Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 26Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie, vicomtesse deBeauharnais

Bonaparte resta frappé d’admiration.

Mme de Beauharnais était,nous venons de le dire, à l’heure où nous sommes arrivés, une femmede vingt-huit ans, d’une beauté incontestable et d’une grâcecharmante dans les manières, exhalant de toute sa personne cequelque chose de suave qui ressemble au parfum que Vénus donnait àses élues pour commander l’amour.

Elle avait les cheveux et les yeux noirs, lenez droit, la bouche souriante, l’ovale du visage irréprochable, lecou gracieusement attaché, quelque chose de flexible et d’ondoyantdans la taille, un bras parfait, une main admirable.

Rien de plus aimable que son accent créoledont il ne restait de traces que juste assez pour constater sanaissance tropicale.

Comme on l’a vu par son nom de jeune fille,Mme de Beauharnais était de famille noble. Néeà la Martinique, son éducation avait été celle de toutes lescréoles, c’est-à-dire abandonnée à elle-même ; mais demerveilleuses dispositions d’esprit et de cœur avaient fait deMme Tascher de La Pagerie une des femmes les plusdistinguées qui se pussent voir. Son cœur excellent lui avaitappris de bonne heure que, quoiqu’ils eussent de la laine au lieud’avoir des cheveux, les nègres étaient des hommes plus à plaindreque les autres puisque la force et la cupidité des Blancs lesavaient arrachés à leur patrie pour les transporter sur un sol quitoujours les tourmente, et quelquefois les égorge.

Le premier spectacle qui avait frappé ses yeuxétait celui de ces malheureux, désunis comme famille, mais groupéscomme travailleurs, offrant à un soleil presque vertical un corpstoujours courbé sous le rotin du commandeur et fouillant une terreque leur sueur et leur sang ne fertilisent pas pour eux-mêmes.

Elle s’était demandé, dans sa jeuneintelligence, pourquoi ces hommes étaient retranchés de la loicommune du genre humain ; pourquoi ils végétaient nus, sansasile, sans propriété, sans honneur, sans liberté ; et elles’était répondu que c’était pour enrichir des maîtres avides,qu’ils étaient, dès l’enfance et pour la vie, condamnés sans espoirà un supplice éternel. Aussi la pitié de la jeune Joséphineavait-elle fait de l’habitation de ses parents un paradis pour lesesclaves.

C’étaient encore des Noirs et desBlancs ; mais, à leur liberté près, les Noirs partageaienttous les avantages des sociétés et quelques-uns des plaisirs de lavie, et, lorsque nulle part dans l’île un nègre n’était sûrd’épouser la négresse qu’il aimait, plus certainement que dans lasociété, des mariages d’amour récompensaient le travail et latendresse des esclaves de leur jeune maîtresse Joséphine.

Elle avait treize ou quatorze ans lorsqu’ellevit arriver à la Martinique et qu’elle rencontra chez sa tanteRenaudin un jeune officier noble et plein de mérite.

C’était le vicomte Alexandre deBeauharnais.

L’un avait dans sa personne tout ce qu’il fautpour plaire.

L’autre dans son cœur tout ce qu’il faut pouraimer.

Ils s’aimèrent donc avec l’abandon de deuxjeunes gens qui ont le bonheur de réaliser ce rêve d’une âme sœurde leur âme.

– Je vous ai choisie, disait Alexandre enlui serrant tendrement la main.

– Et moi, je vous ai trouvé !répondait Joséphine en lui donnant son front à baiser.

La tante Renaudin prétendait que c’eût étédésobéir aux décrets de la Providence que de s’opposer à l’amourdes jeunes gens. Les parents des deux enfants se trouvaient enFrance. Il s’agissait donc d’obtenir leur consentement à cemariage, auquel la tante Renaudin ne voyait aucun obstacle. Lesobstacles vinrent, en effet, de MM. de Beauharnais, pèreet oncle du fiancé. Dans un élan d’amitié fraternelle, ilss’étaient juré autrefois d’unir leurs enfants entre eux. Celui quela jeune fille regardait déjà comme son époux était destiné àépouser sa cousine.

Le père d’Alexandre céda le premier. En voyantles jeunes gens se désespérer de son refus, il s’adoucit peu à peuet finit par se charger d’aller annoncer lui-même à son frère lechangement survenu dans leurs projets. Mais celui-ci, de moinsbonne composition que lui, réclama la promesse engagée et dit à sonfrère que s’il consentait à manquer à sa parole, chose indigne d’ungentilhomme, il ne manquerait pas, lui, à la sienne.

Le père du vicomte rentra, désespéré d’êtrebrouillé avec son frère ; mais, préférant, à tout prendre, lahaine de son frère au malheur de son fils, il renouvela à celui-cinon seulement la promesse de son consentement, mais sonconsentement même.

C’est alors que la jeune Joséphine, qui devaitplus tard donner au monde l’exemple d’un si grand sacrifice et d’unsi complet dévouement, préluda, pour ainsi dire, à ce grand acte dudivorce, en insistant près de son amant afin qu’il sacrifiât satendresse pour elle à la paix et à la tranquillité de safamille.

Elle déclara au vicomte qu’elle voulait avoirun entretien avec son oncle, l’emmena avec elle, et, sous prétexted’une entrevue avec M. de Beauharnais, le conduisit à sonhôtel. Elle le fit entrer dans un cabinet voisin du salon danslequel, étonné de cette visite, M. de Beauharnais faisaitdire qu’il était cependant prêt à la recevoir.M. de Beauharnais s’était levé, car il était gentilhommeet c’était une femme qu’il recevait.

– Monsieur, lui dit-elle, vous ne m’aimezpas, et vous ne pouvez m’aimer ; cependant, pour me haïr, d’oùme connaissez-vous ? La haine que vous m’avez vouée, oùl’avez-vous prise, et qui la justifie ? Ce n’est certainementpas mon attachement pour le vicomte de Beauharnais : il estpur, légitime, payé de retour. Nous ignorions, quand nous nousdîmes pour la première fois que nous nous aimions, que desconvenances sociales, que des intérêts, qui me sont étrangers,pussent jamais rendre criminel ce premier aveu de notre amour. Ehbien ! monsieur, puisque tous nos torts, le mien surtout,viennent de ce mariage, projeté par ma tante et consenti parM. de Beauharnais, si Alexandre et moi, plus dociles àvos volontés que sensibles à notre propre bonheur, si nous avionsl’affreux courage de vous l’immoler, si lui et moi renoncions à cemariage qui détruit celui que vous aviez conclu, jugeriez-voustoujours votre neveu indigne de votre amitié, et me jugeriez-voustoujours, moi, digne de vos mépris ?

Le marquis de Beauharnais, étonné des parolesqu’il venait d’entendre, regarda quelque tempsMlle Tascher de La Pagerie sans lui répondre ;mais, ne pouvant croire à la sincérité des sentiments qui luiétaient exprimés :

– Mademoiselle, dit-il en couvrant d’unvernis de politesse ce que sa réponse avait d’injurieux pour elle,mademoiselle, j’avais entendu parler avec de grands éloges de labeauté, de l’esprit et surtout des nobles sentiments deMlle de La Pagerie ; mais cette réunionque je craignais, qui justifie si bien mon neveu, ou du moins quil’excuse, cette réunion, je la trouvais d’autant plus coupablequ’elle est plus invincible, qu’une rivale, loin d’en détruirel’influence, ne peut que l’augmenter, et qu’il est bien difficilede prévoir qu’à elle seule il était réservé d’en arrêter l’effet.C’est, mademoiselle, le spectacle que vous donnezaujourd’hui ; spectacle si singulier, permettez-moi de vous ledire, que, pour ne pas le soupçonner de l’égoïsme le plus adroit oude la dissimulation la mieux combinée, il faut avoir recours à unetroisième supposition, que vous croirez peut-être injurieuse,précisément parce qu’elle est naturelle.

– Quelle est cette supposition,monsieur ? demanda Mlle de LaPagerie.

– Que vous avez cessé d’aimer mon neveuou d’être aimée de lui.

Le vicomte, qui écoutait, plein d’étonnementet de douleur, ouvrit la porte et bondit dans le cabinet.

– Vous vous trompez, monsieur, dit-il àson oncle. Elle m’aime toujours et je l’aime plus que jamais.Seulement, comme c’est un ange, elle se sacrifiait et me sacrifiaiten même temps à nos deux familles. Mais vous venez de nous prouver,monsieur, en ne la comprenant pas et en la calomniant, que vousêtes indigne du sacrifice qu’elle vous faisait. Venez, Joséphine,venez ; tout ce que je peux faire, et ce sera ma dernièreconcession, c’est de prendre mon père pour juge. Ce que mon pèredécidera, nous le ferons.

Et, en effet, ils rentrèrent à l’hôtel, etMlle de La Pagerie raconta àM. de Beauharnais ce qui venait de se passer, luidemandant son dernier avis et s’engageant pour elle et pour sonfils à le suivre.

Mais le comte, les larmes aux yeux, prit lesmains des deux jeunes gens :

– Jamais, dit-il, vous ne fûtes plusdignes l’un de l’autre que depuis que vous avez renoncé à vousposséder. Vous demandez mon dernier avis : mon dernier avisest que vous soyez unis, mon espoir est que vous serezheureux !

Huit jours après,Mlle de La Pagerie était vicomtesse deBeauharnais.

Et, en effet, rien n’avait troublé le bonheurdes deux époux lorsque arriva la Révolution. Le vicomte deBeauharnais prit rang parmi ceux qui l’aidèrent, mais il crut àtort qu’on pouvait diriger l’avalanche qui se précipitait,renversant tout devant elle. Il fut entraîné sur l’échafaud.

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