Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 12Saint-Just

La nuit s’était passée, comme on l’a vu, sansqu’on reçût aucune nouvelle de Tétrell ; la journée se passade même.

À cinq heures de l’après-midi, voyant que lesnouvelles ne venaient pas, Eugène et Augereau résolurent d’en allerchercher. Ils revinrent à l’Hôtel de la Lanterne.

Et, en effet, là, ils en apprirent.

Mme Teutch, toute désespérée,leur raconta que son pauvre petit Charles avait été arrêté à huitheures du matin et conduit à la prison.

Toute la journée, elle avait attendu pourparler à Saint-Just ; mais elle n’avait pu le voir qu’à cinqheures du soir.

Elle lui avait remis le billet de Charles.

– C’est bien, avait dit Saint-Just. Si ceque vous me racontez est vrai, demain il sera en liberté.

Mme Teutch s’était retiréeavec quelque espoir ; le citoyen Saint-Just ne lui avait pointparu aussi féroce qu’on le lui avait dit.

Charles, quoique bien sûr de son innocence,n’ayant dans toute sa vie d’écolier aucun souvenir qui se rattachâtà la politique, n’était pas sans une certaine impatience en voyanttoute la journée s’écouler sans nouvelles ; cette impatiencese changea en inquiétude lorsqu’il vit, le lendemain, la matinée sepasser sans que le représentant du peuple le fît appeler.

Il n’y avait pas de la faute de Saint-Just,l’un des hommes les plus exacts à tenir la parole donnée. On avaitdécidé, pour le lendemain, au point du jour, une grande tournéedans les quartiers français qui entouraient la ville, afin des’assurer que les ordres de surveillance émanés de Saint-Justétaient scrupuleusement exécutés.

Il ne fut de retour à l’Hôtel de Ville qu’àune heure de l’après-midi, et aussitôt, se rappelant la promessequ’il avait faite à Mme Teutch, il fit donner à laprison l’ordre de lui amener le petit Charles.

Saint-Just avait, dans son excursion, ététrempé de la tête aux pieds, et, quand le jeune homme entra dansson cabinet, il achevait sa toilette et en était à sa cravate.

La cravate, on le sait, était le pointessentiel de la toilette de Saint-Just.

C’était tout un échafaudage de mousseline, delaquelle sortait une assez belle tête, et qui était surtout destinéà dissimuler cet immense développement de mâchoires qui serencontre chez les animaux de proie et chez les conquérants. Cequ’il y avait surtout de remarquable dans ce visage, c’étaient degrands yeux limpides, fixes, profonds, interrogateurs, ombragés pardes sourcils dessinés, non pas en arc, mais en ligne droite, setouchant au-dessus du nez, chaque fois que, sous l’empire d’uneimpatience ou d’une préoccupation quelconque, ils sefronçaient.

Il avait le teint pâle et d’une teintegrisâtre, comme tous ces travailleurs laborieux de la Révolution,qui, ayant le sentiment d’une mort précoce, ajoutaient les nuitsaux jours pour avoir le temps d’achever l’œuvre terrible dont legénie qui veille à la grandeur des nations, et que nous n’osonsnommer la Providence, les avait chargés ; ses lèvres étaientmolles et charnues, celles de l’homme sensuel qui avait débuté enlittérature par un livre obscène, mais qui, par un effort devolonté prodigieux, en était arrivé à vaincre son tempérament et às’imposer, à l’endroit des femmes, une vie de cénobite ; et,tout en ajustant les plis de sa cravate, tout en rejetant enarrière les bouts soyeux de sa magnifique chevelure, il dictaitd’un seul jet à un secrétaire des ordres, des arrêtés, des lois,des jugements qui, sans appel ni cassation, s’en allaient, dans lesdeux langues, l’allemand et le français, couvrir les murs desplaces, des carrefours et des rues les plus fréquentées deStrasbourg.

Et, en effet, telle était la puissancesouveraine, absolue, aristocratique des représentants du peuple enmission aux armées, qu’ils ne devaient pas plus compte des têtesqu’ils abattaient que les faucheurs des herbes qu’ilscoupent ; mais ce qu’il y avait de remarquable surtout dans lestyle de ces arrêts ou de ces proscriptions dictés par Saint-Just,c’était leur concision, et la voix brève, sonore et vibrante aveclaquelle ils étaient dictés ; la première fois qu’il parla àla Convention, ce fut pour demander la mise en accusation du roi,et, aux premiers mots de son discours froid, aigu, tranchant commel’acier, il n’y eut pas un auditeur qui ne comprît, en frissonnantsous une sensation étrange, que le roi était perdu.

Tout à coup, sa cravate mise, il se retournatout d’une pièce pour passer son habit, et aperçut le jeune hommequi attendait.

Son regard se fixa sur lui, appelantvisiblement la mémoire à son aide ; puis tout à coup,allongeant la main vers la cheminée :

– Ah ! c’est toi, dit-il, que l’on aarrêté hier matin et qui m’as écrit par la maîtresse de l’aubergeoù tu loges ?

– Oui, citoyen, répondit Charles, c’estmoi.

– Les gens qui t’ont arrêté ont doncpermis que tu m’écrives ?

– Je t’avais écrit d’avance.

– Comment cela ?

– Je savais que je devais êtrearrêté.

– Et tu ne t’es point caché ?

– Pour quoi faire ?… J’étaisinnocent, et l’on dit que tu es juste.

Saint-Just regarda un instant l’enfant ensilence ; lui-même paraissait très jeune ainsi, dans sachemise de toile la plus blanche et la plus fine, aux largesmanches, dans son gilet blanc à grands revers, dans sa cravateartistement nouée.

– Tes parents sont-ils émigrés ?demanda-t-il enfin.

– Non, citoyen, mes parents ne sont pointdes aristocrates.

– Que sont-ils ?

– Mon père préside le Tribunal deBesançon, mon oncle est chef de bataillon.

– Quel âge as-tu ?

– Un peu plus de treize ans.

– Approche.

Le jeune homme obéit.

– C’est ma foi vrai, ditSaint-Just ; il a l’air d’une petite fille. Mais enfin tuavais fait quelque chose pour que l’on t’arrêtât ?

– Deux de mes compatriotes, les citoyensDumont et Ballu, étaient venus à Strasbourg pour réclamerl’élargissement de l’adjudant général Perrin. J’ai su qu’ilsdevaient être arrêtés dans la nuit ou le lendemain ; je les aiprévenus par un petit billet ; ce petit billet a été reconnude mon écriture ; j’ai cru bien faire. J’en appelle à toncœur, citoyen Saint-Just.

Saint-Just posa l’extrémité de sa main blancheet soignée comme une main de femme sur l’épaule du jeune homme.

– Tu es encore enfant, lui dit-il, je mecontenterai donc de te dire ceci : Il y a un sentiment plussaint que le compatriotisme, c’est le patriotisme ; avantd’être citoyens de la même ville, on est enfants de la même patrie.Un jour viendra, et la raison aura fait un grand pas, où l’humanitépassera avant la patrie, où tous les hommes seront frères, oùtoutes les nations seront sœurs, où il n’y aura d’ennemis que lestyrans. Tu as cédé à un sentiment honorable, l’amour de tonprochain que recommande l’Évangile ; mais, en y cédant, tu asoublié un sentiment plus élevé, plus sacré, plus sublime, ledévouement au pays, qui doit passer avant tout. Si ces hommesétaient des ennemis de leur pays, s’ils avaient transgressé la loi,il ne fallait pas te mettre entre eux et le glaive de la loi ;je ne suis pas de ceux qui ont le droit de prêcher l’exemple, étantun des plus humbles serviteurs de la liberté ; je la serviraidans la mesure de mes moyens, je la ferai triompher dans la mesurede ma force, ou je mourrai pour elle ; c’est toute monambition. Pourquoi suis-je aujourd’hui si calme et si fier demoi-même ? C’est que j’ai, au prix du sang de mon cœur, donnéune grande preuve de mon respect pour la loi que j’ai moi-mêmerendue.

Il s’arrêta une seconde pour s’assurer quel’enfant écoutait attentivement ; l’enfant ne perdait pas unmot ; mais, au contraire, comme pour les transmettre àl’avenir, il recueillait une à une toutes les paroles qui tombaientde cette bouche puissante.

Saint-Just reprit :

– Depuis la honteuse panique d’Eisemberg,j’ai rendu un arrêté par lequel il est ordonné à tout soldat,officier inférieur ou officier supérieur, de se coucher touthabillé. Eh bien ! dans ma tournée de ce matin, je me faisaisune fête de revoir un enfant de mon pays, comme moi du départementde l’Aisne, comme moi de Blérancourt, comme moi élevé au collège deSoissons, dont le régiment est arrivé hier au village deSchiltigheim. Je dirigeai donc ma course vers ce village, et jem’informai dans quelle maison était logé Prosper Lenormand ;on m’indiqua la maison, j’y courus ; sa chambre était aupremier, et, quelle que soit ma puissance sur moi-même, mon cœur,en montant l’escalier, battait du plaisir de revoir un ami aprèscinq ans de séparation. J’entre dans la première chambre etcrie :

– Prosper ! Prosper ! oùes-tu ? C’est moi, ton camarade, Saint-Just.

Je n’avais pas plus tôt fait cet appel, que laporte s’ouvre et qu’un jeune homme en chemise se précipite dans mesbras en criant de son côté :

– Saint-Just, mon cherSaint-Just !

Je le pressai sur mon cœur en pleurant, car cecœur venait d’être frappé d’un coup terrible.

L’ami de mon enfance, celui que je revoyaisaprès cinq ans de séparation, celui que j’étais venu chercher, tantj’avais hâte de le revoir, celui-là avait violé la loi que j’avaisrendue trois jours auparavant, celui-là avait mérité la mort.

Alors mon cœur se plia sous la puissance de mavolonté, et, me tournant vers les témoins de cette scène :

– Le Ciel soit loué doublement, dis-jed’une voix calme, puisque je t’ai revu, mon cher Prosper, et que jepuis donner dans un homme qui m’est si cher une leçon mémorable dediscipline et un grand exemple de justice en t’immolant au salutpublic.

Me tournant alors vers ceux quim’accompagnaient :

– Faites votre devoir, leur dis-je.

J’embrassai encore une dernière fois Prosper,et sur un signe de moi, ils l’entraînèrent hors de la chambre.

– Pourquoi faire ? demandaCharles.

– Pour le fusiller. N’était-il pasdéfendu sous peine de mort de se déshabiller en secouchant ?

– Mais tu lui as fait grâce ?demanda Charles, ému jusqu’aux larmes.

– Dix minutes après, il était mort.

Charles jeta un cri de terreur.

– Tu as encore le cœur faible, pauvreenfant ; mais lis Plutarque, et tu deviendras un homme.Ah ! çà, que fais-tu à Strasbourg ?

– J’étudie, citoyen, réponditl’enfant ; j’y suis arrivé il y a trois jours seulement.

– Et qu’étudies-tu àStrasbourg ?

– Le grec.

– Il me paraîtrait plus logique d’yétudier l’allemand ; d’ailleurs, à quoi bon le grec, puisqueles Lacédémoniens n’ont point écrit ?

Puis, après un instant de silence pendantlequel il continuait de regarder l’enfant avec curiosité :

– Et quel est le savant qui se mêle dedonner des leçons de grec à Strasbourg ?

– Euloge Schneider, répondit Charles.

– Comment ! Euloge Schneider sait legrec ? demanda Saint-Just.

– C’est un des premiers hellénistes del’Allemagne, il a traduit Anacréon.

– Le capucin de Cologne ! s’écriaSaint-Just ; Euloge Schneider anacréontique ! Ehbien ! soit ! va apprendre le grec d’Euloge Schneider… Sije croyais, continua-t-il d’une voix vibrante, que tu dusses enapprendre autre chose, je te ferais étouffer.

Tout étourdi de cette sortie, l’enfant restaimmobile et muet, collé à la muraille comme une figure detapisserie.

– Oh ! s’écria Saint-Just ens’excitant de plus en plus, ce sont des marchands de grec comme luiqui perdent la cause sainte de la Révolution ; ce sont eux quilancent des mandats d’amener contre des enfants de treize ans, etcela, parce qu’ils logent dans la même auberge où la police asignalé deux voyageurs suspects ; et c’est ainsi que cesmisérables se flattent de faire aimer la Montagne. Ah ! j’enjure par la République, je ferai bientôt justice de ces attentatsqui mettent tous les jours nos plus précieuses libertés en danger…Une justice exemplaire et terrible est urgente ; je la ferai.Ils osent me reprocher de ne pas leur donner assez de cadavres àdévorer, je leur en donnerai. La Propagande veut du sang, elle enaura ! Et, pour commencer, je la baignerai dans celui de seschefs. Qu’une occasion me fournisse un prétexte, que la justicesoit de mon côté, et ils verront.

Saint-Just, sortant de sa froide tranquillité,devenait terrible de menace ; ses sourcils se touchaient, sesnarines étaient gonflées comme celles d’un lion en chasse ;son teint était devenu couleur de cendre ; on eût dit qu’ilcherchait autour de lui quelque chose, homme ou meuble, pour lebriser.

En ce moment, un messager qui descendait decheval, chose facile à voir aux éclaboussures dont il étaitsouillé, entra précipitamment, et, s’approchant de Saint-Just, luidit quelques mots tout bas.

À ces mots, le visage de Saint-Just laissatransparaître une expression de joie mêlée de doute ; on eûtdit que la nouvelle que venait de lui annoncer le cavalier luiétait si agréable, qu’il n’osait y croire tout à fait.

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