Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 15Le comte de Sainte-Hermine

Le souper fut excellent, la nuit meilleure,et, soit pour ne pas déranger ses camarades de chambrée, soit pourêtre sûr de ne pas manquer le départ des deux amis, Augereau nerentra point à la caserne.

Le lendemain matin, à six heures, une carriolestationnait à la porte de l’Auberge de la Lanterne.

Mme Teutch avait déclaré queson pauvre petit Charles n’était pas assez vigoureux pour fairehuit lieues en un jour, et que, par conséquent, elle et lesergent-major Augereau iraient lui faire la conduite, jusqu’àBischwiller, c’est-à-dire à plus des deux tiers du chemin.

À Bischwiller, on déjeunerait, et, comme decette petite ville à Auenheim il n’y avait que deux lieues etdemie, Charles ferait ces deux lieues et demie à pied.

Nous avons déjà dit que c’était à Auenheimqu’était le quartier général.

La carriole, en passant, devait déposer Eugèneà la diligence de Paris, qui, à cette époque, mettait quatre jourset deux nuits pour aller de Strasbourg à la capitale.

Mme Teutch et Augereaumontèrent au fond, Charles et Eugène sur le devant, l’Endormi surla banquette, et toute la caravane se mit en chemin.

La carriole, comme il était convenu, s’arrêtaau bureau de la diligence, qui était attelée et allait partir –Eugène descendit ; mais, comme Charles,Mme Teutch et le sergent-major ne voulaient lequitter qu’au dernier moment, ils descendirent avec lui ; cinqminutes après, le conducteur faisait l’appel ; Eugèneembrassait et était embrassé tour à tour.Mme Teutch lui fourrait des gâteaux dans sespoches, Charles lui serrait la main en pleurant ; Augereau luiexpliquait pour la centième fois une botte secrète qu’il tenait dumeilleur maître d’armes de Naples ; enfin il fallut sequitter ; Eugène disparut dans les flancs de l’immensemachine ; la portière se referma ; les chevaux, placés enface de la grande porte, partirent ; on vit la silhouetted’Eugène qui se dessinait en profil à la portière, on entendit savoix qui criait : « Adieu ! » puis la diligences’enfonça dans une rue où elle disparut ; on entendit quelquessecondes encore le grondement des roues, le chevrotement desgrelots, le claquement du fouet du postillon qui allait diminuant,puis tout fut dit.

Rien n’est triste comme un départ ; ceuxqui restent n’ont pas l’air d’être restés volontairement, maisd’avoir été oubliés ; Mme Teutch, Augereau etCharles se regardèrent tristement.

– Le voilà parti, dit Charles ens’essuyant les yeux.

– Et, dans deux heures, ce sera ton tour,pauvre petit Charles, dit la citoyenne Teutch.

– Bah ! fit Augereau, quireprésentait le courage, les montagnes ne se rencontrent pas, ditle proverbe, mais les hommes se rencontrent.

– Hélas ! fitMme Teutch, le proverbe dit les hommes, il ne parlepas des femmes.

On remonta dans la carriole. Malgré la défensehéroïque qu’il essaya, la citoyenne Teutch prit Charles sur sesgenoux, l’embrassant à la fois pour lui et Eugène ; Augereaubourra sa pipe et l’alluma ; et on réveilla Coclès, qui, pourne pas perdre complètement ses droits à son ancien surnom, s’étaitendormi.

La carriole partit ; seulement, à laporte, l’itinéraire fut changé ; le portier interrogé sur laquestion de savoir quelle était, pour aller à Auenheim, la route laplus courte et la meilleure, de celle de Bischwiller ou de celled’Offendorf, répondit qu’il n’y avait même pas à hésiter ; quela route de Bischwiller était une route provinciale, tandis quecelle d’Offendorf était une route royale.

On prit donc celle d’Offendorf.

La route d’Offendorf est charmante ; oncôtoie le Rhin et l’on a constamment la vue des îles si variées deforme, du fleuve si majestueux de largeur ; à Offendorf, on letouche.

Les voyageurs s’y arrêtèrent un instant, pourfaire souffler le cheval et s’informer d’un endroit où l’on pûtconvenablement déjeuner ; l’air vif du matin, la brise quisecouait la gelée blanche de ses ailes, avaient aiguisé l’appétitdes trois voyageurs.

On leur enseigna Rohwiller.

Une heure après, on s’arrêtait à l’Auberge duLion-d’Or et l’on s’informait de la distance qui séparait Rohwillerd’Auenheim.

Il y avait trois petites lieues, qu’un bonmarcheur pouvait faire en deux heures un quart.

Charles déclara qu’il ne permettrait pointqu’on allât plus loin, et qu’il serait déjà honteux de dire, enarrivant chez Pichegru, qu’il n’avait fait que trois lieues àpied.

Que serait-ce donc si l’on poussait jusqu’àAuenheim ! il en mourrait de honte.

Peut-être, si elle eût été seule,Mme Teutch eût-elle insisté ; mais lesergent-major, qui avait sans doute de bonnes raisons pour désirerse trouver en tête à tête avec Mme Teutch, serangea à l’avis de Charles.

Il était dix heures et demie, on commanda ledéjeuner, et il fut arrêté qu’à midi on se séparerait, le voyageurpour continuer sa route vers Auenheim, Pierre Augereau, lacitoyenne Teutch et l’Endormi pour revenir à Strasbourg.

Le déjeuner fut triste d’abord ; maisl’esprit du sergent-major n’avait aucune tendance à la mélancolie,et peu à peu les vins du Rhin et de la Moselle égayèrent lesconvives.

On but à l’avancement d’Augereau, à lacontinuation de la bonne santé de Mme Teutch, à quil’on ne pouvait en souhaiter une meilleure que celle qu’elle avait,au bon voyage d’Eugène, à l’heureuse issue du procès de son père, àl’avenir de Charles, et il résulta de ce toast que la tristessedisparut pour faire place à une confiance illimitée dans laProvidence.

On ne croyait plus à l’ancien Dieu, qui avaitété destitué, ni au nouveau, qui venait d’être proclamé ; lePère éternel était trop vieux, l’Être suprême était trop jeune.

La Providence, à qui les destructeurs d’autelsn’avaient point songé, conciliait tout.

Midi sonna.

Le sergent-major se leva le premier.

– Les honnêtes gens n’ont qu’une parole,dit-il ; nous avons décidé qu’à midi nous nous dirions adieu,voilà midi ; d’ailleurs, quand nous resterions ensemble uneheure encore, et même deux heures, il faudrait toujours finir parnous quitter ; quittons-nous donc tout de suite. Allons,Charlot, mon enfant, fais voir que tu es un homme.

Charles, sans répondre, chargea son petit sacsur ses épaules, prit son bâton de voyage d’une main, son chapeaude l’autre, embrassa le maître d’armes, puisMme Teutch, voulut lui faire ses remerciements,mais la voix lui manqua.

Il ne put que lui crier : « Aurevoir », glisser dans la main de Coclès un assignat de vingtfrancs et s’élancer sur la grande route.

Au bout de cinquante pas, il se retourna etvit que, comme la rue faisait un coude, la citoyenne Teutch et lesergent Augereau étaient montés dans une chambre au premier étage,dont la fenêtre, en retour, donnait sur la route d’Auenheim.

Se défiant de sa faiblesse, la bonne hôtessede l’Hôtel de la Lanterne était appuyée au bras dusergent-major.

De la main qui restait libre, elle faisait dessignes à Charles avec son mouchoir.

Charles tira son mouchoir de sa poche etrépondit aux signes de Mme Teutch.

Un autre mouvement de la rue le mit hors de lavue de la fenêtre. Il revint sur ses pas pour faire un derniersigne à ses deux bons amis avec son mouchoir.

Mais la fenêtre était refermée et le rideau siexactement tiré, que l’on ne pouvait voir à travers la vitre s’ilsétaient encore dans la chambre ou s’ils étaient déjà descendus.

Charles poussa un gros soupir, doubla le pas,et se trouva bientôt hors du village.

On était à la moitié de décembre ;l’hiver était rigoureux. Pendant trois jours, chose dont on nes’aperçoit guère dans la ville, la neige était tombée, et avaitfondu au fur et à mesure qu’elle tombait. Mais, dans la solitude dela campagne, où nul que quelques rares passants ne la foulaient auxpieds, elle s’était amassée et durcie sous un froid de dixdegrés ; la route était resplendissante : on eût dit quela nuit avait étendu sous les pieds des voyageurs un tapis develours blanc, semé de paillettes d’argent. Les arbres, avec leursstalactites de glace pendantes, semblaient d’immenses lustres deverre. Les oiseaux voletaient le long de la route, cherchant avecquiétude cette nourriture accoutumée que Dieu leur donne et qui,depuis trois jours, était devenue si rare ; tout frileux dansleurs plumes hérissées, ils paraissaient du double de leur grosseurordinaire, et, quand ils se posaient sur les branches flexibles, oules quittaient pour s’envoler, ils en faisaient tomber, dans lebalancement qu’ils leur imprimaient, une pluie de diamants.

Charles, qui plus tard devait être siaccessible aux beautés de la nature, et les peindre avec une sigrande supériorité, avait vu se fondre ses pensées tristes aumilieu de cette nature pittoresque, et, tout fier de cette premièreliberté de corps et d’esprit avec laquelle il entrait dans lemonde, marchait sans s’apercevoir du chemin ni de la fatigue.

Il avait déjà fait à peu près les trois quartsde la route, lorsque au-delà de Sessersheim il fut rejoint par unepetite escouade de fantassins d’une vingtaine d’hommes à peu prèscommandés par un capitaine à cheval et fumant un cigare.

Ces vingt hommes marchaient sur deuxfiles.

Au milieu de la route, comme Charles, marchaitun cavalier démonté, ce qui était facile à voir à ses bottes arméesd’éperons. Un grand manteau blanc le couvrait des pieds aux épauleset ne laissait voir qu’une tête jeune, intelligente, et dontl’expression habituelle paraissait être l’insouciance et la gaieté.Il était coiffé d’un bonnet de police d’une forme inusitée dansl’armée française.

Le capitaine, qui vit Charles marchant côte àcôte avec le jeune homme au manteau blanc, le regarda un instant,puis s’apercevant de sa jeunesse, lui adressa bienveillamment laparole :

– Où vas-tu comme cela, mon jeunecitoyen ? lui demanda-t-il.

– Capitaine, répondit l’enfant, croyantdevoir donner l’explication plus étendue qu’on ne la lui demandait,je viens de Strasbourg et je vais au quartier général du citoyenPichegru, à Auenheim ; en suis-je encore bien loin ?

– À deux cents pas, à peu près, luirépondit le jeune homme au manteau blanc ; tenez, au bout decette avenue d’arbres dans laquelle nous venons d’entrer, ce sontles premières maisons d’Auenheim.

– Merci, répondit Charles s’apprêtant àdoubler le pas.

– Par ma foi, mon jeune ami, continua lejeune homme au manteau blanc, si vous n’êtes pas trop pressé, vousdevriez bien faire route avec nous : j’aurais le temps de vousdemander des nouvelles du pays.

– De quel pays, citoyen ? luidemanda Charles, étonné et regardant pour la première fois sa belleet noble physionomie légèrement voilée de tristesse.

– Allons donc ! lui répondit-il,vous êtes de Besançon ou tout au moins Franc-Comtois ; est-ceque notre accent national se déguise ? Moi aussi, je suisFranc-Comtois, et je m’en fais gloire.

Charles réfléchit ; cette reconnaissancede la nationalité par l’accent éveillait en lui un souvenir decollège.

– Eh bien ! demanda le jeune homme,est-ce que vous teniez à rester inconnu ?

– Non pas, citoyen ; je me rappelaisseulement que Théophraste, qui s’appelait primitivement Tyrtame, etque les Athéniens, comme l’indique son nom, avaient surnommé lebeau parleur, fut, après cinquante ans de séjour àAthènes, reconnu à son accent pour Lesbien par une marchanded’herbe.

– Vous êtes lettré, monsieur, répondit lejeune homme en souriant, c’est du luxe par le temps qui court.

– Non pas, car je vais rejoindre legénéral Pichegru, qui est fort lettré lui-même ; j’ail’ambition, grâce à une recommandation pressante, d’entrer chez luicomme secrétaire. Et toi, citoyen, tu fais partie del’armée ?

– Non, pas tout à fait.

– Alors, dit Charles, tu esattaché à l’administration ?

– Attaché ! dit-il enriant, c’est le mot ! Seulement, je ne suis pas attaché àl’administration, je suis attaché à moi-même.

– Mais, continua Charles en baissant lavoix, vous me dites « vous », et vous m’appelez« monsieur », tout haut ; ne craignez-vous pas quecela ne vous fasse perdre votre place ?

– Ah ! dites donc, capitaine,s’écria le jeune homme en riant, voilà un jeune citoyen qui craintqu’en lui disant « vous » et qu’en l’appelant« monsieur », je ne me fasse du tort et ne perde maplace ! Savez-vous quelqu’un qui en veuille, de maplace ? Je lui en fais l’hommage à l’instant même, àcelui-là !

Le capitaine répondit par un sourire triste eten haussant les épaules ; et il parut à Charles qu’ilmurmurait : « Pauvre diable ! »

– Dites-moi, reprit le jeune homme aumanteau blanc, puisque vous êtes de Besançon… il est convenu,n’est-ce pas, que vous en êtes ?

– Je ne m’en cache pas, réponditCharles.

– Vous devez y connaître une famille deSainte-Hermine.

– Oui, une mère veuve, dont le mari a étéguillotiné, il y a huit mois.

– C’est bien cela, répondit le jeunehomme au manteau en levant les yeux au ciel.

– Et trois fils.

– Trois fils, oui… Ils sont encoretrois ! murmura-t-il avec un soupir.

– L’aîné, le comte de Sainte-Hermine, quiest émigré, et deux frères plus jeunes que lui ; l’un âgé devingt ans à peu près, l’autre de quatorze ou quinze.

– Merci ; combien y a-t-il que vousavez quitté Besançon ?

– Huit jours à peine.

– Alors, vous pouvez m’en donner desnouvelles fraîches, de toute cette bonne famille ?

– Oui, mais tristes.

– Dites toujours.

– La veille de mon départ, nous avons,mon père et moi, été à l’enterrement de la comtesse.

– Ah ! fit le jeune homme comme s’ilrecevait un coup inattendu ; alors, la comtesse estmorte ?

– Oui.

– Ah ! tant mieux ! dit-il avecun soupir, en levant au ciel ses yeux, d’où coulèrent deux grosseslarmes.

– Comment, tant mieux ? s’écriaCharles.

– Oui, répliqua le jeune homme ;mieux vaut qu’elle soit morte de maladie que de douleur enapprenant que son fils a été fusillé !

– Comment, le comte de Sainte-Hermine aété fusillé ?

– Non, mais il va l’être.

– Quand cela ?

– Mais quand nous serons arrivés à laforteresse d’Auenheim ; c’est là que d’habitude se font lesexécutions, je crois.

– Et le comte de Sainte-Hermine est doncà la forteresse d’Auenheim ?

– Non, mais on l’y conduit.

– Et on le fusillera ?

– Aussitôt que je serai arrivé.

– C’est donc vous qui êtes chargé del’exécution ?

– Non ; mais on me permettra decommander le feu, je l’espère ; cette faveur ne se refuse pasà un brave soldat pris les armes à la main, fût-ilémigré !

– Ô mon Dieu ! s’écria Charles,commençant à entrevoir la vérité ; est-ce que…

– Justement, mon jeune ami ; voilàpourquoi je riais quand vous me recommandiez la prudence, et voilàpourquoi j’offrais ma place à qui la voudrait prendre ; car jen’avais pas peur de la perdre : comme vous le disiez, je suisattaché !

Et, secouant son manteau, qu’il écarta d’undouble mouvement d’épaules, il montra au jeune homme qu’il avaitles deux mains liées par-devant et les deux bras attachéspar-derrière.

– Alors, s’écria Charles avec unmouvement d’effroi, c’est vous qui êtes…

– Le comte de Sainte-Hermine, jeunehomme. Vous voyez que j’avais raison en vous disant que ma pauvremère avait bien fait de mourir.

– Oh ! fit Charles.

– Par bonheur, continua-t-il les dentsserrées, mes frères vivent !

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