Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 2Les incroyables

Tous ces succès de nos armées avaient leurretentissement à Paris ; Paris, ville à la courte vue, qui n’ajamais embrassé que des horizons bornés excepté quand quelque grandélan national la pousse en dehors de ses intérêts matériels ;Paris, fatigué de voir couler le sang, s’élançait avec ardeur versles plaisirs, et ne demandait pas mieux que de détourner sesregards du théâtre de la guerre, si glorieux que fût pour la Francele drame que l’on y jouait.

La plupart des artistes de laComédie-Française et de Feydeau, emprisonnés comme royalistes,étaient, après la journée du 9 thermidor, sortis de prison.

Larive, Saint-Prix, Mole, Dazincourt,Mlle Contat, Mlle Devienne,Saint-Phar et Elleviou avaient été applaudis avec rage à laComédie-Française et à Feydeau. On se ruait au spectacle, où l’oncommençait à chanter la Marseillaise et à demander leRéveil du Peuple.

Enfin, la jeunesse dorée de Fréron commençaità paraître.

Nous prononçons tous les jours ces noms deFréron et de jeunesse dorée, sans nous faire une idée bien exactede ce que c’était que la jeunesse dorée et Fréron.

Disons-le.

Il y a eu deux Fréron en France.

L’un honnête homme, critique intègre etsévère, qui se trompait peut-être, mais qui, tout au moins, setrompait de bonne foi.

C’était Fréron père, Elie-CatherineFréron.

L’autre, qui n’eut ni foi ni loi, dont laseule religion fut la haine, le seul mobile la vengeance, le seuldieu l’intérêt.

Ce fut Fréron fils, Louis-StanislasFréron.

Le père vit passer devant lui tout leXVIIIe siècle.

Adversaire de toutes les innovations en art,il attaqua toutes les innovations littéraires, au nom de Racine etde Boileau.

Adversaire de toutes les innovationspolitiques, il les attaqua au nom de la religion et de laroyauté.

Il ne recula devant aucun des colosses duphilosophisme moderne [4]. Il attaquaDiderot, arrivé de sa petite ville de Langres, en sabots et enveste, demi-abbé, demi-philosophe.

Il attaqua Jean-Jacques, arrivé de Genève,sans habits et sans argent.

Il attaqua d’Alembert, enfant trouvé sur lesmarches d’une église, et longtemps appelé Jean Lerond, du nom del’église sur les marches de laquelle il avait été trouvé.

Il attaqua ces grands seigneurs appelésMontesquieu et M. de Buffon.

Enfin, survivant à la colère de Voltaire, quiavait essayé de le blesser dans ses épigrammes, de le tuer dans sasatire du Pauvre Diable, de l’écraser dans sa comédie del’Écossaise, il se trouva debout pour lui crier au milieude son triomphe : Souviens-toi que tu esmortel !

Il mourut avant ses deux antagonistes,Voltaire et Rousseau ; il mourut, en 1776, d’un accès degoutte remontée, qui lui fut occasionné par la suppression de sonjournal, L’Année littéraire.

C’était l’arme de cet homme de lutte, lamassue de cet Hercule ; son arme brisée, il ne voulut plusvivre.

Le fils, qui avait pour parrain le roiStanislas et pour condisciple Robespierre, but le reste de la lieversée par l’opinion publique dans la coupe paternelle.

Tant d’injures accumulées depuis trente annéessur la tête du père retombèrent comme une avalanche de honte sur latête du fils ; et comme ce cœur était sans croyance et sansfidélité, il ne put les supporter.

Ce qui avait fait son père invincible, c’étaitla croyance d’un devoir noblement rempli.

Lui, n’ayant point ce contrepoids au méprisqui l’accablait, devint féroce ; méprisé à tort, puisqu’il nerépondait pas des actes de son père, il voulut se faire haïr à bondroit. Les lauriers que Marat cueillait en rédigeant L’Ami duPeuple empêchaient Fréron de dormir. Il fonda L’Orateur duPeuple.

D’un caractère timide, Fréron ne savait pass’arrêter dans sa cruauté, ne sachant point s’arrêter dans safaiblesse. Envoyé à Marseille, il en fut l’épouvante. Carlier avaitnoyé à Nantes, Collot d’Herbois avait fusillé à Lyon ; àMarseille, Fréron fit mieux : il mitrailla.

Un jour qu’il supposait, après une décharged’artillerie, que quelques-uns des condamnés s’étaient laisséstomber en même temps que ceux qui avaient été atteints, etcontrefaisaient les morts, le temps lui manquant pour passer larevue des survivants, il cria :

– Que ceux qui ne sont pas morts serelèvent, la patrie leur pardonne.

Les malheureux qui étaient restés sains etsaufs crurent à cette parole, et se relevèrent.

– Feu ! cria Fréron.

Et l’artillerie recommença ; seulement,cette fois, la besogne était bien faite, personne ne se relevaplus.

Quand il revint à Paris, Paris avait fait unpas vers la clémence ; l’ami de Robespierre se fit son ennemi,le jacobin fit un pas en arrière et se trouva être cordelier. Ilflairait le 9 thermidor.

Il se fit thermidorien avec Tallien et Barras,dénonça Fouquier-Tinville, sema, comme Cadmus, les dents de ceserpent que l’on appelait la Révolution, et l’on vit aussitôtpousser, au milieu du sang de l’ancien régime et de la boue dunouveau, la jeunesse dorée dont il se fit le chef et qui prit sonnom.

Cette jeunesse dorée – en opposition avec lessans-culottes qui avaient porté les cheveux courts, la veste ronde,des pantalons et le bonnet rouge – portait soit de longues tressesde cheveux, mode renouvelée du temps de Louis XIII, et qu’onappelait cadenettes, du nom de son inventeur Cadenet,cadet de Luynes, soit des cheveux retombant de côté sur lesépaules, qu’on appelait oreilles de chien.

Ils avaient repris la poudre, et la portaientabondante sur leurs cheveux, retroussés avec un peigne.

En costume du matin, ils portaient desredingotes très courtes, avec des culottes de velours noir ouvert.

En grande toilette, la redingote étaitremplacée par un habit de couleur claire, coupé carrément et seboutonnant au creux de l’estomac, tandis que les basquesdescendaient battre les mollets.

La cravate de mousseline était haute etempesée avec des pointes énormes.

Le gilet était de piqué ou de basin blanc,avec de grands revers et des franges ; deux chaînes de montrese balançaient sur une culotte de satin gris perle, ou vert pomme,descendant jusqu’à la moitié du mollet, où elle se boutonnait, avectrois boutons, à la suite desquels venait un flot de rubans.

Des bas de soie rayés en travers de jaune, derouge ou de bleu, avec des escarpins d’autant plus élégants qu’ilsétaient plus découverts et plus minces ; un chapeau à claquesous le bras et un énorme gourdin au poignet complétaient lecostume d’un incroyable.

Maintenant, pourquoi les railleurs quis’attaquent à toute nouveauté appelaient-ils les individuscomposant la jeunesse dorée des incroyables ?

Nous allons vous le dire.

Ce n’était point assez de changer le costumepour ne pas être confondu avec les révolutionnaires.

Il fallait aussi changer le langage.

Au patois grossier de 93 et au tudémocratique, il fallait substituer un idiome tout miel : enconséquence, au lieu de vibrer,comme les élèves duConservatoire moderne, on supprima les r, qui, dans cecataclysme philologique, faillirent être perdues à tout jamais,comme le datif des Grecs.

On désossa la langue pour lui enlever sonénergie, et au lieu de se donner, comme autrefois en appuyant surles consonnes, sa parrole d’honneur, on se contenta dedonner sa paole d’honneu.

On avait, selon la circonstance, sa gandepaole d’honneu,ou sa petite paole d’honneu ; et,quand l’une ou l’autre de ces paoles d’honneur étaitdonnée, pour appuyer une chose difficile ou même impossible àcroire, l’interlocuteur, trop poli pour démentir celui avec lequelil dialoguait, se contentait de dire : « C’estincoyable ! »

Et l’autre se contentait de répondre :« Ma paole d’honneu panachée. »

Et alors, il ne restait plus de doute.

De là, la désignation d’incroyables,et, par altération d’inc’oyables, donnée àMM. de la jeunesse dorée.

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