles sectionnaires du Club Le Peletier, qui poussaient leurssentinelles, par la rue des Filles-Saint-Thomas, jusqu’à la placeVendôme et à la rue Saint-Pierre-Montmartre.

Il connaissait l’orgueilleuse exaspération dessectionnaires, qui, ainsi qu’on l’a vu, avaient publiquement levél’étendard de la révolte, l’expédition de la veille, si mal dirigéepar Menou, si vigoureusement reçue par Morgan, ayant doublé leurforce réelle et décuplé leur force morale.

En effet, de tous côtés on répétait que cettesection, cernée par trente mille conventionnels, leur avait imposépar son courage et les avait, par les plus savantes dispositions,forcés à une retraite honteuse. On ne parlait que de l’audace aveclaquelle Morgan avait été se placer entre les deux troupes, de songrand air, de la hauteur avec laquelle il avait apostrophé legénéral Menou et le représentant Laporte.

On disait tout bas que c’était un grand, maistrès grand personnage, arrivé depuis quatre jours seulement del’émigration, et accrédité près du Comité royaliste de Paris par leComité royaliste de Londres.

La Convention n’inspirait déjà plus de haine,mais seulement du mépris.

Et, en effet, que craindre d’elle ? –Toutes les sections, épargnées par sa faiblesse, s’étaient fédéréespendant la nuit du 11, et, pendant la nuit du 12, avaient envoyédes détachements pour soutenir la section mère.

On regardait donc la Convention nationalecomme anéantie, et c’était à qui chanterait le Deprofundis sur le cadavre de la pauvre défunte.

Aussi, dans sa route, Barras rencontrait-il àchaque pas quelqu’un de ces détachements venus au secours de lasection Le Peletier, qui lui criaient : « Quivive ? » et auxquels il répondait :« Sectionnaire ! »

Aussi, à chaque pas, était-il croisé par un deces tambours battant lamentablement le rappel ou la générale, surla peau détendue de leur instrument, dont les sons lugubres etsinistres semblaient accompagner un convoi funèbre.

En outre, des hommes se glissaient dans lesrues comme des ombres, frappaient aux portes, appelaient lescitoyens par leur nom, les conjuraient de s’armer et de se réunir àla section pour protéger leurs femmes et leurs enfants, que lesterroristes avaient juré d’égorger.

Peut-être, en plein jour, ces manœuvreseussent-elles eu moins d’influence ; mais le côté mystérieuxdes actions qui s’accomplissent dans la nuit, mais cessupplications prononcées à voix basse, comme si l’on craignait queles assassins ne les entendissent, cette lugubre et incessanteplainte des tambours, ces élans de cloche, éclatant tout à coupdans les airs, tout cela jetait un trouble immense dans la ville,et annonçait que planait au-dessus d’elle un danger encoreindéfini, mais terrible.

Barras voyait et entendait tout cela. Cen’était plus un simple rapport qui lui rendait compte de lasituation de Paris, c’était lui qui la touchait du doigt. Aussi, àpartir de la rue Neuve-des-Petits-Champs, avait-il doublé le pas,traversé presque en courant la place des Victoires ; puiss’élançant rue des Fossés-Montmartre, et se glissant le long desmaisons, il était arrivé enfin à la porte du petit Hôtel desDroits-de-l’Homme.

Là il s’arrêta, fit quelques pas en arrièrepour lire, à la lueur douteuse d’un réverbère, l’enseigne qu’ilcherchait, et, se rapprochant de la porte, il frappa vigoureusementavec le marteau.

Un garçon de service veillait, et, comme ilmesurait probablement l’importance de celui qui frappait à samanière de frapper, il ne le fit pas attendre.

La porte s’ouvrit avec précaution.

Barras se glissa par l’entrebâillement etreferma l’huis derrière lui.

Puis sans attendre que le garçon s’informâtdes causes de cette précaution, que motivait d’ailleurs lasituation de la ville :

– Le citoyen Bonaparte, demanda-t-il, illoge ici, n’est-ce pas ?

– Oui, citoyen.

– Il est chez lui ?

– Il est rentré, il y a une heure à peuprès.

– Où est sa chambre ?

– Au quatrième, au bout du corridor,N° 47.

– À droite ou à gauche ?

– À gauche.

– Merci.

Barras s’élança rapidement dans l’escalier,franchit les quatre étages, prit le corridor à gauche, et s’arrêtadevant la porte du N° 47.

Une fois là, il frappa trois coups.

– Entrez ! dit une voix brève et quisemblait faite pour le commandement.

Barras tourna la clé et entra.

Il se trouva alors dans une chambre meubléed’un lit sans rideaux, de deux tables, l’une grande, l’autrepetite, de quatre chaises et d’un globe terrestre.

Un sabre et une paire de pistolets étaientsuspendus à la muraille.

À la petite table, un jeune homme,complètement vêtu, à l’exception de son habit d’uniforme, jeté surune chaise, étudiait, à la lueur d’une lampe, un plan de Paris.

Au bruit qu’avait fait Barras en heurtant à laporte, il s’était à demi retourné sur sa chaise pour voir quellevisite inattendue lui arrivait à une pareille heure.

Placé comme il l’était, sa lampe éclairait lestrois quarts de son visage, laissant le reste dans l’ombre.

C’était un jeune homme de vingt-cinq àvingt-six ans à peine, au teint olivâtre, s’éclaircissantlégèrement aux tempes et au front, aux cheveux noirs, plats,séparés par une raie tracée au milieu du crâne, et descendantjusqu’au-dessous des oreilles.

Ses yeux d’aigle, son nez droit, son mentonvigoureusement dessiné, sa mâchoire inférieure, s’élargissant en serapprochant des oreilles, ne laissaient aucun doute sur sesaptitudes. C’était un homme de guerre appartenant à la raceconquérante.

Vu ainsi, éclairé de cette façon, son visageavait quelque chose d’une médaille de bronze ; sa maigreur enrendait toute l’ossature visible.

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