Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 23La victoire

Et, en effet, de ce côtéaussi le combat était terrible.

À peine Morgan, qui bouillait d’impatience,eut-il entendu la voix de Danican, qui, bien loin derrière luiencore, criait : « En avant ! » qu’il seprécipita avec la rapidité d’une avalanche sur les troupes deCarteaux.

Le mouvement fut si rapide, que celles-cin’eurent point le temps de porter l’arme à l’épaule et de fairefeu. Elles lâchèrent leurs coups de fusil au hasard, et reçurentMorgan et ses hommes sur leurs baïonnettes.

La batterie du balcon de Charles IX faillitêtre prise, tant le mouvement fut inattendu.

Les sectionnaires n’étaient pas à dix pas del’embouchure des pièces, lorsque les canonniers abaissèrent lesmèches et firent feu instinctivement.

Il est impossible de peindre la trouéehorrible et sanglante que firent, au milieu de ces hommes pressésles uns par les autres, les trois pièces d’artillerie éclatant à lafois.

Ce fut comme une brèche dans la muraille.

L’élan des sectionnaires était si rapide, que,malgré cette brèche, ils ne se fussent pas arrêtés. Mais, au mêmeinstant, la colonnade du Louvre se couvrit de tirailleurs, dont lefeu plongea dans les rangs des sectionnaires.

Une lutte corps à corps avait lieu pendant cetemps-là sur toute la place du Louvre.

Les sectionnaires, en effet, étaient prisentre deux feux : toutes les maisons de la rue des Poulies, dela rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois et de la rue desPrêtres, donnant sur les jardins de l’Infante, vomissaient lamort.

Morgan s’était promis à lui-même de faireCarteaux prisonnier ; il était arrivé jusqu’à lui, maisCarteaux s’était mis à l’abri derrière les baïonnettes de sessoldats.

Pendant un instant, ce fut comme un duel àmort sur toute la ligne.

Les sectionnaires, repoussés par lesbaïonnettes, reculaient d’un pas, rechargeaient leurs fusils,faisaient feu à bout portant, prenaient leur arme par le canon, etfrappaient à coups de crosse pour ouvrir cette ceinture de fertendue vers eux.

Rien ne put la rompre.

Tout à coup Morgan sentit que quelque chosefaiblissait derrière lui.

L’artillerie, qui continuait de tonner, avaitcoupé en deux sa colonne, qui était obligée d’incliner à droitepour le soutenir place du Louvre.

Il s’était fait un grand jour entre la rue dela Monnaie et le Pont-Neuf, les sectionnaires n’osant plus sehasarder à aborder le quai du Louvre, et s’abritant derrière lesmaisons dans la rue de la Monnaie, derrière le parapet sur lePont-Neuf.

Force fut à Morgan de reculer.

Mais, au moment où il arrivait lui-même à lahauteur du Pont-Neuf, Coster de Saint-Victor, à la tête de sesmille hommes, accourait au pas accéléré par la rue Guénégaud.

Les deux jeunes gens se reconnurent,poussèrent un cri de joie, et, entraînant leurs soldats parl’exemple, redescendirent avec une nouvelle furie ce quai du Louvrequ’ils avaient été obligés d’abandonner.

Mais alors se renouvelle la mêmeboucherie.

Les mesures ont été si admirablement prisespar Bonaparte, que le Louvre est inabordable.

L’artillerie, la fusillade, les grenades fontpleuvoir la mort de tous côtés.

La folie seule pourrait désormais s’acharner àune pareille lutte.

De son côté, Carteaux, qui voit l’hésitationse mettre parmi les sectionnaires, lesquels ne sont, en réalité,soutenus que par le courage de deux hommes, ordonne à ses soldatsde faire feu une dernière fois, de se former en colonne et demarcher au pas de charge sur les assaillants.

Les sectionnaires sont anéantis !

Plus de la moitié est couchée sur le pavé, et,au dernier rang, Morgan, n’ayant plus à la main qu’un tronçon deson épée brisée, Coster de Saint-Victor, bandant avec son mouchoirla blessure que vient de lui faire une balle en traversant leschairs de la cuisse, se retirent, comme deux lions forcés dereculer devant les chasseurs.

À six heures et demie, tout étaitfini !

Toutes les colonnes étaient rompues, brisées,dispersées. Deux heures avaient suffi pour consommer cette immensedéfaite.

Des cinquante mille sectionnaires qui avaientpris part à l’action, mille à peine, disséminés dans l’égliseSaint-Roch, dans le palais Égalité, derrière la barricade de la ruede la Loi, aux fenêtres des maisons, tiennent encore, et, comme lanuit venue ne permet point de brusquer le dénouement, Bonaparteordonne, pour ne pas frapper l’innocent à la place du coupable, depoursuivre les sectionnaires jusqu’au Pont-au-Change et jusqu’auxboulevards, mais avec des canons chargés à poudre seulement.

La terreur est si grande, que le bruit suffiraà les faire fuir.

À sept heures, Barras et Bonaparte rentrent àla Convention, au milieu des députés qui déposent leurs armes etleurs fusils pour battre des mains.

– Pères conscrits, dit Barras, vosennemis ne sont plus ! vous êtes libres et la patrie estsauvée !

Les cris de « Vive Barras ! »éclatent de tous côtés.

Mais lui, secouant la tête et commandant lesilence :

– Ce n’est point à moi, citoyensreprésentants, dit-il, que la victoire est due : c’est auxdispositions promptes et savantes de mon collègue Bonaparte.

Et, comme toute la salle éclatait en hourrasde reconnaissance, d’autant plus vive que la terreur avait été plusgrande, un rayon de soleil couchant, glissant à travers la voûte dela Chambre, vint, autour de la tête bronzée et impassible du jeunevictorieux, faire une auréole de pourpre et d’or.

– Vois-tu ? dit Chénier à Tallien enlui serrant le bras, et en attribuant cette lumière à un présage.Si Brutus était là !

Le même soir, Morgan, sain et sauf parmiracle, passait la barrière sans être arrêté et prenait la routede Besançon, tandis que Coster de Saint-Victor, pensant que nullepart il ne pourrait être mieux caché que chez la maîtresse deBarras, allait demander un asile à la belle Aurélie deSaint-Amour.

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