Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 4Eugène de Beauharnais

À l’appel de son petit Charles, comme ellel’appelait, Mme Teutch sortit d’une espèce depetite salle à manger donnant sur la cour et apparut dans lacuisine.

– Ah ! dit-elle, vous voilà !Dieu merci ! pauvre Petit Poucet, l’ogre ne vous a donc pasdévoré ?

– Il a été charmant, au contraire, et jene lui crois pas de si longues dents que l’on dit.

– Dieu veuille que vous ne les sentiezjamais ! Mais, si j’ai bien entendu, ce sont les vôtres quisont longues. Entrez ici, et je vais prévenir votre futur ami quitravaille selon son habitude, pauvre enfant.

Et la citoyenne Teutch se mit à escaladerl’escalier avec cette juvénilité qui indiquait chez elle le besoinde dépenser une force exubérante.

Pendant ce temps, Charles examinait lesapprêts d’un des déjeuners les plus appétissants qu’on lui eûtencore servis.

Il fut tiré de son examen par le bruit de laporte qui s’ouvrait.

Elle donnait passage au jeune homme annoncépar la citoyenne Teutch.

C’était un adolescent de quinze ans, aux yeuxnoirs et aux cheveux noirs, bouclés et tombant sur sesépaules ; sa mise était élégante, son linge d’une blancheurextrême. Malgré les efforts que l’on avait faits pour le déguiser,tout en lui respirait l’aristocratie.

Il s’approcha souriant de Charles, et luitendit la main.

– Notre bonne hôtesse m’assure, citoyen,dit-il, que je vais avoir le plaisir de passer quelques jours prèsde vous ; elle ajoute que vous lui avez promis de m’aimer unpeu ; cela m’a fait grand plaisir, car je me sens disposé àvous aimer beaucoup.

– Et moi aussi ! s’écria Charles, etde grand cœur !

– Bravo ! bravo ! ditMme Teutch, qui entrait à son tour ; et,maintenant que vous vous êtes salués comme deux messieurs, ce quiest assez dangereux dans ces temps-ci, embrassez-vous comme deuxcamarades.

– Je ne demande pas mieux, dit Eugène,dans les bras duquel Charles se jeta.

Les deux enfants s’embrassèrent avec lafranchise et la cordialité de la jeunesse.

– Ah ! çà, reprit le plus grand desdeux, je sais que vous vous appelez Charles ; moi, jem’appelle Eugène ; j’espère que, puisque nous savons nos noms,il n’y aura plus entre nous ni monsieur ni citoyen, et, comme laloi nous ordonne de nous tutoyer, que vous ne ferez pas trop dedifficulté pour obéir à la loi ; s’il ne s’agit que de vousdonner l’exemple, je ne me ferai pas prier. Veux-tu te mettre àtable, mon cher Charles ? je meurs de faim, et j’ai entendudire par Mme Teutch que, toi non plus, tu nemanquais pas d’appétit.

– Hein ! fitMme Teutch, comme c’est bien dit, tout cela, monpetit Charles ! Ah ! les ci-devant, les ci-devant !ils avaient du bon.

– Ne dis pas de ces choses-là, citoyenneTeutch, dit Eugène en riant ; une brave auberge comme latienne ne doit loger que des sans-culottes.

– Il faudrait pour cela oublier que j’aieu l’honneur d’héberger votre digne père, monsieur Eugène, et je nel’oublie pas, Dieu le sait, lui, que je prie soir et matin pourlui.

– Vous pouvez le prier en même temps pourma mère, ma bonne dame Teutch, dit le jeune homme en essuyant unelarme ; car ma sœur Hortense m’écrit que notre bonne mère aété arrêtée et conduite à la prison des Carmes : j’ai reçu lalettre ce matin.

– Pauvre ami ! s’écria Charles.

– Et quel âge a votre sœur ? demandaMme Teutch.

– Dix ans.

– Pauvre enfant ! faites-la vitevenir avec vous, nous en aurons bien soin ; elle ne peut pasrester seule à Paris, à cet âge.

– Merci, madame Teutch, merci ; maiselle ne sera pas seule, heureusement ; elle est près de magrand-mère, à notre château de La Ferté-Beauharnais ; maisvoilà que j’ai attristé tout le monde : je m’étais cependantbien promis de garder ce nouveau chagrin pour moi seul.

– Monsieur Eugène, dit Charles, quand ona de ces projets-là, on ne demande pas l’amitié des gens. Ehbien ! pour vous punir, vous ne parlerez que de votre père, devotre mère et de votre sœur pendant tout le déjeuner.

Les deux enfants se mirent à table ;Mme Teutch resta pour les servir. La tâche imposéeà Eugène lui fut facile : il raconta à son jeune camaradequ’il était le dernier descendant d’une noble famille del’Orléanais ; qu’un de ses aïeux, Guillaume de Beauharnais,avait, en 1398, épousé Marguerite de Bourges ; qu’un autre,Jean de Beauharnais, avait témoigné au procès de la Pucelle ;en 1764, leur terre de La Fertain-Aurain avait été érigée enmarquisat sous le nom de La Ferté-Beauharnais ; son oncleFrançois, émigré en 1790, était devenu major à l’armée de Condé ets’était offert au président de la Convention pour défendre le roi.Quant à son père, qui, à cette heure, était arrêté comme prévenu decomplot avec l’ennemi, il était né à la Martinique et y avaitépousé Mlle Tascher de La Pagerie, avec laquelle ilétait venu en France, où il avait été bien accueilli à laCour ; nommé aux états généraux par la noblesse de lasénéchaussée de Blois, il avait, dans la nuit du 4 août, été un despremiers à appuyer la suppression des titres et privilèges.

Élu secrétaire de l’Assemblée nationale etmembre du Comité militaire, on l’avait vu, lors des préparatifs dela Fédération, travailler avec ardeur au nivellement duChamp-de-Mars, attelé à la même charrette que l’abbé Sieyès. Enfinil avait été détaché à l’armée du Nord, en qualité d’adjudantgénéral ; il avait commandé le camp de Soissons, refusé leMinistère de la guerre et accepté ce fatal commandement de l’arméedu Rhin ; on sait le reste.

Mais ce fut surtout lorsqu’il fut question dela bonté, de la grâce et de la beauté de sa mère, que le jeunehomme fut intarissable et laissa échapper de son cœur des flotsd’amour filial ; aussi avec combien plus d’ardeur allait-iltravailler, maintenant qu’en travaillant pour le marquis deBeauharnais, il allait travailler en même temps pour sa bonne mèreJoséphine.

Charles, qui, de son côté, avait pour sesparents la plus tendre affection, trouvait un charme infini àécouter son jeune compagnon, et ne se lassait pas de le questionnersur sa mère et sur sa sœur, quand tout à coup une détonationsourde, qui ébranla toutes les vitres de l’Hôtel de la Lanterne, sefit entendre, suivie de plusieurs autres détonations.

– C’est le canon ! c’est lecanon ! s’écria Eugène, plus habitué que son jeune camarade àtous les bruits de la guerre.

Et, bondissant de sa chaise :

– Alerte ! alerte ! cria-t-il,on attaque la ville.

Et, en effet, on entendait, de trois ou quatrecôtés différents, battre la générale.

Les deux jeunes gens coururent à la porte, oùMme Teutch les avait précédés ; un grandtrouble se manifestait déjà dans la ville, des cavaliers, vêtus dedifférents uniformes, se croisaient en tous sens, allant, selontoute probabilité, porter des ordres, tandis que des gens dupeuple, armés de piques, de sabres et de pistolets, se dirigeaienttous vers la Porte de Haguenau, en criant :

– Patriotes, aux armes ! c’estl’ennemi.

De minute en minute, la voix sourde du canongrondait et, bien mieux encore que les voix humaines, signalait ledanger de la ville et appelait les citoyens à sa défense.

– Viens sur le rempart, Charles, ditEugène en s’élançant dans la rue, et, si nous ne pouvons nousbattre nous-mêmes, nous verrons du moins le combat.

Charles prit son élan à son tour et suivit soncompagnon, qui, plus familier que lui avec la topographie de laville, le conduisait par le plus court chemin à la Porte deHaguenau.

En passant devant la boutique d’un armurier,Eugène s’arrêta court.

– Attends, dit-il, une idée !

Il entra dans la boutique et demanda aumaître :

– Avez-vous une bonne carabine ?

– Oui, répondit celui-ci, mais c’estcher !

– Combien ?

– Deux cents livres.

Le jeune homme tira de sa poche une poignéed’assignats et la jeta sur le comptoir.

– Vous avez des balles de calibre et dela poudre ?

– Oui.

– Donnez.

L’armurier lui choisit une vingtaine de ballesqui entraient forcées à l’aide de la baguette seulement et lui pesaune livre de poudre qu’il mit dans une poudrière, tandis qu’Eugènelui comptait deux cents livres en assignats, plus six livres pourla poudre et les balles.

– Sais-tu te servir d’un fusil ?demanda Eugène à Charles.

– Hélas ! non, répondit celui-ci,honteux de son ignorance.

– N’importe, répliqua en riant Eugène, jeme battrai pour nous deux.

Et il reprit sa course vers l’endroit menacé,tout en chargeant son fusil.

Au reste, il était curieux de voir, quelle quefût son opinion, comme chacun bondissait pour ainsi dire àl’ennemi ; de chaque porte s’élançait un homme armé ; lecri magique : « L’ennemi ! l’ennemi ! »semblait évoquer des défenseurs.

Aux environs de la porte, la foule étaittellement compacte, qu’Eugène comprit que, pour gagner le rempart,il lui fallait faire un détour ; il se jeta à droite et setrouva bientôt avec son jeune ami sur la partie du rempart qui faitface à Schiltigheim.

Un grand nombre de patriotes étaient réunissur ce point et faisaient le coup de feu.

Eugène eut quelque peine à se glisser aupremier rang ; mais enfin il y arriva, et Charles l’ysuivit.

Le chemin et la plaine offraient l’image d’unchamp de bataille dans sa plus effroyable confusion. Français etAutrichiens y combattaient pêle-mêle et avec une furie dont rien nepeut donner une idée. L’ennemi, à la poursuite d’un corps françaisqui semblait avoir été pris d’une de ces paniques que l’Antiquitéattribuait à la fureur d’un dieu, avait failli entrer dans la villeavec les fuyards ; les portes, refermées à temps, avaientlaissé une partie des nôtres dehors, et c’étaient ceux-là qui,acculés aux fossés, se retournaient avec fureur contre lesassaillants, tandis que, du haut des remparts, tonnait le canon etpétillait la fusillade.

– Ah ! fit Eugène en agitantjoyeusement sa carabine, je savais bien que ce devait être beau,une bataille !

Au moment où il disait cela, une balle,passant entre lui et Charles, coupa une boucle de ses cheveux,troua son chapeau et alla tuer roide un patriote qui se trouvaitderrière lui.

Le vent de la balle avait soufflé sur les deuxvisages.

– Oh ! je sais lequel, je l’ai vu,je l’ai vu ! cria Charles.

– Lequel ? Lequel ? demandaEugène.

– Tiens, celui-là, celui qui déchire lacartouche pour recharger sa carabine.

– Attends ! attends ! Tu en essûr, n’est-ce pas ?

– Pardieu !

– Eh bien ! regarde !

Le jeune homme lâcha le coup ; le dragonfit un soubresaut, et le cheval un écart ; sans doute, d’unmouvement involontaire, avait-il piqué son cheval de l’éperon.

– Touché ! touché ! criaEugène.

En effet, le dragon essayait de rattacher sonfusil au porte-mousqueton, mais inutilement ; bientôt l’armelui échappa ; il appuya une main sur son côté, et, essayant deguider son cheval de l’autre, tenta de sortir de la mêlée ;mais, au bout de quelques pas, son long corps se balança d’avant enarrière, et, glissant le long des fontes, il tomba la tête lapremière. Un de ses pieds resta accroché à l’étrier ; lecheval, effrayé, prit le galop et l’entraîna. Les jeunes gens lesuivirent un instant des yeux ; mais bientôt cheval etcavalier se perdirent dans la fumée.

En ce moment, les portes s’ouvrirent, et lagarnison sortit, battant la charge et marchant à la baïonnette.

Ce fut le dernier effort que les patrioteseurent à faire ; l’ennemi ne l’attendit pas. Les claironssonnèrent la retraite, et toute cette cavalerie éparse dans laplaine se massa sur la grande route et reprit au galop le chemin deKilstett et de Gambelheim.

Le canon fouilla encore quelques instantscette masse ; mais la rapidité de la course la mit bientôthors de portée.

Les deux enfants rentrèrent en ville toutglorieux, Charles d’avoir vu un combat, Eugène d’y avoir prispart ; Charles fit bien promettre à Eugène de lui apprendre àse servir de cette carabine qu’il maniait si bien.

Alors seulement on sut quelle était la causede cette alerte.

Le général Eisemberg, soudard allemand del’école du vieux Luckner, qui avait fait la guerre de partisansavec un certain succès, avait été chargé par Pichegru de la défensedu poste avancé de Bischwiller ; soit insouciance, soitopposition aux arrêtés de Saint-Just, au lieu de se garder avec lessoins recommandés par les représentants du peuple, il avait laissésurprendre ses troupes dans les quartiers et s’était laissésurprendre à son tour dans le sien ; si bien que c’était àpeine si, en fuyant, ainsi que son état-major, à grande course dechevaux, il était parvenu à se sauver lui-même.

Au pied des murailles, se sentant soutenu, ils’était retourné, mais trop tard ; l’alerte avait été donnéedans toute la ville ; il était évident aux yeux de chacun quele pauvre diable eût aussi bien fait de se laisser prendre ou de sefaire tuer que de venir demander son salut à la ville où commandaitSaint-Just.

Et, en effet, à peine passé de l’autre côtédes murailles, par ordre du représentant du peuple il avait étéarrêté, lui et tout son état-major.

En rentrant à l’Hôtel de la Lanterne, les deuxjeunes amis trouvèrent la pauvre Mme Teutch dans laplus grande inquiétude ; Eugène commençait à être connu dansla ville, depuis un mois qu’il l’habitait, et on lui avait rapportéqu’on l’avait vu courir du côté de la Porte de Haguenau avec unfusil à la main. Elle n’en avait rien voulu croire d’abord ;mais, en le voyant rentrer encore tout armé, elle avait été prised’une terreur rétrospective, que devaient encore doubler le récitde Charles, enthousiaste comme un conscrit qui vient de voir uncombat pour la première fois, et la vue du chapeau troué par laballe.

Mais tout cet enthousiasme ne devait pas faireoublier à Charles qu’il dînait à deux heures chez le citoyen EulogeSchneider.

À deux heures moins cinq minutes, après avoirmonté les trois marches moins rapidement qu’il ne les avaitdescendues le matin, il frappait à la petite porte à laquelle ellesconduisaient.

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