Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 12C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau

C’était cette manifestation qu’attendaitCoster de Saint-Victor ; il se cramponna aux moulures descariatides qui soutenaient les avant-scènes, appuya son pied surune corniche des baignoires, et parvint, poussé, aidé, soulevé parvingt personnes, à l’avant-scène de Barras.

Barras, qui ne savait pas ce que lui voulaitCoster, et qui, tout en ignorant ce qui venait de se passer chez labelle Aurélie de Saint-Amour, ne tenait pas le jeune homme pour unde ses meilleurs amis, fit rouler son fauteuil d’un pas enarrière.

Coster vit le mouvement.

– Excusez-moi, citoyen général Barras,lui dit-il en riant, ce n’est point à vous que j’ai affaire ;mais, comme vous, je suis député, député pour jeter à bas de sonsocle le buste que voici.

Et, montant debout sur le balcond’avant-scène, il souffleta de son bâton le buste de Marat, quivacilla sur sa base, tomba sur le théâtre et se brisa en millemorceaux au milieu des applaudissements presque unanimes de lasalle.

En même temps, même exécution se faisait surle buste plus innocent de Lepeletier de Saint-Fargeau, tué le 20janvier par le garde du corps Pâris.

Les mêmes acclamations accueillirent sa chuteet son anéantissement.

Puis deux mains élevèrent un buste au-dessusde l’orchestre en disant :

– Voilà un buste de Voltaire !

Cette offre était à peine faite, que le bustevolait de main en main, et, par une espèce d’échelle de Jacob,montait à la hauteur du socle vide.

Le buste de Rousseau suivait de l’autre côtéun trajet pareil et les deux bustes s’installaient sur leur socleau milieu des applaudissements, des hourras et des bravos de toutela salle.

Cependant Coster de Saint-Victor, debout surle balcon de l’avant-scène de Barras, retenu d’une main au cou d’ungriffon qui faisait saillie, attendait que le silence fûtrétabli.

Il eût attendu longtemps, s’il n’eût faitsigne qu’il voulait parler.

Les cris « Vive l’auteurd’Émile, du Contrat social, de la NouvelleHéloïse », et ceux de : « Vive l’auteur deZaïre, de Mahomet et de laHenriade » s’éteignirent enfin, et, comme tout lemonde criait : « Coster veut parler ! Parle,Coster ! nous écoutons ! Chut ! chut !silence ! » Coster fit un second signe, et, jugeant quesa voix pouvait être entendue, il dit :

– Citoyens, remerciez le citoyen Barras,ici présent dans cette loge.

Tous les yeux se tournèrent vers Barras.

– L’illustre général a la bonté de merappeler que le même sacrilège dont nous venons de faire justiceici existe dans la salle des séances de la Convention. En effet,les tableaux expiatoires, représentant la mort de Marat et celle deLepeletier de Saint-Fargeau, dus au pinceau du terroriste David,sont pendus aux murailles.

Un cri sortit de toutes les bouches :

– À la Convention, amis ! à laConvention !

– Le citoyen, l’excellent citoyen Barrasse chargera de nous en faire ouvrir les portes. – Vive le citoyenBarras !

Et toute la salle, qui avait hué Barras à sonarrivée, cria :

– Vive Barras !

Quant à celui-ci, tout étourdi du rôle queCoster de Saint-Victor lui faisait jouer dans ses comédies, rôledans lequel il n’était pour rien, bien entendu, il se leva, saisitson pardessus, sa canne et son chapeau, et, s’élançant hors de saloge, se précipita dans les escaliers pour gagner sa voiture.

Mais, quelque rapidité qu’il mît à sortir duthéâtre, Coster, qui avait sauté du balcon sur la scène, qui avaitdisparu par le manteau d’Arlequin en criant : « À laConvention, mes amis ! » Coster, qui était descendu parl’escalier des artistes, sonnait à la porte d’Aurélie avant queBarras eût fait appeler sa voiture.

Suzette accourut, quoiqu’elle n’eût pasreconnu la manière de sonner du général, et peut-être même parcequ’elle ne l’avait pas reconnue.

Coster se glissa rapidement par la porteentrouverte.

– Cache-moi dans le boudoir, Suzette,dit-il. Le citoyen Barras va venir dire lui-même à ta maîtresse quec’est moi qui mange son souper.

À peine avait-il prononcé ces mots, que l’onentendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de larue.

– Eh ! vite ! vite ! ditSuzette ouvrant celle du boudoir. Coster de Saint-Victor s’yprécipita.

Un pas pressé retentit dans l’escalier.

– Eh ! venez donc, citoyengénéral ! dit Suzette. J’avais deviné que c’était vous, et,vous le voyez, je vous tenais la porte ouverte. Ma maîtresse vousattend avec impatience.

– À la Convention ! à laConvention ! criait une troupe de jeunes gens qui passaientdans la rue, en frappant les colonnes avec leurs bâtons.

– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ceencore ? demanda Aurélie en apparaissant à son tour, belled’impatience et d’inquiétude.

– Vous le voyez, chère amie, réponditBarras, une émeute qui me prive du bonheur de souper avec vous. Jeviens vous le dire moi-même, afin que vous ne doutiez pas de mesregrets.

– Ah ! quel malheur ! s’écriaAurélie. Un si beau souper !…

– Et un si doux tête-à-tête ! ajoutaBarras en essayant de pousser un soupir mélancolique. Mais mondevoir d’homme d’État avant tout.

– À la Convention ! hurlaitl’émeute.

– Au revoir, ma belle amie, dit Barras enbaisant respectueusement la main d’Aurélie. Je n’ai pas un instantà perdre si je veux arriver avant eux.

Et, fidèle à son devoir, comme il le disait,le futur directeur ne prit que le temps de récompenser la fidélitéde Suzette, en lui fourrant une poignée d’assignats dans lamain.

Après quoi il descendit rapidementl’escalier.

Suzette referma la porte derrière lui, et,comme elle donnait un double tour de clé et poussait lesverrous :

– Eh bien ! dit sa maîtresse, quefais-tu ?

– Vous le voyez, madame, je ferme laporte.

– Et Coster, malheureuse ?

– Tournez-vous donc, madame, ditSuzette.

Aurélie poussa un cri de surprise et dejoie.

Coster, sorti du boudoir sur la pointe dupied, se tenait derrière elle, à demi incliné, et le coudearrondi.

– Citoyenne, lui dit-il, me ferez-vousl’honneur d’accepter mon bras pour passer dans la salle àmanger ?

– Mais comment avez-vous fait ?Comment vous y êtes-vous pris ? Qu’avez-vousinventé ?

– On vous racontera cela, dit Coster deSaint-Victor, en mangeant le souper du citoyen Barras.

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