Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 25Le chasseur Falou et le caporal Faraud

En ce moment, la porte s’ouvrit et le chasseurFalou parut, conduit par deux de ses camarades.

– Pardon, mon capitaine, dit à Abbatucciun des deux soldats qui avaient amené Falou, mais vous avez dit quevous vouliez le voir, n’est-ce pas ?

– Sans doute, que j’ai dit que je voulaisle voir !

– Là, est-ce vrai ? dit lesoldat.

– Il faut bien que cela soit, puisque lecapitaine le dit.

– Imaginez-vous qu’il ne voulait pasvenir ; nous l’avons amené de force, quoi !

– Pourquoi ne voulais-tu pas venir ?demanda Abbatucci.

– Eh ! mon capitaine, parce que jeme doutais que c’était encore pour me dire des bêtises !

– Comment, pour te dire desbêtises ?

– Tenez, dit le chasseur, je vous en faisjuge, mon général.

– J’écoute, Falou.

– Tiens ! vous savez monnom !

Puis, se tournant vers ses deuxcamarades :

– Eh ! le général qui sait monnom !

– Je t’ai dit que j’écoutais ;voyons, reprit le général.

– Eh bien ! mon général, voilà ceque c’est : nous chargions, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Mon cheval fait un écart pour ne paspiétiner sur un blessé ; c’est intelligent comme tout, cesanimaux-là, vous savez.

– Oui, je sais.

– Le mien surtout… Je me trouve en faced’un émigré ; ah ! un beau garçon, tout jeune, vingt-deuxans au plus ; il me porte un coup de tête, je pare prime…

– Certainement !

– Et je riposte par un coup depointe ; pas autre chose à faire, n’est-ce pas ?

– Pas autre chose.

– Faut pas être prévôt pour lesavoir ; il tombe, le ci-devant ; il avait avalé plus desix pouces de lame.

– En effet, c’était plus qu’il n’enfallait.

– Dame, mon général, dit Falou en riantd’avance de la plaisanterie qu’il allait faire, on n’est pastoujours le maître de donner la mesure juste.

– Je ne te fais pas de reproches,Falou.

– Il tombe donc ; je vois un chevalmagnifique qui n’avait plus de maître ; je l’empoigne par labride ; en même temps, je vois le capitaine qui n’a plus decheval, je me dis : « Voilà bien l’affaire ducapitaine. » Je pique sur lui, il se débattait comme un diabledans un bénitier au milieu de cinq ou six aristocrates ; j’entue un, j’en blesse un autre. « Allons, capitaine, que je luicrie, le pied à l’étrier. » Une fois le pied à l’étrier, lederrière a été vite en selle, et tout a été dit, quoi !

– Non, tout n’a pas été dit ; car tune peux pas me faire cadeau d’un cheval.

– Pourquoi donc que je ne peux pas vousfaire cadeau d’un cheval ? Vous êtes trop fier pour rienrecevoir de moi ?

– Non, et la preuve, mon brave, c’estque, si tu veux me faire l’honneur de me donner une poignée demain…

– Tout l’honneur sera pour moi, moncapitaine, dit Falou en s’avançant vers Abbatucci.

L’officier et le soldat se serrèrent lamain.

– Me voilà payé, dit Falou, et même jedevrais vous rendre… mais pas de monnaie, mon capitaine.

– C’est égal, tu as exposé ta vie pourmoi, et…

– Exposé ma vie pour vous ? s’écriaFalou. Ah ben ! oui je l’ai défendue, voilà tout ;voulez-vous voir comment il y allait, ce ci-devant ?Tenez !

Falou tira son sabre et montra la lameébréchée dans une profondeur de deux centimètres.

– Pas de main morte, je vous enréponds ; et puis, d’ailleurs, nous sommes gens de revue, vousme rendrez cela à la première occasion, mon capitaine ; maisvous vendre un cheval, moi, Falou ? Jamais !

Et Falou regagnait déjà la porte lorsque legénéral, à son tour, lui dit :

– Viens ici, mon brave !

Falou se retourna, tressaillit d’émotion ets’approcha du général, la main au colback.

– Tu es Franc-Comtois ? lui demandaPichegru.

– Un peu, général.

– De quelle partie de laFranche-Comté ?

– De Boussière.

– Tu as encore tes parents ?

– Une vieille mère, ça peut-il s’appelerdes parents ?

– Oui… Et que fait ta vieillemère ?

– Dame, pauvre chère femme, elle me filedes chemises et me tricote des bas.

– Et de quoi vit-elle ?

– De ce que je lui envoie. Mais, comme laRépublique est en débine, et que j’ai cinq mois de solde arriérés,elle doit mal vivre ; par bonheur, on dit que, grâce aufourgon du prince de Condé, nous allons être mis au courant ;brave prince ! c’est ma mère qui va le bénir !

– Comment ! ta mère va bénir unennemi de la France ?

– Est-ce qu’elle s’y connaît ! LeBon Dieu verra bien qu’elle radote.

– Alors tu vas lui envoyer tasolde ?

– Oh ! on gardera bien un petit écupour boire la goutte.

– Garde tout.

– Et la vieille ?

– Je m’en charge.

– Mon général, dit Falou en secouant latête, cela n’est pas clair.

– Voyons ton sabre.

Falou déboucla le ceinturon de son sabre et leprésenta à Pichegru.

– Oh ! dit Falou, il est dans untriste état !

– C’est-à-dire, fit le général en letirant du fourreau, qu’il est hors de service ; prends lemien.

Et Pichegru, débouclant son sabre, le luidonna.

– Mais, général, dit le chasseur, quevoulez-vous que je fasse de votre sabre ?

– Tu pareras prime avec et tu riposteraspar un coup de pointe.

– Je n’oserai jamais m’en servir, devotre sabre.

– Alors, tu te laisseras prendre.

– Moi ! avec ma vie, etencore !

Puis, portant la poignée du sabre à sa bouche,il la baisa.

– C’est bien, quand le sabre d’honneurque j’ai demandé pour toi sera arrivé, tu me rendras celui-là.

– Heu !… dit Falou, si ça vous étaitégal, mon général, j’aime autant garder le vôtre.

– Eh bien ! garde, animal, et nefais pas toutes ces façons-là.

– Oh ! les amis ! s’écria Falouen s’élançant hors de la chambre, le général m’a appeléanimal ! et m’a donné son sabre ! Vive laRépublique !

– Eh bien ! eh bien ! dit unevoix dans le corridor, ce n’est pas une raison pour bousculer lesamis, ça : surtout quand ils sont délégués comme ambassadeursprès du général.

– Oh ! oh ! fit Pichegru, queveut dire cela ? Va voir, Charles, et reçois MM. lesambassadeurs.

Charles, enchanté d’avoir un rôle actif dansla pièce qui se jouait, s’élança vers la porte et, rentrant presqueaussitôt :

– Général, dit-il, ce sont les déléguésdu régiment de l’Indre qui viennent au nom de leurs camarades, lecaporal Faraud en tête.

– Qu’est-ce que c’est que cela, lecaporal Faraud ?

– L’homme aux loups de la nuitdernière.

– Mais, la nuit dernière, il était simplesoldat !

– Eh bien ! maintenant, général, ilest caporal ; il est vrai qu’il n’a que des galons depapier !

– Des galons de papier ! fit legénéral en fronçant le sourcil.

– Dame, je ne sais pas, fit Charles.

– Faites entrer les citoyens délégués dubataillon de l’Indre.

Deux soldats entrèrent derrière Faraud, quimarchait le premier, avec des galons de papier aux manches.

– Qu’est-ce à dire ? demandaPichegru.

– Mon général, dit Faraud portant la mainà son shako, ce sont les délégués du bataillon de l’Indre.

– Ah ! oui, dit Pichegru, quiviennent me remercier, au nom du bataillon, de la gratification queje lui ai fait donner.

– Au contraire, général, ils viennentvous refuser !

– Me refuser ! et pourquoi ?demanda Pichegru.

– Dame, mon général ! dit Faraudavec un mouvement de cou qui n’appartenait qu’à lui, ils disentcomme cela qu’ils se battent pour la gloire, pour la grandeur de laRépublique, pour le maintien des droits de l’homme, et voilàtout ! Quant à ce qu’ils ont fait, ils disent qu’ils n’ont pasplus fait que leurs camarades, et que, par conséquent, ils nedoivent pas avoir plus qu’eux. Ils ont entendu dire comme cela,continua Faraud avec ce mouvement de cou à l’aide duquel ilexprimait toutes les sensations gaies ou tristes qu’il éprouvait,ils ont entendu dire qu’ils n’avaient qu’à passer chez le citoyenEstève, et que leur solde, ce qu’ils ne peuvent pas croire dureste, va être alignée ; si cette nouvelle fabuleuse estvraie, général, elle leur suffit.

– Ainsi, dit Pichegru, ilsrefusent ?

– Oh ! carrément, dit Faraud.

– Et les morts ? dit Pichegru,refusent-ils aussi ?

– Qui cela ? demanda Faraud.

– Les morts.

– On ne les a pas consultés, mongénéral.

– Eh bien ! tu diras à ceux quit’envoient que je ne reprends pas ce que j’ai donné ; lagratification que j’avais accordée aux vivants sera donnée auxpères et mères, frères et sœurs, fils et filles des morts ;avez-vous quelque chose à dire contre cela ?

– Pas la moindre chose, mon général.

– C’est bien heureux ! Etmaintenant, viens ici.

– Moi, mon général ? demanda Farauden se tordant le cou.

– Oui, toi.

– Me voici, mon général.

– Qu’est-ce que c’est que cessardines-là ? demanda Pichegru.

– Ce sont mes galons de caporal,citoyen.

– Pourquoi en papier ?

– Parce que nous n’en avions pas delaine.

– Et qui t’a fait caporal ?

– Mon capitaine.

– Comment s’appelle-t-il, toncapitaine ?

– René Savary.

– Je le connais, un garçon de dix-neuf àvingt ans.

– Qui tape dur tout de même, allez, mongénéral.

– Et pourquoi t’a-t-il nommécaporal ?

– Vous le savez bien, dit Faraud avec songeste accoutumé.

– Mais non, je ne le sais pas.

– Vous m’avez dit de faire deuxprisonniers.

– Eh bien ?

– Je les ai faits ; deuxPrussiens.

– C’est vrai cela ?

– Lisez plutôt sur mon galon.

Et il leva le bras pour mettre en effet à laportée de l’œil de Pichegru son galon sur lequel on pouvaitdistinguer deux lignes d’écriture.

Il lut :

Le fusilier Faraud, de la deuxièmecompagnie du bataillon de l’Indre, a fait deux prisonniersprussiens ; en raison de quoi, sauf la ratification du généralen chef, je l’ai nommé caporal.

René Savary.

– J’en ai même fait trois, desprisonniers, dit Faraud en se rapprochant du général.

– Eh bien ! où est letroisième ?

– Le troisième, c’était un beau jeunehomme, un émigré, un ci-devant ; le général aurait été obligéde le fusiller, ce qui lui aurait fait de la peine, ou del’épargner, ce qui l’aurait compromis.

– Ah ! et alors ?

– Alors, je l’ai laissé… Je l’ai laisséaller, quoi !

– C’est bien, dit Pichegru, une larmedans les yeux, je te fais sergent.

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