Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 17Pichegru

Pichegru va tenir une place si importante dansla première partie de l’histoire que nous racontons, que nousdevons fixer les yeux de nos lecteurs sur lui avec plus d’attentionque nous ne l’avons fait jusqu’ici sur les personnages secondairesque les besoins de notre exposition nous ont forcé de mettre enscène.

Charles Pichegru était né le 16 février 1761,au village des Planches, près d’Arbois.

Sa famille était pauvre et rustique ;connus depuis trois ou quatre cents ans pour d’honnêtesjournaliers, ses aïeux tiraient leur nom du travail qu’ilsaccomplissaient. Ils tiraient le gru ou la graine avec lepic ou le hoyau ; de ces deux noms pic etgru, on en avait fait un seul, Pichegru.

Pichegru, chez lequel on avait reconnu lesprécoces dispositions qui font l’homme distingué, commença sonéducation aux Minimes d’Arbois, qui, voyant ses progrès rapides enmathématiques surtout, l’envoyèrent avec le Père Patrault, l’un deleurs professeurs, au Collège de Brienne. Pichegru y fit de telsprogrès, qu’au bout de deux ans il était nommé répétiteur. À cetteépoque, toute son ambition était d’être moine ; mais le PèrePatrault, qui devina Napoléon, vit clair dans Pichegru ; il leforça en quelque sorte de se tourner vers l’état militaire.

Cédant à son conseil, Pichegru s’engagea, en1783, dans le premier régiment d’artillerie à pied, où, grâce à sonincontestable mérite, il devint promptement adjudant, grade danslequel il fit la première guerre d’Amérique.

De retour en France, il embrassa avec ardeurles principes de 1789, et il présidait la Société populaire deBesançon, lorsque passa par la ville un bataillon de volontaires duGard, qui le choisit pour son commandant.

Deux mois après, Pichegru était général enchef de l’armée du Rhin.

M. de Narbonne, ministre de laGuerre en 1789, l’ayant vu disparaître tout à coup, demanda un jouren parlant de lui :

– Qu’est donc devenu ce jeune officierdevant lequel les colonels étaient tentés de parler chapeaubas ?

Ce jeune officier était devenu commandant enchef de l’armée du Rhin, ce qui ne l’avait pas rendu plus fier.

Et, en effet, l’avancement rapide de Pichegru,sa haute éducation, le rang élevé qu’il occupait dans l’armée,n’avaient absolument rien changé à la simplicité de son cœur.Sous-officier, il avait eu une maîtresse et l’avait toujoursgardée ; elle se nommait Rose, elle avait trente ans, elleétait ouvrière en robes, peu jolie et boitait.

Elle habitait Besançon.

Une fois par semaine, elle écrivait augénéral, n’oubliant jamais sa condition inférieure, et, malgré laloi qui ordonnait aux bons citoyens de se tutoyer, si bonnecitoyenne qu’elle fût, lui ayant toujours dit« vous ».

Ces lettres étaient pleines de bons conseilset de tendres avis ; elle conseillait au général en chef de nepas se laisser éblouir par la fortune et de resterCharlot, comme il était à son village ; elle luiconseillait l’économie, non pas pour elle, Dieu merci, son état lanourrissait : elle avait fait six robes pour la femme d’unreprésentant, elle en coupait six autres pour celle d’un général,elle avait devant elle trois pièces d’or qui représentaient quinzeou seize cents francs en assignats ; mais pour ses parents àlui, qui étaient pauvres. Pichegru, à quelque affaire qu’il fûtoccupé, lisait toujours ses lettres en les recevant, les serraitsoigneusement dans son portefeuille et disait, d’un airattendri :

– Pauvre et excellente fille, c’estcependant moi qui lui ai appris l’orthographe.

Que l’on nous permette de nous étendre sur cesdétails ; nous allons avoir à mettre en scène et à faire agirdes hommes qui ont fixé plus ou moins longtemps sur eux les yeux del’Europe ; qui ont été loués ou calomniés selon le besoin queles partis avaient de les élever ou de les abaisser ; ceshommes, les historiens les ont jugés eux-mêmes avec une certainelégèreté, grâce à l’habitude qu’ils ont d’accepter des opinionstoutes faites ; mais il n’en est pas de même pour leromancier, contraint de descendre aux moindres détails, parce quedans le moindre détail il trouve quelquefois le fil qui doit leguider dans le plus inextricable de tous les labyrinthes, celui ducœur humain ; nous oserons donc dire qu’en les faisant vivre àla fois de la vie privée que négligent complètement les historiens,et de la vie publique sur laquelle ceux-ci s’appesantissent trop,quoiqu’elle ne soit souvent que le masque de l’autre, nous feronspasser pour la première fois sous les yeux de nos lecteurs cesillustres morts que les passions politiques jettent aux mains de laCalomnie en la chargeant de les ensevelir.

Ainsi nous avons vu, dans les historiens,Pichegru trahir la France pour le gouvernement de l’Alsace, lecordon rouge, le château de Chambord, son parc et sesdépendances ; douze pièces de canon ; un million d’argentcomptant ; deux cent mille francs de rente, réversibles parmoitié sur la tête de sa femme, et cinq mille sur celle de chacunde ses enfants ; enfin, pour la terre d’Arbois, portant le nomde Pichegru, et qui serait exemptée d’impôts pendant dix ans.

La première réponse matérielle à cetteaccusation est d’abord que Pichegru, n’ayant jamais été marié, n’aeu, par conséquent, ni femme ni enfants de l’avenir desquels il aiteu à s’occuper ; la réponse morale est de montrer Pichegrudans sa vie privée, afin que l’on voie quels étaient ses besoins etson ambition.

Rose, on l’a vu, faisait à son amant deuxrecommandations : de faire des économies pour sa famille et derester le bon et simple Chariot qu’il avait toujours été.

Pichegru recevait en campagne une sommequotidienne de cent cinquante francs en assignats ; lesappointements du mois arrivaient tous les premiers du mois engrandes feuilles divisées par compartiments. On mettait le cahierd’assignats sur la table avec des ciseaux à côté ; chaquejour, on coupait pour les besoins du jour, et coupait quivoulait ; rarement le cahier durait autant que le mois ;quand il finissait le 24 ou le 25, ce qui arrivait souvent, chacuns’arrangeait comme il pouvait pour les derniers jours.

Un de ses secrétaires écrivait en parlant delui : « Ce grand mathématicien de Brienne était incapablede régler en monnaie courante le compte d’une blanchisseuse. »Et il ajoutait : « Un empire aurait été trop petit pourson génie ; une métairie trop grande pour sonindolence. »

Quant à rester le bon Chariot, commele lui recommandait Rose, on va juger s’il avait besoin de cetterecommandation.

Deux ou trois ans après l’époque que nousessayons de peindre, Pichegru, au comble de sa popularité, rentrantdans sa Franche-Comté bien-aimée pour revoir son village dePlanches, fut arrêté à l’entrée d’Arbois, sous un arc de triomphe,par une députation qui venait le complimenter et l’inviter à undîner d’apparat et à un grand bal.

Pichegru écouta l’orateur en souriant, et,quand il eut fini :

– Mon cher compatriote, dit-il auprésident de la députation, je n’ai qu’un très petit nombred’heures à passer dans mon pays natal, et je les dois presquetoutes à mes parents des villages voisins ; si l’amitié quinous lie m’entraînait à trahir mes devoirs de famille, vous m’enblâmeriez les premiers, et vous auriez raison ; vous venezcependant me proposer un dîner et un bal ; quoique j’aie perdudepuis longtemps l’habitude de ces plaisirs, j’y participeraisvolontiers. Je serais heureux de vider en si bonne compagniequelques verres de notre excellent vin nouveau et de voir danserles jeunes filles d’Arbois, qui doivent être bien jolies si ellesressemblent à leurs mères. Mais un soldat n’a que sa parole, et jevous jure sur l’honneur que je suis retenu ; j’ai promis il ya longtemps, à Barbier le vigneron, de faire avec lui mon premierrepas quand je reviendrais au pays, et, en conscience, d’ici aucoucher du soleil, je n’en puis faire deux.

– Mais, répondit le président, il mesemble, mon général, qu’il y aurait un moyen de concilier leschoses.

– Lequel ?

– Ce serait d’inviter Barbier à dîneravec vous.

– En faisant ainsi, et s’il y consent, jene demande pas mieux, dit Pichegru, mais je doute qu’il y consente.À-t-il toujours cet air mélancolique et farouche qui lui avait faitdonner le nom de Barbier le Désespéré ?

– Plus que jamais, mon général.

– Eh bien ! je vais le cherchermoi-même, dit Pichegru, car je pense qu’il ne faudra pas moins quemon influence sur lui pour le déterminer à être des nôtres.

– Eh bien ! général, nous voussuivons, dirent les députés.

– Venez, dit Pichegru.

Et l’on se mit à la recherche de Barbier leDésespéré, pauvre vigneron qui, pour toute fortune, possédait unecentaine de ceps de vigne, et qui arrosait de leurs produits unemauvaise croûte de pain noir.

On prit la promenade de la ville. Au bout dela promenade, le général s’arrêta devant un vieux tilleul.

– Citoyens, dit-il, conservez bien cetarbre et ne permettez jamais qu’on l’abatte. Là, un héros qui, aveccent cinquante hommes, avait défendu votre ville contre Biron ettoute l’armée royale, a subi le martyre. Ce héros s’appelait ClaudeMorel. Là, cette bête brute, nommée Biron, qui finit par mordre lamain qui l’avait nourri, le fit pendre. Quelques années après,c’était Biron, l’assassin de Claude Morel, qui, après avoir trahila France, chicanait sa vie au bourreau, et dont le bourreau étaitobligé de faire, par un miracle de force et d’adresse, sauter latête, en prenant, sans que le condamné le vît, son épée aux mainsdu valet.

Et, saluant l’arbre glorieux, il continuaitson chemin aux battements de mains de la foule quil’accompagnait.

Quelqu’un qui connaissait le gisement de lavigne de Barbier le Désespéré le découvrit au milieu des échalas etl’appela.

– Qui me demande ? cria-t-il.

– Charlot ! réponditl’interlocuteur.

– Quel Charlot ?

– Charlot Pichegru.

– Vous vous moquez de moi, dit levigneron.

Et il se remit à sarcler sa vigne.

– On se moque si peu de toi, que le voilàen personne.

– Eh ! Barbier ! cria Pichegruà son tour.

À cette voix bien connue, Barbier le Désespérése redressa, et, voyant un uniforme de général au milieu dugroupe :

– Ouais ! dit-il, est-ce que ceserait vraiment lui ?

Et, courant à travers les échalas, il arrivaau bord de la vigne, s’y arrêta pour s’assurer qu’il n’était pas lejouet d’une hallucination, et, ayant définitivement reconnu legénéral, accourut au-devant de lui et se jeta dans ses bras encriant :

– C’est donc toi, Charlot ! mon cherCharlot !

– C’est donc toi, mon chercamarade ! répondit Pichegru en le pressant sur son cœur.

Et tous deux, paysan et général, pleuraient àqui mieux mieux.

Tout le monde s’était écarté pour laisser cesdeux vieux amis pleurer du bonheur de se revoir.

Les premières tendresses échangées, leprésident s’approcha et exposa à Barbier le Désespéré le motif decette visite cérémonieusement faite au milieu des champs,c’est-à-dire dans la véritable maison du vendangeur.

Barbier regarda Pichegru pour savoir s’ildevait accepter. Pichegru fit signe de la tête que oui.

Le vigneron voulut au moins rentrer chez luipour mettre ses habits des dimanches ; mais le président, quiavait lu dans le poème de Berchoux l’opinion de ce fameuxgastronome sur les dîners réchauffés, ne lui en voulut pas laisserle temps, et l’on conduisit Pichegru et Barbier le Désespéré à lamairie, où le dîner attendait.

Pichegru plaça le président à sa droite, maisBarbier le Désespéré à sa gauche, ne parla en particulier qu’à lui,et ne le quitta qu’à son départ.

Que l’on nous pardonne cette longueparenthèse, ouverte à l’endroit d’un des hommes les plusremarquables de la Révolution. Ce regard jeté sur sa vie privéenous aidera à comprendre et à juger plus impartialement qu’on nel’a fait peut-être jusqu’aujourd’hui, l’homme politique qui va êtreun des personnages importants de cette première partie de notrelivre.

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