Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 11La demande en mariage

À la vue de l’horrible machine qui se dressaitdevant sa maison, Mlle de Brumpt avaitaussitôt fait fermer les fenêtres de la façade donnant sur larue.

Lorsque le comte de Brumpt, sortant de prisonsans autre gardien de lui-même que son honneur engagé, arriva envue de sa maison, il la vit fermée comme un sépulcre, avecl’échafaud devant elle.

Il se demanda ce que cela voulait dire et s’ildevait aller plus avant.

Mais cette hésitation ne dura qu’unmoment : ni échafaud ni tombe ne devaient le fairereculer ; il marcha droit à la porte et frappa selon sonhabitude trois coups, les deux premiers l’un sur l’autre, letroisième un peu plus éloigné.

Clotilde s’était retirée avecMme Gérard, sa dame de compagnie, dans une chambresituée tout au fond de l’appartement et donnant sur le jardin.

Elle était renversée sur les coussins d’unsofa et pleurait, tant lui paraissait claire la réponse deSchneider à sa prière. Lorsqu’elle entendit les deux premiers coupsde marteau, elle jeta un cri ; au troisième, elle se dressatout debout.

– Ah ! mon Dieu ! dit-elle.

Mme Gérard pâlit.

– Si le comte n’était point prisonnier,dit-elle, on jurerait que c’est lui qui rentre.

Clotilde se précipita vers l’escalier.

– C’est son pas, murmura-t-elle.

On entendit une voix qui demandait :

– Clotilde, où es-tu ?

– Mon père ! mon père ! s’écriala jeune fille en se jetant par les degrés.

Le comte l’attendait au bas del’escalier ; il la reçut dans ses bras.

– Ma fille, mon enfant, balbutia lecomte, que veut dire ceci ?

– Le sais-je moi-même ?

– Mais que veut dire cet échafaud dressédevant la porte ? Que veulent dire ces fenêtresfermées ?

– C’est Schneider qui a dressél’échafaud, c’est moi qui ai fermé les fenêtres ; c’était pourne pas vous voir mourir que je les ai fermées.

– Mais c’est Schneider qui vient d’ouvrirma prison et qui m’en a laissé sortir sur parole, en s’invitant àdîner pour demain.

– Mon père, dit Clotilde, j’ai peut-êtreeu tort ; mais la faute en est à mon amour pour vous :lorsque je vous ai vu arrêté, j’ai couru à Strasbourg et j’aidemandé votre grâce.

– À Schneider ?

– À Schneider.

– Malheureuse ! Et à quel prix tel’a-t-il accordée ?

– Mon père, le prix est encore à faireentre nous, et sans doute demain nous apportera-t-il sesconditions.

– Attendons.

Clotilde prit son livre de prières, sortit etalla s’enfermer dans une petite église de village, si humble qu’onn’avait point pensé à en déposséder Dieu.

Elle y pria jusqu’au soir.

La machine passa la nuit toute dressée sur laplace.

Le lendemain, à midi, Schneider se présentachez le comte de Brumpt.

Malgré l’époque avancée de la saison, lamaison était jonchée de fleurs ; on eût dit un jour de fête,si le deuil de Clotilde n’eût protesté contre ces apparences dejoie, comme la neige de la rue protestait contre les apparences deprintemps.

Schneider fut reçu par le comte et safille ; Schneider n’avait pas pris pour rien le surnomd’Euloge. Au bout de dix minutes, Clotilde se demanda si c’étaitbien le même homme qui l’avait si brutalement reçue àStrasbourg.

Le comte, rassuré, sortit pour donner quelquesordres.

Schneider offrit son bras à la jeune fille etla conduisit à une fenêtre qu’il ouvrit.

La guillotine était en face de la fenêtre,toute parée de fleurs et de rubans.

– À votre choix, dit-il, un échafaud ouun autel.

– Que voulez-vous dire ? demandaClotilde toute frémissante.

– Demain, vous serez ma femme, ou,demain, le comte sera mort.

Clotilde devint pâle comme le mouchoir debatiste qu’elle tenait à la main.

– Mon père aimera mieux mourir,dit-elle.

– Aussi, répliqua Schneider, est-ce vousque je charge de lui transmettre mon désir.

– Vous avez raison, dit-elle, c’est leseul moyen.

Schneider referma la fenêtre et reconduisitMlle de Brumpt à sa place.

Clotilde tira de sa poche un flacon de sels,qu’elle respira. Par un suprême effort de volonté, sa physionomieresta triste, mais reprit son calme, et les roses de son teint, quel’on eût crues disparues à jamais, s’étendirent de nouveau sur sonvisage.

Il était évident qu’elle avait pris sarésolution.

Le comte rentra. Un domestique le suivait,annonçant que le dîner était servi.

Clotilde se leva, prit le bras de Schneider,avant même que celui-ci le lui eût offert, et le conduisit à lasalle à manger.

Un splendide repas était servi, des courriersavaient été envoyés pendant la nuit à Strasbourg et en avaientrapporté le plus rare gibier et les plus beaux poissons que l’onavait pu y trouver.

Le comte, à peu près rassuré, faisait, avectoute la délicatesse d’un grand seigneur, les honneurs de sa tableau commissaire de la République ; on buvait tour à tour lesmeilleurs vins du Rhin, d’Allemagne et de Hongrie. La pâle fiancéeseule mangeait à peine et trempait de temps en temps ses lèvresdans un verre d’eau.

Mais, à la fin du repas, elle tendit son verreau comte, qui, tout étonné, le lui remplit de vin de Tokay.

Alors elle se leva, et, haussant sonverre :

– À Euloge Schneider, dit-elle, à l’hommegénéreux auquel je dois la vie de mon père ; heureuse et fièresera la femme qu’il choisira pour épouse.

– Belle Clotilde, s’écria Schneider, aucomble de la joie, n’avez-vous pas deviné que c’était vous, etai-je besoin de vous dire que je vous aime ?

Clotilde choqua lentement, doucement son verreà celui d’Euloge, et, allant s’agenouiller devant son père aucomble de l’étonnement :

– Mon père, dit-elle, je vous supplie dem’accorder pour époux l’homme bienfaisant à qui je dois votre vie,attestant le Ciel que je ne me relèverai pas que vous ne m’ayezaccordé cette faveur.

Le comte regardait alternativement Schneider,dont le visage rayonnait de joie, et Clotilde, sur le front delaquelle rayonnait la douce auréole des martyrs.

Il comprit qu’il se passait, à cette heure,quelque chose de si grand et de si sublime, qu’il n’avait pas ledroit de s’y opposer.

– Ma fille, dit-il, tu es la maîtresse deta main et de ta fortune ; fais à ton gré, ce que tu ferassera bien fait.

Clotilde se releva et tendit la main àSchneider.

Celui-ci se précipita sur la main qui luiétait offerte, tandis que Clotilde, la tête renversée en arrière,semblait chercher Dieu et s’étonner que de pareilles infamiespussent s’accomplir sous son regard sacré.

Mais, lorsque Schneider releva la tête, laphysionomie de la jeune fille reprit l’expression de sérénité quis’en était exilée un instant, dans ce recours à Dieu qui n’avaitpoint été entendu.

Puis, comme Schneider la pressait de fixer lejour de son bonheur, elle sourit, et, lui pressant les deuxmains :

– Écoute, Schneider, lui dit-elle,j’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à safiancée ; il se mêle un peu d’orgueil à mon bonheur. Ce n’estpoint à Plobsheim, c’est-à-dire dans un pauvre village de l’Alsace,que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à la femmequ’il aime et qu’il a choisie : je veux que le peuple mereconnaisse pour l’épouse de Schneider, et ne me prenne pas pour saconcubine. Il n’est point de ville où l’on ne t’ait vu paraîtresans être suivi d’une maîtresse ; on pourrait aisément s’ytromper. Il n’y a que cinq lieues d’ici à Strasbourg. J’ai desmesures à prendre pour ma toilette de noces, car je veux qu’ellesoit digne de l’époux. Demain, à telle heure que tu voudras, nouspartirons seuls ou accompagnés, et je te donnerai la main devantles citoyens, les généraux et les représentants [1].

– Je le veux bien, s’écria Schneider, jeveux tout ce que tu voudras, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est que ce n’est point demain quenous partirons, mais aujourd’hui.

– Impossible, dit en pâlissant Clotilde.Il est une heure et demie, et les portes de la ville ferment àtrois.

– Elles fermeront à quatre alors.

Puis, appelant deux hussards, de peur, s’ilenvoyait un seul, qu’un accident quelconque ne luiarrivât :

– Ventre à terre, dit-il aux deuxhussards, ventre à terre jusqu’à Strasbourg et que la Porte de Kehlne se ferme pas avant quatre heures. Vous veillerez à cette porte àl’exécution de mes ordres.

– Il faut faire tout ce que vous voulez,dit Clotilde laissant tomber sa main dans celle de Schneider.Décidément, mon père, je crois que je serai une femme bienheureuse !

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