Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 27Où un ange met le pied, un miracle se fait

La veille du jour où le vicomte de Beauharnaisdevait monter à l’échafaud, il écrivait à sa femme la lettresuivante. Ce fut son dernier adieu :

Nuit du 6 au 7 thermidor, à la Conciergerie.

Encore quelques minutes à la tendresse,aux larmes et aux regrets, puis tout entier à la gloire de monsort, aux grandes pensées de l’immortalité. Quand tu recevras cettelettre, ô ma Joséphine ! il y aura bien longtemps que tonépoux, dans le langage d’ici-bas ne sera plus ; mais il y auradéjà quelques instants qu’il goûtera dans le sein de Dieu lavéritable existence. Tu vois donc bien qu’il ne faut plus lepleurer ; c’est sur les méchants, les insensés qui luisurvivent qu’il faut répandre des larmes ; car ils font le malet ne pourront le réparer.

Mais ne noircissons pas de leur coupableimage ces suprêmes instants. Je veux les embellir, au contraire, ensongeant que, chéri d’une femme adorable, j’ai vus’écouler, sans le plus léger nuage, le jour de notre hymen.Oui, notre union n’a duré qu’un jour, et cette pensée m’arrache unsoupir. Mais qu’il fut serein et pur, ce jour si rapidement écoulé,et que de grâces je dois à la Providence qui te bénit !Aujourd’hui, elle dispose de moi avant le temps, et c’est encore unde ses bienfaits. L’homme de bien peut-il vivre sans douleur etpresque sans remords, quand il voit l’univers en proie auxméchants ? je me féliciterais donc de leur être enlevé si jene sentais que je leur abandonne des êtres si précieux et sichéris. Si pourtant les pensées des mourants sont despressentiments, j’en éprouve un dans mon cœur qui m’assure que cesboucheries vont être suspendues, et qu’aux victimes vont enfinsuccéder les bourreaux…

Je reprends ces lignes incorrectes etpresque illisibles, que mes gardiens avaient suspendues. Je viensde subir une formalité cruelle, et que dans toute autrecirconstance on ne m’aurait fait supporter qu’en m’arrachant lavie. Mais pourquoi chicaner contre la nécessité ? La raisonveut qu’on en tire le meilleur parti.

Mes cheveux coupés, j’ai songé à enacheter une portion, afin de laisser à ma chère femme, à mesenfants, des témoignages non équivoques, des gages de mes dernierssouvenirs… Je sens qu’à cette pensée mon cœur se brise et que deslarmes mouillent ce papier.

Adieu, ô tout ce que j’aime !Aimez-vous, parlez de moi, et n’oubliez jamais que la gloire demourir victime des tyrans et martyr de la liberté illustrel’échafaud.

Arrêtée à son tour, comme nous l’avons dit,Mme la vicomtesse de Beauharnais écrivait au momentde mourir à ses enfants, comme son mari lui avait écrit.

Elle terminait par ces mots une longue lettreque nous avons sous les yeux :

Pour moi, mes enfants, qui vais mourir,comme votre père, victime des fureurs qu’il a toujours combattueset qui l’ont dévoré, je quitte la vie sans haine contre sesbourreaux et les miens, que je méprise.

Honorez ma mémoire en partageant messentiments ; je vous laisse pour héritage la gloire de votrepère et le nom de votre mère, que quelques malheureux bénissent,notre amour, nos regrets et notre bénédiction.

Mme de Beauharnaisachevait cette lettre, lorsqu’elle entendit, dans la cour de laprison, les cris : « Mort à Robespierre ! vive laliberté ! » C’était dans la matinée du 10 thermidor.

Trois jours après, Mme lavicomtesse de Beauharnais, grâce à l’amitié deMme Tallien, était libre, et, un mois plus tard,grâce à l’influence de Barras, ceux de ses biens qui n’avaient pasété vendus lui étaient restitués.

Au nombre de ces biens était l’hôtel de la rueNeuve-des-Mathurins, N° 11.

En voyant son fils – qui ne lui avait rien ditde la démarche qu’il allait faire – rentrer l’épée de son père à lamain, et en apprenant comment cette épée venait de lui être rendue,dans un premier mouvement d’enthousiasme, elle s’était élancée horsde chez elle, et, n’ayant que le boulevard à traverser, avait coururemercier le jeune général, auquel son apparition venait de causerune si grande surprise.

Bonaparte tendit aussitôt la main à la belleveuve, plus belle encore sous les vêtements noirs qu’elle avaitgardés depuis la mort de son mari, lui faisant signe d’enjamberpar-dessus la carte et de venir s’asseoir dans une partie du salonoù elle n’était pas étendue.

Joséphine lui fit observer qu’elle était venueà pied, et qu’elle n’osait, de crainte de la salir, toucher lacarte de son étroit et élégant brodequin.

Bonaparte insista. Aidée de la main du jeunegénéral, elle s’élança par-dessus le golfe de Gênes, et le bout deson pied tomba sur la petite ville de Voltri, où il laissa uneempreinte.

Un fauteuil attendait, Joséphine s’yassit ; et, près d’elle, Bonaparte, restant debout, moitié parrespect, moitié par admiration, posa son genou sur une chaise, audossier de laquelle il se soutint.

Bonaparte fut d’abord assez embarrassé. Ilavait peu l’habitude du monde, avait rarement parlé aux femmes,mais il savait qu’il y a trois choses sur lesquelles leur cœur estintarissable : la patrie, la jeunesse, l’amour.

Il parla donc àMme de Beauharnais de la Martinique, de sesparents, de son mari.

Une heure s’écoula, qu’il eut à peine calculé,si bon mathématicien qu’il fût, la valeur de quelques minutes.

On parla peu de la position présente, etcependant le jeune général put remarquer queMme de Beauharnais était liée ou se trouvaiten relations avec tous les noms au pouvoir ou ayant chance d’yparvenir, son mari représentant à peu près la moyenne de l’opinionréactionnaire en faveur à cette époque.

De son côté,Mme de Beauharnais était une femme tropdistinguée pour ne pas remarquer du premier coup, à travers sonoriginalité native, toute la valeur de l’intelligence du vainqueurdu 13 vendémiaire.

Cette victoire si rapide et si complètefaisait de Bonaparte le héros du jour : on en avait beaucoupparlé autour de Mme de Beauharnais ; lacuriosité et l’enthousiasme, comme nous l’avons dit, l’avaiententraînée à lui faire cette visite. Elle avait trouvé le protégé deBarras bien au-dessus, intellectuellement, de tout ce que Barrasavait pu lui en dire, de sorte que, lorsque son domestique vint luiannoncer que Mme Tallien l’attendait chez elle pouraller « où elle savait, ainsi qu’il était convenu », elles’écria :

– Mais nous avions rendez-vous à cinqheures et demie seulement !

– Il en est six, madame, dit le laquaisen s’inclinant.

– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, quevais-je lui dire ?

– Vous lui direz, madame, réponditBonaparte, que votre conversation a eu pour moi tant de charme,qu’à force de prières, j’ai obtenu de vous un quart d’heure deplus.

– Mauvais conseil, dit Joséphine ;car je serais obligée de mentir pour m’excuser.

– Voyons, dit Bonaparte en homme quimeurt d’envie d’insister pour faire durer la visite encore quelquesinstants. Était-ce un autre 9 thermidor queMme Tallien avait à faire ? Je croyais letemps des Robespierre complètement passé.

– Si je n’étais honteuse de mon aveu, jevous dirais ce que nous allons faire.

– Dites, madame. Je serai heureux d’êtrepour quelque chose dans un de vos secrets, et surtout dans unsecret que vous n’osez avouer.

– Êtes-vous superstitieux ? demandaMme de Beauharnais.

– Je suis Corse, madame.

– Alors, vous ne vous moquerez pas demoi.

» Nous étions hier chezMme Gohier, lorsque celle-ci nous raconta qu’enpassant à Lyon, il y a une dizaine d’années, elle s’était fait direla bonne aventure par une demoiselle Lenormand. Entre autresprédictions qui s’étaient réalisées, la sorcière lui avait annoncéqu’elle aimerait un homme qu’elle n’épouserait pas, mais qu’elle enépouserait un autre qu’elle n’aimerait point, et qu’à la suite dumariage, la tendresse la plus vive lui viendrait pour cethomme.

» C’était son histoire d’un bout àl’autre.

» Or, elle avait appris que cettesibylle, qu’on appelle Lenormand, habitait maintenant à Paris, ruede Tournon, N° 7.

» La curiosité nous est venue, à moi et àMme Tallien, d’y aller à notre tour ; elle apris rendez-vous chez moi, où nous devons nous déguiser toutes deuxen grisettes. Le rendez-vous était, je vous l’ai dit, pour cinqheures et demie ; il est six heures un quart.

» Je vais faire mes excuses àMme Tallien, changer de costume, et, si la choselui convient toujours, aller avec elle chezMlle Lenormand.

» Je vous avoue, que nous nous faisonsune joie, grâce à l’exactitude de nos costumes, de faire tomber lasibylle dans l’erreur la plus complète.

– Vous n’avez pas besoin d’un compagnonserrurier, forgeron, armurier ? demanda Bonaparte.

– Non, citoyen, ditMme de Beauharnais, à mon grand regret. J’aidéjà commis une indiscrétion en vous disant ce que nous allonsfaire. L’indiscrétion serait plus grande encore en vous mettant entiers dans notre partie.

– Qu’il soit fait selon votre volonté,madame… ici-bas comme au ciel ! répondit Bonaparte.

Et, lui donnant la main pour la conduire versla porte, il évita, cette fois, de la faire marcher sur la bellecarte où son pas, si léger qu’il fût, avait laissé une trace.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer