Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 20Les avant-postes

Morgan fit semblant de ne pas s’apercevoirqu’il dépassait les avant-postes des sectionnaires. Seul des siens,tout en causant, donnant toujours le bras à Garat, il s’avançajusqu’à la colonnade.

Morgan était un de ces hommes de loyautésincère qui ont confiance même dans leurs ennemis, et qui sontconvaincus qu’en France surtout, ce qu’il y a de plus prudent,c’est le courage.

Arrivé à la colonnade du Louvre, Morgan setrouvait à vingt pas du front des conventionnels et à dix pas dugénéral Carteaux, qui, magnifiquement vêtu et coiffé d’un chapeauorné d’un panache tricolore, dont les plumes en retombant venaientlui tourmenter l’œil, se tenait debout, appuyé sur son sabre.

– Vous avez là un bien beautambour-major, dit Morgan à Garat, et je vous en fais moncompliment.

Garat sourit.

Ce n’était pas la première fois que,volontairement ou involontairement, la méprise était faite.

– Ce n’est point notre tambour-major,reprit-il, c’est notre commandant, le général Carteaux.

– Ah ! diable ! c’est lui quiaurait pu prendre Toulon, et qui a préféré le laisser prendre à unpetit officier d’artillerie, nommé… comment l’appelez-vousdonc ?… nommé Buonaparte, je crois… Ah ! présentez-moidonc à cet honnête citoyen ; j’adore les beaux hommes etsurtout les beaux uniformes.

– Volontiers, dit Garat.

Et tous deux s’avancèrent vers Carteaux.

– Général, dit Garat au colosse enuniforme, j’ai l’honneur de te présenter le citoyen président de lasection Le Peletier, qui non seulement vient de me livrer galammentpassage au milieu de ses hommes, mais qui, encore, de peur qu’il nem’arrivât malheur, a voulu m’accompagner jusqu’ici.

– Citoyen, dit Carteaux en se redressantpour ne pas perdre un pouce de sa taille, je me joins au citoyenconventionnel Garat pour te faire mes remerciements.

– Il n’y a pas de quoi, général, réponditMorgan avec sa courtoisie accoutumée. Je vous voyais de loin ;j’éprouvais le besoin de faire votre connaissance ; puis jevoulais vous demander s’il ne vous plairait pas de nous céder sanseffusion de sang le poste que voici, comme vous nous avez cédél’autre.

– Est-ce une raillerie ou uneproposition ? demanda Carteaux en grossissant encore sa grossevoix.

– C’est une proposition, répondit Morgan,et même une des plus sérieuses.

– Vous me paraissez trop homme de guerre,citoyen, reprit Carteaux, pour ne pas comprendre la différencequ’il y a entre cette position et l’autre.

» L’autre était attaquable de quatrecôtés, et celle-ci n’est abordable que de deux seulement. Or, vousvoyez, citoyen, deux pièces de canon prêtes à recevoir ceux quiviendront par le quai, et deux autres pièces en mesure d’accueillirceux qui viendront par la rue Saint-Honoré.

– Mais pourquoi ne commencez-vous pas lefeu, général ? demanda insoucieusement le jeune président. Ily a une belle portée de canon des jardins de l’Infante auPont-Neuf, une centaine de pas à peine.

– Le général, qui veut laisser toute laresponsabilité du sang versé aux sectionnaires, nous a positivementdéfendu de tirer les premiers.

– Quel général ? Barras ?

– Non. Le général Bonaparte.

– Tiens ! tiens ! tiens !votre petit officier de Toulon ? Il a donc fait son chemin, etle voilà général comme vous ?

– Plus général que moi, dit Carteaux,puisque je suis sous ses ordres.

– Ah ! comme ça doit vous êtredésagréable, citoyen, et quelle injustice ! vous qui avez prèsde six pieds, obéir à un jeune homme de vingt-quatre ans, et quin’a, à ce qu’on dit, que cinq pieds un pouce !

– Vous ne le connaissez pas ?demanda Carteaux.

– Non, je n’ai pas cet honneur.

– Eh bien ! commencez le feu, et, cesoir…

– Ce soir ?

– Ce soir vous aurez fait connaissanceavec lui, je ne vous dis que cela.

En ce moment, on entendit battre aux champs,et, par la porte du Louvre, on vit sortir un élégant état-major, aumilieu duquel Barras se distinguait par une élégance plus grande etBonaparte par une extrême simplicité.

Il était maigre, petit comme nous l’avons dit,et, comme de l’endroit d’où le voyait Morgan on ne pouvaitdistinguer les admirables lignes de son visage, il paraissait sansimportance, marchant, d’ailleurs, le second après Barras.

– Ah ! ah ! fit Morgan, voilàdu nouveau !

– Oui, dit Garat. Tenez ! c’estjustement le général Barras et le général Bonaparte qui vontvisiter les avant-postes.

– Et lequel des deux est le généralBonaparte ? demanda Morgan.

– Celui qui monte le cheval noir.

– Mais c’est un enfant qui n’a pas euencore le temps de grandir, dit Morgan avec un haussementd’épaules.

– Sois tranquille, dit Carteaux en luiposant la main sur l’épaule, il grandira.

Barras, Bonaparte et le reste de l’état-majors’avancèrent alors vers le général Carteaux.

– Je reste, dit Morgan à Garat, je veuxvoir ce Buonaparte de plus près.

– Alors, cachez-vous derrière moi,répliqua Garat, ou derrière Carteaux, il y a plus de place.

Morgan s’effaça et la cavalcade s’approcha dugénéral.

Barras s’arrêta à la hauteur du généralCarteaux, mais Bonaparte fit faire trois pas de plus à son chevalet se trouva seul au milieu du quai.

Il était à demi-portée de mousquet.

Quelques fusils s’abaissèrent vers lui dansles rangs des sectionnaires.

Morgan se jeta aussitôt en avant et d’un bondse trouva en avant du cheval sur lequel Bonaparte était monté.Puis, d’un geste de son chapeau, il fit relever les mousquets.

Bonaparte se haussa sur ses étriers sansparaître avoir remarqué ce qui venait de se passer devant lui.

Le Pont-Neuf, la rue de la Monnaie, le quai dela Vallée, la rue de Thionville et le quai Conti jusqu’à l’Institutregorgeaient d’hommes armés ; aussi loin que la vue pouvaits’étendre, sur le quai de l’École, le quai de la Mégisserie, lequai des Morfondus, on ne voyait que fusils reluisant au soleil,pressés comme des épis dans un champ de blé.

– Combien estimez-vous que vous avezd’hommes devant vous, citoyen Carteaux ? demandaBonaparte.

– Je ne saurais trop dire, général,répondit Carteaux. En rase campagne, je ne me tromperais pas demille hommes ; mais, au milieu de ces rues, de ces quais, deces carrefours, je ne saurais apprécier sûrement.

– Général, si tu veux avoir un chiffrejuste, dit en riant Garat, demande au citoyen qui vient d’empêcherqu’on ne tire sur toi. Il pourra te répondre pertinemment.

Bonaparte abaissa les yeux sur le jeune homme,et, comme s’il l’apercevait pour la première fois :

– Citoyen, dit-il en faisant un légersalut de tête, te plaît-il de me donner le renseignement que jedésire ?

– Je crois que vous avez demandé,monsieur, dit Morgan affectant de donner cette qualité au généralrépublicain, je crois que vous avez demandé le chiffre des hommesqui vous sont opposés ?

– Oui, dit Bonaparte en fixant un œilincisif sur son interlocuteur.

– Devant vous, monsieur, reprit Morgan,vous pouvez voir, visibles ou invisibles, de trente-deux àtrente-quatre mille hommes ; du côté de la rue Saint-Roch, dixmille hommes ; de la place des Filles-Saint-Thomas jusqu’à labarrière des Sergents, dix autres mille hommes : cinquante-sixmille hommes environ.

– C’est tout ? demandaBonaparte.

– Trouvez-vous que ce ne soit point assezpour faire face à vos cinq mille combattants ?

– Et tu dis que tu es sûr duchiffre ? répondit Bonaparte sans répondre à la question.

– Parfaitement sûr. Je suis un de leursprincipaux chefs.

Un éclair jaillit de l’œil du jeune général,qui regarda fixement Carteaux.

– Comment le citoyen sectionnaire est-ilici ? demanda-t-il. Est-il ton prisonnier ?

– Non, citoyen général, réponditCarreaux.

– Est-il venu en parlementaire ?

– Pas davantage.

Bonaparte fronça le sourcil.

– Mais il est dans vos rangs pour unecause quelconque cependant ? poursuivit-il.

– Citoyen général, dit Garat s’avançant,je suis tombé avec cent cinquante hommes sans armes, que j’étaisallé recruter au faubourg Saint-Antoine, au milieu de la troupe ducitoyen Morgan. Pour qu’il ne m’arrivât malheur, ni à moi ni à mescent cinquante hommes, il m’a accompagné jusqu’ici, avec uneloyauté et une générosité qui méritent nos remerciements. CitoyenMorgan, je te remercie donc du service que tu m’as rendu, et jedéclare que non seulement sous aucun prétexte nous n’avons le droitde te retenir, mais encore qu’en te retenant nous ferions uneaction contraire à la loyauté et au droit des gens. Citoyen généralBonaparte, je te demande donc pour le citoyen la permission de seretirer.

Et Garat, s’avançant vers Morgan, lui donnaune poignée de main, tandis que le général Bonaparte, étendant lebras vers les avant-postes sectionnaires, faisait signe à Morgan deregagner les siens.

Ce que celui-ci, après avoir saluécourtoisement Bonaparte, fit en marchant à petits pas et ensifflant l’air de la Belle Gabrielle.

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