Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 29À six cents francs, les canons prussiens

À six heures du matin, c’est-à-dire au momentoù le soleil disputait à d’épais brouillards le droit d’éclairer lemonde, au moment où la première colonne, partie à neuf heures dusoir de Dawendorf, arrivait, conduite par Savary, à Jægerthal, oùelle prenait cinq ou six heures de repos ; au moment oùcommençait de gronder le canon du pont de Reichshoffen attaqué parla troisième colonne, conduite par Abbatucci, la seconde colonne,la plus forte des trois, ayant Hoche et Pichegru en tête,traversait le torrent qui passe à Niederbronn et s’emparait duvillage sans coup férir.

Cette première étape de quatre lieues faite,on donna un instant de repos aux soldats ; on déjeuna, on fitpasser la déesse Raison, son âne et ses deux barils d’eau-de-viedans les rangs ; une barrique y resta au cri de « Vive laRépublique ! » et l’on se remit en marche vers huitheures, pour Frœschwiller, située à trois quarts de lieue à peine.On entendait tonner, sans relâche, le canon de Reichshoffen.

Au bout d’un quart d’heure, le bruit del’artillerie s’éteignit tout à coup. Le passage était-il forcé, ouAbbatucci avait-il été contraint de reculer ?

Le général appela Doumerc.

– Avez-vous un bon cheval,capitaine ? lui demanda-t-il.

– Excellent.

– Vous pouvez avec lui sauter fossés etbarrières ?

– Je puis tout sauter.

– Mettez-le au galop ; pointez dansla direction du pont de Reichshoffen, venez me donner desnouvelles, ou faites-vous tuer.

Doumerc partit ; dix minutes après, de ladirection qu’il avait prise, on vit revenir deux cavaliers augalop.

C’étaient Doumerc et Falou.

Aux deux tiers du chemin, le capitaine avaitrencontré le digne chasseur envoyé par Abbatucci pour annoncerqu’il avait forcé le pont et qu’il marchait sur Frœschwiller. Falouavait fait prisonnier un officier prussien, et Abbatucci l’avaitnommé brigadier.

Abbatucci priait le général de confirmer sanomination.

Falou repartit brigadier, reportant àAbbatucci l’ordre verbal de marcher sur Frœschwiller, et de menacerla ville, pendant que lui attaquerait les hauteurs, tout en setenant prêt à lui apporter des secours, si l’on en avaitbesoin.

Tout cela s’était fait sans que la colonneralentît sa marche ; on commençait à découvrir les hauteurs deFrœschwiller, et, comme on marchait à travers plaine sans routetracée, Pichegru, craignant que le petit bois ne cachât uneembuscade, ordonna à vingt hommes et à un sergent de fouiller lebois.

– Bon ! dit Doumerc, ce n’est pas lapeine, mon général, de déranger un peloton tout entier pour sipeu.

Et, mettant son cheval au galop, il perça lebois d’outre en outre, le retraversa pour revenir à trois cents pasplus loin, et, s’adressant à Pichegru :

– Il n’y a personne, général, dit-il.

Le bois fut dépassé.

Mais tout à coup, en arrivant au bord d’unravin, l’avant-garde fut saluée par une vigoureuse fusillade.

Trois ou quatre cents tirailleurs étaientéparpillés dans les sinuosités du ravin et dans des touffes de boisdont le terrain était semé.

Les deux généraux formèrent leur troupe encolonne d’attaque.

Le général ordonna à Charles de rester àl’arrière-garde ; mais celui-ci le pria si instamment de lelaisser faire partie de l’état-major, que le général yconsentit.

Frœschwiller était situé au pied d’une collinehérissée de redoutes et de canons ; on voyait sur la droite, àtrois quarts de lieue à peu près, la colonne d’Abbatucci, quis’avançait vers la ville, chassant devant elle les troupes quiavaient essayé de défendre le pont.

– Camarades, dit Pichegru,attendrons-nous, pour attaquer les redoutes, nos compagnons, quiont déjà leur part de victoires et d’honneurs, puisqu’ils ont forcéle pont ? Ou garderons-nous, nous aussi, pour nous seuls, lagloire d’avoir enlevé les redoutes que nous avons devantnous ? Cela sera dur, je vous en préviens.

– En avant, en avant ! cria d’uneseule voix le bataillon de l’Indre, qui formait tête decolonne.

– En avant ! crièrent les hommes deHoche qui, la veille, s’étaient mutinés, et qui, après leursoumission, avaient obtenu l’honneur de marcher les seconds.

– En avant ! cria le général Dubois,qui faisait partie de l’armée de la Moselle, et qui, commandantl’arrière-garde, se trouvait, par le mouvement de conversion quis’était fait, commander l’avant-garde.

Et, en même temps, tambours et claironsbattirent et sonnèrent la charge ; les premiers rangs semirent à entonner la Marseillaise ;le pas de charge,emboîté par trois ou quatre mille hommes, ébranla la terre, et latrombe humaine prit sa course tête basse et baïonnette enavant.

À peine avait-elle fait cent pas, que lacolline s’enflamma comme un volcan ; alors, on vit sur cettemasse épaisse s’ouvrir des sillons sanglants comme si une charrueinvisible les eût creusés ; mais ces sillons étaient aussitôtrefermés qu’ouverts.

La Marseillaise et les cris de« en avant ! » continuèrent, et la distance quiséparait les premières lignes françaises des retranchementscommençait à disparaître, lorsqu’un second tonnerre d’artillerieéclata et que les boulets firent dans les rangs de nouvellesdéchirures.

Les rangs se refermèrent comme la premièrefois ; mais, une rage sombre succédant à l’enthousiasme, leschants commencèrent de s’éteindre, la musique continuad’accompagner le peu de voix qui chantaient encore, et le pas decharge devint le pas de course.

Au moment où le premier rang allait atteindreles retranchements, une troisième canonnade éclata ; cettefois, l’artillerie, chargée à mitraille, envoya sur toute lacolonne d’attaque un véritable ouragan de feu.

Toute la masse assaillante plia d’avant enarrière sous le vent des biscaïens. Cette fois, la mort ne fauchapoint par longues lignes ; elle frappa comme une grêle frappeparmi les blés ; les chants s’éteignirent, la musique cessa dejouer, la marée humaine qui montait, non seulement s’arrêta, maisencore fit un pas en arrière.

La musique reprit l’hymne victorieux ; legénéral Dubois, qui, comme nous l’avons dit, commandait l’attaque,avait eu son cheval tué sous lui, on l’avait cru mort ; il sedégagea de dessous son cheval, se releva, mit son chapeau au boutde son sabre et cria :

– Vive la République !

Ce cri de : « Vive laRépublique ! » fut poussé à la fois par tous lessurvivants et par les blessés qui avaient encore la force de lefaire entendre. Le moment d’hésitation qui s’était fait ressentircessa, la charge battit de nouveau, les baïonnettes s’abaissèrent,et un hurlement de lions succéda aux chants et aux cris.

Les premiers rangs enveloppaient déjà laredoute, les grenadiers se cramponnaient déjà aux aspérités pourl’escalade, quand trente pièces de canon tonnèrent à la fois d’unseul coup et avec un bruit pareil à celui d’une poudrière qui eûtsauté.

Cette fois, le général Dubois tomba pour neplus se relever ; un boulet l’avait coupé en deux ; tousles premiers rangs disparurent dans un tourbillon de feu commeengloutis dans un abîme.

Cette fois, la colonne non seulement plia,mais recula, et, en un instant, entre la redoute et la premièreligne, il se fit, sans que l’on sût comment, un intervalle d’unequarantaine de pas, couvert de morts et de blessés.

Alors on vit une chose héroïque : avantque Pichegru, qui expédiait deux de ses aides de camp à la colonneAbbatucci, pour lui dire de se hâter, eût pu deviner son dessein,Hoche, jetant son chapeau à terre pour être bien reconnu de tous,s’élança les cheveux au vent, le sabre à la main, faisant bondirson cheval par-dessus ces morts et ces mourants, et, se dressantdebout sur ses étriers dans cet intervalle vide :

– Soldat ! cria-t-il, à six centsfrancs la pièce, les canons prussiens !

– Adjugés ! crièrent les soldatsd’une seule voix.

La musique, éteinte une seconde fois, repritavec une nouvelle ardeur, et, au milieu de la canonnade crachantles boulets et la mitraille, de la fusillade éparpillant dans lesrangs pressés une grêle de balles dont chacune portait, on vitHoche, suivi de toute cette foule affolée de haine et de vengeance,qui ne gardait plus ses rangs, aborder la première redoute, s’yaccrocher, et s’aidant de son cheval comme d’un tremplin, s’élancerau milieu de l’ennemi.

Pichegru posa la main sur l’épaule de Charles,qui regardait ce terrible spectacle, les yeux fixes, la bouchehaletante.

– Charles, lui dit-il, as-tu jamais vu undemi-dieu ?

– Non, mon général, dit l’enfant.

– Eh bien ! dit Pichegru, regardeHoche ; jamais Achille, fils de Thétis, n’a été plus grand niplus beau !

Et, en effet, entouré d’ennemis qu’il sabrait,ses longs cheveux flottant au vent de la mort, le front pâle, lalèvre dédaigneuse, Hoche, avec sa belle figure, sa haute taille,offrait l’image la plus complète du héros, tout à la fois donnantla mort et la méprisant.

Comment les soldats montèrent-ils derrièrelui ? comment franchirent-ils ces parapets de huit ou dixpieds de haut ? à quelles aspérités s’accrochèrent-ils pourarriver au sommet ? C’est ce qu’il est impossible de raconter,de peindre, de décrire ; mais ce qui arriva, c’est que cinqminutes à peine après que Hoche l’avait abordée, la redoute setrouva pleine de soldats français foulant aux pieds les cadavres decent cinquante Prussiens.

Alors Hoche bondit sur le parapet, et,comptant les canons de la redoute :

– Quatre canons adjugés pour deux millequatre cents francs aux premiers rangs de la colonned’attaque !

Il resta un instant debout, se montrant ainsià toute l’armée comme un drapeau vivant de la Révolution, exposé àtoutes les balles, auxquelles il servait de cible, et dont pas unene l’atteignit.

Puis, d’une voix formidable :

– Aux autres ! cria-t-il. Vive laRépublique !

Et, au milieu des cris, des chants guerriers,de la vibration des instruments de cuivre, du roulement destambours, général, officiers, soldats, tous pêle-mêle se ruèrentsur les retranchements.

Au premier coup de canon, les émigrés, qui setenaient prêts, avaient fait leur sortie ; mais ils avaientrencontré l’avant-garde d’Abbatucci, qui arrivait au pas de courseet avec laquelle il fallait compter, de sorte qu’ils n’avaient puporter secours aux Prussiens, ayant bien assez de se défendreeux-mêmes ; Abbatucci, selon l’ordre de Pichegru, avait mêmepu détacher quinze cents hommes, que Pichegru vit bientôt arriver àbride abattue, précédés de ses deux aides de camp.

Pichegru se mit à leur tête, et, voyantqu’Abbatucci pouvait parfaitement se défendre avec les quinze centshommes qui lui restaient, accourut à l’aide du corps principalacharné à la redoute ; ces quinze cents hommes de troupesfraîches, animées par la victoire du matin, bondirent de leurpremier élan jusqu’au-delà du second rang de la batterie.

Les canonniers furent tués sur leurs pièces,et les canons, qu’il était impossible de tourner sur les Prussiens,encloués.

Au milieu du feu, les deux généraux seretrouvèrent et tous deux en même temps arrivés à un point de lacolline d’où l’on découvrait toute la plaine deNeschwiller, jetèrent un cri de triomphe : unemasse noire, épaisse, aux fusils reluisants, aux panachestricolores, aux drapeaux penchés comme des mâts dans une tempête,arrivait à marche forcée : c’étaient Macdonald et la premièrecolonne, fidèles au rendez-vous qui arrivaient à temps, non paspour décider la victoire, elle était décidée, mais pour y prendrepart.

À cette vue, la déroute se mit parmi lesPrussiens : chacun ne s’occupa plus que de fuir ; ilss’élancèrent pardessus les parapets des redoutes, sautèrent du hauten bas des retranchements et se laissèrent rouler plutôt qu’ils nedescendirent sur une pente si rapide, qu’on n’avait pas même songéà la fortifier.

Mais Macdonald, par une manœuvre prompte,avait enveloppé la montagne et reçut les fuyards sur la pointe deses baïonnettes.

Les émigrés, qui tenaient seuls avecl’acharnement de Français combattant contre des Français,comprirent, en voyant les fuyards, que la journée était perdue.

L’infanterie se mit en retraite à petits pas,protégée par la cavalerie, dont les charges successives et pleinesd’audace faisaient l’admiration de ceux qui combattaient contreeux.

Pichegru, sous le prétexte qu’ils devaientêtre las, envoya à leurs vainqueurs l’ordre de les laisser seretirer, tandis qu’au contraire il faisait poursuivre, par tout cequ’il y avait de cavalerie, les Prussiens, qui ne se rallièrentqu’au-delà de Wœrth.

Puis, ayant hâte d’arriver au sommet de lacolline, afin je de jeter un regard sur le champ de bataille, tousdeux prirent leur course, et chacun d’eux l’atteignit par le côtéqu’il avait attaqué.

Et là, se jetant dans les bras l’un del’autre, l’un levant son sabre tout sanglant, l’autre son chapeautroué de deux balles, à travers les flots de fumée qui achevaientde monter au ciel comme d’un volcan refroidi, grandis aux yeux del’armée par la glorieuse atmosphère qui les enveloppait, ilsapparurent, ces deux victorieux, pareils aux statues de deuxgéants.

À cette vue, un immense cri de « Vive laRépublique ! » retentit de tous les degrés de la montagneet alla, s’abaissant toujours, se perdre et s’éteindre dans laplaine, en se mêlant aux douloureux gémissements des blessés et auxderniers souffles des mourants.

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