Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 20La prophétie du mourant

La plupart des officiers attachés au servicede Pichegru étaient en mission ou en reconnaissance lors del’arrivée de Charles au quartier général.

Le lendemain seulement, tous les ordres étantdonnés pour un prochain départ, et chacun étant de retour de samission, la table du déjeuner se trouva complète.

À cette table, outre le colonel Macdonald quenous avons déjà vu paraître, étaient assis quatre généraux debrigade, les citoyens Lieber, Boursier, Michaux et Hermann ;deux officiers d’état-major, les citoyens Gaume et Chaumette, etdeux aides de camp, les citoyens Doumerc et Abbatucci. Doumercétait capitaine de cavalerie. Il pouvait avoir de vingt-deux àvingt-trois ans ; il était né aux environs de Toulon ;c’était, sous le rapport physique, un des plus beaux hommes del’armée.

Quant au courage, il était de cette époque oùce n’était pas même un mérite d’être brave.

C’était, en outre, un de ces esprits charmantsqui égayaient la sérénité calme, mais froide, de Pichegru, lequelprenait rarement part à la conversation, et souriait pour ainsidire, de l’âme seulement.

Quant à Abbatucci, il était Corse ;envoyé à quinze ans à l’École militaire de Metz il était devenulieutenant d’artillerie en 1789 et capitaine en 1792. C’est avec cegrade qu’il était aide de camp de Pichegru.

C’était, lui aussi, un beau jeune homme devingt-trois ans, d’une intrépidité à toute épreuve. Svelte, adroitet vigoureux, au teint couleur de bronze, qui donnait à sa beautégrecque un cachet numismatique, lequel contrastait d’une étrangefaçon avec sa gaieté ingénue, expansive, presque enfantine, mais depeu de verve et d’éclat.

Rien de plus gai que ces repas de jeunes gens,quoique la table ressemblât fort aux tables de Lacédémone :malheur à ceux qui, retenus par quelque escarmouche de guerre oud’amour, arrivaient trop tard ; ceux-là trouvaient les platsnettoyés et les bouteilles vides, et mangeaient leur pain sec aumilieu des rires et des plaisanteries de leurs camarades.

Seulement, il n’y avait pas de semaine où uneplace ne restât pas vide au banquet. Le général la marquait, enpassant, d’un froncement de sourcils, et, d’un geste, faisaitdisparaître le couvert de l’absent.

L’absent était mort pour la patrie. On buvaità sa mémoire, et tout était dit.

Il y avait quelque chose d’une grandeursouveraine dans cette insouciance de la vie et jusque dans cerapide oubli de la mort.

La question qui préoccupait depuis quelquesjours tous Ces jeunes gens presque autant que celle danslaquelle ils étaient acteurs, c’était celle, infiniment grave, dusiège de Toulon.

Toulon, on se le rappelle, avait été livréeaux Anglais par l’amiral Trogoff, dont nous regrettons de neretrouver le nom dans aucun dictionnaire ; les noms destraîtres mériteraient pourtant d’être conservés.

M. Thiers, par patriotisme sans doute, enfaisait un Russe.

Hélas ! il était Breton.

Les premières nouvelles n’étaient pasrassurantes, et les jeunes gens, surtout les officiersd’artillerie, avaient ri de bon cœur du plan du général Cartaux,qui consistait dans les trois lignes suivantes : « Legénéral d’artillerie foudroiera Toulon pendant trois jours, au boutdesquels je l’attaquerai sur trois colonnes etl’enlèverai. »

Puis la nouvelle était arrivée que le généralDugommier avait remplacé Cartaux ; celui-là inspirait un peuplus de confiance ; mais, arrivé, il y a deux ans, de laMartinique, nommé général depuis dix-huit mois seulement, il étaitencore à peu près inconnu.

Puis enfin, la dernière nouvelle venue étaitque le siège avait commencé selon toutes les règles de lascience ; que l’artillerie surtout, conduite par un officierde mérite, rendait de grands services ; il en résultait quel’on attendait tous les jours Le Moniteur avecimpatience.

Il arriva vers la fin du déjeuner.

Le général le prit des mains du soldat deplanton, et, le jetant par-dessus la table à Charles :

– Tiens, citoyen secrétaire, lui dit-il,ceci rentre dans tes attributions ; cherche s’il y a quelquechose à l’endroit de Toulon.

Charles rougit jusqu’aux yeux, feuilletaLe Moniteur et s’arrêta à ces mots : Lettre dugénéral Dugommier, datée du quartier général d’Ollioules, 10frimaire, an II.

« Citoyen ministre, cette journée a étéchaude, mais heureuse ; depuis deux jours, une batterieessentielle faisait feu sur Malbousquet et inquiétait beaucoup ceposte et ses environs. Ce matin, à cinq heures, l’ennemi a fait unesortie vigoureuse qui l’a rendu maître d’abord de tous nosavant-postes de la gauche de cette batterie. À la premièrefusillade, nous nous sommes transportés avec célérité à l’ailegauche.

» Je trouvai presque toutes nos forces endéroute. Le général Garnier se plaignant de ce que ses troupesl’avaient abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de sereporter à la reprise de notre batterie. Je me mis à la tête dutroisième bataillon de l’Isère, pour me porter par un autre cheminà la même batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir :bientôt ce poste fut repris ; les ennemis, vivement repoussés,se replient de tous côtés, en laissant sur le terrain un grandnombre de morts et de blessés. Cette sortie enlève à leur arméeplus de douze cents hommes, tant tués que blessés et faitsprisonniers ; parmi ces derniers, plusieurs officiers d’ungrade supérieur, et enfin leur général en chef, O’Hara, blessé d’uncoup de feu au bras droit.

» Les deux généraux devaient être touchésdans cette action, car j’ai reçu deux fortes contusions, dont uneau bras droit et l’autre à l’épaule, mais sans danger. Après avoirrenvoyé vivement l’ennemi d’où il venait, nos républicains, par unélan courageux mais désordonné, ont marché vers Malbousquet, sousle feu vraiment formidable de ce fort. Ils ont enlevé les tentesd’un camp qu’ils avaient fait évacuer par leur intrépidité. Cetteaction, qui est un véritable triomphe pour les armes de laRépublique, est d’un excellent augure pour nos opérationsultérieures ; car que ne devons-nous pas attendre d’uneattaque concertée et bien mesurée, lorsque nous faisons si bien àl’improviste ?

» Je ne saurais trop louer la bonneconduite de tous ceux de nos frères d’armes qui ont voulu sebattre ; parmi ceux qui se sont le plus distingués et quim’ont le plus aidé à rallier et pousser en avant, ce sont lescitoyens Buona-Parte, commandant l’artillerie ; Aréna etCervoni, adjudants généraux.

» Dugommier, général en chef. »

– Buona-Parte ! ditPichegru, ce doit être un jeune Corse dont j’ai été le répétiteur,et qui annonçait de grandes dispositions pour lesmathématiques.

– En effet, dit Abbatucci, il y a àAjaccio une famille Buonaparte, dont le chef, Charles deBuonaparte, a été aide de camp de Paoli ; ils doivent mêmeêtre nos cousins d’assez près, ces Buonaparte.

– Pardieu ! vous êtes tous cousinsen Corse ! dit Doumerc.

– Si c’est mon Buonaparte à moi, repritPichegru, ce doit être un jeune homme de cinq pieds un ou deuxpouces, tout au plus, aux cheveux plats collés aux tempes, qui nesavait pas un mot de français quand il est arrivé à Brienne, un peumisanthrope, solitaire, grand ennemi de la réunion de la Corse à laFrance, grand admirateur de Paoli, et qui en deux ou trois ansavait appris du Père Patrault… – tiens, Charles, le même qui fut leprotecteur de ton ami Euloge Schneider !… – tout ce que lePère Patrault pouvait savoir et, par conséquent, apprendre.

– Seulement, continua Abbatucci, le nomne s’écrit pas comme l’écrit Le Moniteur, qui le coupe parla moitié ; il s’écrit tout simplementBuonaparte.

On en était là de la conversation, lorsqu’unebruyante rumeur s’éleva, et que l’on vit courir tout le monde ducôté de la rue de Strasbourg.

On était si près de l’ennemi, que l’ons’attendait à tout moment à une surprise. Chacun commença d’abordpar sauter sur son sabre. Doumerc, plus rapproché que les autres dela fenêtre, sauta, non seulement sur son sabre, mais dans la rue,et courut jusqu’à une courbe, de laquelle il pouvait apercevoir cequi se passait dans toute sa longueur ; mais, arrivé là, ilfit de la tête et des épaules un signe de désappointement, etrevint vers ses compagnons, à pas lents, la tête basse.

– Qu’y a-t-il ? demandaPichegru.

– Rien, mon général, c’est ce malheureuxEisemberg et son état-major que l’on va guillotiner.

– Mais, dit Pichegru, ne vont-ils pasdirectement à la citadelle ? Jusqu’à présent, on nous avaitépargné ce spectacle !

– C’est vrai, général ; mais on arésolu de frapper un coup qui retentisse jusqu’au cœur de l’armée.Le massacre d’un général et d’un état-major sont d’un si bonexemple pour un autre général et un autre état-major, qu’on a jugéà propos de vous faire, ainsi qu’à nous, les honneurs de cespectacle instructif.

– Mais, hasarda timidement Charles, ce nesont pas des cris que j’entends, ce sont des éclats de rire.

Un soldat passait, venant du côté ducortège ; le général le connaissait comme étant du villaged’Arbois. C’était un chasseur au 8e régiment, nomméFalou.

Le général l’appela par son nom.

Le chasseur s’arrêta court, regardant quil’appelait, pivota vers son général et porta la main à soncolback.

– Viens ici, dit le général.

Le chasseur s’approcha.

– Qu’ont-ils donc à rire ? demandaPichegru. Est-ce que la populace insulte les condamnés ?

– Bien au contraire, mon général, on lesplaint.

– Mais, alors, que signifient ces éclatsde rire ?

– C’est pas leur faute, mon général, ilferait rire une borne, quoi !

– Qui cela ?

– Le chirurgien Figeac qu’on vaguillotiner ; il leur dit du haut de la charrette tant defarces que les condamnés eux-mêmes se tordent de rire.

Le général et les convives se regardèrent.

– Le moment me paraît cependant assez malchoisi pour être gai, dit Pichegru.

– Eh bien ! il paraît qu’il a trouvéun côté risible à la mort.

Et, en effet, en ce moment, on commençait àapercevoir l’avant-garde du funèbre cortège, qui s’en donnait àcœur joie de rire ; non pas d’un rire insultant et sauvage,mais naturel et même sympathique.

Presque aussitôt on aperçut l’immensecharrette qui conduisait à la mort les vingt-deux condamnésattachés deux à deux. Pichegru fit un pas en arrière ; maisEisemberg l’appela d’une voix forte et par son nom.

Pichegru resta cloué à sa place.

Figeac, voyant qu’Eisemberg voulait parler, setut ; les rires qui l’escortaient s’éteignirent. Eisemberg sefit faire place, traînant avec lui celui auquel il était attaché,et, du haut de la charrette :

– Pichegru ! dit-il, reste etécoute-moi.

Ceux des jeunes gens qui avaient leur chapeauou le bonnet de police sur la tête se découvraient ; Falou secolla contre la fenêtre, la main fixée à son colback.

– Pichegru ! dit le malheureuxgénéral, je vais à la mort et te laisse avec plaisir au faîte deshonneurs où ton courage t’a porté ; je sais que ton cœur rendjustice à ma loyauté trahie par le sort de la guerre, et que tu assecrètement pitié de mon malheur. Je voudrais pouvoir te prédire,en te quittant, une fin meilleure que la mienne ; maisgarde-toi de cette espérance. Houchard, Custine sont morts, je vaismourir. Beauharnais va mourir, tu mourras comme nous. Le peupleauquel tu as dévoué ton bras n’est pas avare du sang de sesdéfenseurs, et si le fer de l’étranger t’épargne, sois tranquille,tu n’échapperas point à celui des bourreaux. Adieu, Pichegru !le Ciel te préserve de la jalousie des tyrans et de la faussejustice des assassins ; adieu, ami ! Marchez, vousautres !

Pichegru le salua de la main, ferma lafenêtre, rentra dans sa chambre, les bras croisés, la têteinclinée, comme si les paroles d’Eisemberg eussent pesé sur sonfront.

Puis, tout à coup, redressant la tête ets’adressant au groupe de jeunes gens qui, silencieux et immobiles,le regardaient :

– Qui de vous sait le grec ?demanda-t-il. Je donne ma plus belle pipe de Cummer à celui qui medit quel est l’auteur grec qui parle des prophéties desmourants.

– Je sais un peu le grec, général, ditCharles, mais je ne fume pas du tout.

– Eh bien ! alors, sois tranquille,je te donnerai autre chose qui te fera plus de plaisir qu’unepipe.

– Eh bien ! général, c’estAristophane, répondit Charles, dans un passage qui, je crois, peutse traduire ainsi : « Les moribonds chenus ont l’espritdes sibylles. »

– Bravo ! dit Pichegru en luicaressant la joue de la main ; demain ou après, tu auras ceque je t’ai promis.

Puis, se retournant vers ses aides de camp etses officiers d’ordonnance :

– Allons, enfants, dit-il, je suis lasd’assister à toutes ces tueries ; nous quitterons Auenheimdans deux heures, nous tâcherons de porter nos avant-postes jusqu’àDrusenheim ; la mort est peu de chose partout, c’est unplaisir sur le champ de bataille. Battons-nous donc !

Au même moment, on remit à Pichegru unedépêche du gouvernement.

C’était l’ordre de faire sa jonction avecl’armée de la Moselle, et de regarder Hoche, qui commandait cettearmée, comme son supérieur.

Les deux armées, aussitôt la jonction faite,devaient ne point laisser de relâche à l’ennemi qu’elles n’eussentrepris les lignes de Wissembourg.

Il n’y avait rien à changer aux ordres donnés.Pichegru mit la dépêche dans sa poche, et, sachant que l’espionStephan l’attendait dans son cabinet pour recevoir ses dernièresinstructions, il y passa, en disant :

– Citoyens, tenez-vous prêts à partir àla première fanfare de la trompette et au premier roulement detambour.

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