Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 5Mlle de Brumpt

Au premier coup de canon qui avait retenti, lasociété de la Propagande s’était réunie et s’était déclarée enpermanence tant que Strasbourg serait en danger.

Si exagéré jacobin que fût Euloge Schneider,qui était à Marat ce que Marat était à Robespierre, il étaitdépassé comme patriotisme par la société de la Propagande.

Il en résulte que, tout accusateur public,tout commissaire extraordinaire de la République qu’il était, ilavait à compter avec deux puissances entre lesquelles force luiétait de se maintenir.

Avec Saint-Just, qui, chose étrange pour deslecteurs de nos jours, et cependant chose incontestable,représentait le parti républicain modéré, et la Propagande, quireprésentait le parti ultrajacobin.

Saint-Just avait le pouvoir matériel ;mais le citoyen Tétrell, chef de la Propagande, avait le pouvoirmoral.

Euloge Schneider n’avait donc pas cru pouvoirse dispenser d’assister à l’assemblée de la Propagande, quidiscutait les moyens de sauver la patrie, tandis que Saint-Just etLebas, sortis les premiers de Strasbourg, à cheval, au milieu dufeu, dénoncés par leur habit de représentants du peuple et leurpanache tricolore, avaient fait fermer les portes derrière eux etse tenaient au premier rang des républicains.

L’ennemi mis en fuite, ils étaient aussitôtrentrés dans Strasbourg et s’étaient rendus à l’Hôtel de Ville,qu’ils habitaient, tandis que les membres de la Propagandecontinuaient de discuter, quoique le péril eût cessé.

Cette circonstance était cause qu’EulogeSchneider, qui savait si bien recommander aux autres d’être exactsà l’heure du dîner, était en retard d’une demi-heure.

Charles avait profité de ce retard pour faireconnaissance avec les trois autres convives qui devaient s’asseoirà la même table que lui.

Eux, de leur côté, prévenus par Schneider,avaient accueilli avec bienveillance l’enfant qu’on leur envoyaitpour en faire un savant, et auquel chacun d’eux avait déjà décidéde donner une éducation selon sa science ou ses principes.

Ces hommes, nous l’avons dit, étaient aunombre de trois.

Ils se nommaient Edelmann, Young etMonnet.

Edelmann était un musicien remarquable, l’égalde Gossec pour les chants d’église. Il avait, en outre, composépour le théâtre une partition sur le poème d’Ariane dans l’Îlede Naxos, partition qui fut jouée en France, autant que jepuis me le rappeler, vers 1818 ou 1820. Il était petit, avait laphysionomie lugubre, ne quittait jamais ses lunettes, quisemblaient être incrustées sur son nez, portait un habit marronconstamment fermé du haut jusqu’en bas par des boutons de cuivre.Il s’était jeté dans le parti révolutionnaire avec toutes lesexagérations et toutes les violences d’un homme d’imagination.Lorsque son ami Dietrich, maire de Strasbourg, accusé demodérantisme par Schneider, succomba dans la lutte, il déposacontre lui en disant :

– Je te pleurerai, parce que tu es monami ; mais tu dois mourir, parce que tu es untraître !

Quant au second, c’est-à-dire Young, c’étaitun pauvre cordonnier, dans l’enveloppe grossière duquel la nature,comme cela lui arrive quelquefois par erreur ou par caprice, avaitcaché une âme de poète. Il savait le latin et le grec, mais necomposait ses odes et ses satires qu’en allemand ; sonrépublicanisme bien connu avait rendu sa poésie populaire. Biensouvent, les hommes du peuple l’arrêtaient dans la rue, et luicriaient : « Des vers, Young ! desvers ! » Alors il s’arrêtait, montait sur une borne, surla margelle d’un puits, sur le premier balcon venu s’il s’entrouvait un dans le voisinage, et, comme des fusées sifflantes etenflammées, lançait au ciel ses vers et ses odes. C’était un de ceshommes rares et honnêtes, un de ces révolutionnaires de bonne foiqui, dévoués aveuglément à la majesté du principe populaire,n’attendant de la Révolution que l’émancipation de l’espècehumaine, mouraient comme les anciens martyrs, sans plaintes et sansregrets, convaincus du triomphe futur de leur religion.

Monnet, le troisième, n’était point unétranger pour Charles, qui poussa un cri de joie en lerevoyant ; c’était un ancien soldat, grenadier dans sapremière jeunesse, qui, en sortant du service militaire, s’étaitfait prêtre et était devenu préfet du collège de Besançon, oùCharles l’avait connu. À l’âge des passions, c’est-à-dire àvingt-huit ans, lorsqu’il regrettait les vœux qu’il avaitprématurément prononcés, la Révolution était venue les briser. Ilétait grand, un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et d’unegrâce mélancolique qui, à première vue, attachait à lui ; sonsourire était triste, parfois amer ; on eût cru qu’il cachaitau fond de son cœur quelque mystère douloureux et qu’il demandaitaux hommes ou plutôt à l’humanité tout entière un abri contre ledanger de son innocence, le plus grand de tous les dangers dans unepareille époque ; aussi s’était-il jeté ou plutôt laissétomber dans le parti extrême, auquel appartenait Schneider ;maintenant, tremblant de sa solidarité avec la fureur, de sacomplicité avec le crime, il allait, les yeux fermés, sans savoiroù.

Ces trois hommes, c’étaient les trois amis,les trois inséparables de Schneider. Ils commençaient à s’inquiéterde son retard, car chacun d’eux sentait que Schneider était sonpilier d’airain ; Schneider ébranlé, ils tombaient ;Schneider tombé, ils étaient morts.

Monnet, le plus nerveux et, par conséquent, leplus impatient de tous, se levait déjà pour aller aux nouvelles,lorsqu’on entendit tout à coup le grincement d’une clé dans laserrure et le fracas d’une porte repoussée avec violence.

En même temps, Schneider entra.

La séance avait dû être orageuse ; sur leteint couleur de cendre du citoyen accusateur, les taches de sangétaient devenues plus visibles ; quoiqu’on fût à moitié dedécembre, la sueur ruisselait sur son front, et sa cravate relâchéelaissait voir le gonflement colérique de son cou de taureau.

En entrant, il jeta à l’autre bout de lachambre son chapeau qu’il tenait à la main.

En l’apercevant, les trois hommes s’étaientlevés comme mus par un ressort, et avaient fait un pas au-devant delui ; Charles, au contraire, s’était retranché derrière sachaise comme derrière une barricade.

– Citoyens, dit Schneider en grinçant desdents, citoyens, je vous annonce une bonne nouvelle, une nouvellequi va, sinon vous réjouir, vous étonner du moins. Dans huit jours,je me marie.

– Toi ? s’écrièrent ensemble lestrois hommes.

– Oui. N’est-ce pas, ce sera un grandétonnement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche enbouche : « Vous ne savez pas ? » –« Non ! » – « Le capucin de Cologne semarie ! » – « Oui ? » – « C’est commecela ! » Young, tu feras l’épithalame. Edelmann le mettraen musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, lechantera. Il faudra par le prochain courrier annoncer cela à tonpère, Charles !

– Et avec qui donc temaries-tu ?

– Je n’en sais, ma foi, encore rien, etcela m’est bien égal ; j’ai envie d’épouser ma vieillecuisinière : ce serait d’un bon exemple pour la fusion desclasses.

– Mais qu’est-il donc arrivé ?Voyons.

– Oh ! presque rien, si ce n’est quej’ai été interpellé, attaqué, accusé, oui, accusé !

– Où cela ?

– À la Propagande.

– Oh ! s’écria Monnet, une sociétéque tu as créée !

– N’as-tu pas entendu dire qu’il y a desenfants qui tuent leur père ?

– Mais par qui as-tu étéattaqué ?

– Par Tétrell. Comprenez-vous cedémocrate, qui a inventé le luxe du sans-culottisme, qui a desfusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs de lis dessus,des meutes comme un ci-devant, des haras comme un prince, qui est,on ne sait pourquoi, l’idole de la populace strasbourgeoise ?Peut-être parce qu’il est doré comme un tambour-major, dont il a lataille. Il me semblait cependant que j’avais donné des garanties,moi ; eh bien ! non, l’uniforme du commissaire rapporteurn’a pu faire oublier ni le froc du capucin, ni la soutane duchanoine ; il m’a jeté au visage cette tache infamante dusacerdoce, qui me rend, dit-il, irrémissiblement suspect aux vraisamis de la liberté. Qui lui a donc immolé plus de victimes que moi,à la liberté sainte ? Ne viens-je pas, en moins d’un mois, defaire tomber vingt-six têtes ? Combien en veulent-ils donc, sice n’est point assez ?

– Calme-toi, Schneider,calme-toi !

– C’est qu’en vérité, continua Schneiders’animant de plus en plus, c’est à devenir fou entre la Propagande,qui me dit : « Pas assez ! » et Saint-Just, quime dit : « Trop ! » Hier, j’ai encore faitarrêter six de ces chiens d’aristocrates ; aujourd’hui,quatre. On ne voit dans Strasbourg et les environs que mes hussardsde la Mort ; je dois, dès cette nuit, tenir un émigré qui a eul’audace de passer le Rhin dans une barque de contrebandier et devenir à Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-là, par exemple,il est sûr de son affaire. Ah ! je comprends maintenant unechose, continua-t-il en étendant le bras en signe de menace, c’estque les événements sont bien plus forts que les volontés, et que,s’il est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre del’Écriture, brisent les peuples sur leur passage, c’est qu’ils sontpoussés par cette même puissance irrésistible et fatale qui déchireles volcans et précipite les cataractes.

Puis, après cette sortie qui ne manquait pasd’une certaine éloquence, éclatant tout à coup d’un rirenerveux :

– Bah ! dit-il, rien avant la vie,rien après la mort ; un cauchemar éveillé, voilà tout ;est-ce la peine qu’on s’en occupe tant qu’il dure, et, quand ils’en va, qu’on le regrette ? Ma foi non ; allonsdîner ; valeat res ludicra, n’est-ce pas,Charles ?

Et, marchant le premier, il ouvrit à ses amisla porte de la salle à manger, dans laquelle était servi unsplendide dîner.

– Mais enfin, dit Young en s’asseyantcomme les autres à la table, en quoi tout cela te force-t-il à temarier dans huit jours ?

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais leplus beau ! Est-ce que, tout en m’appelant capucin de Cologne,où je n’ai jamais été capucin, et chanoine d’Augsbourg, où je n’aijamais été chanoine, est-ce qu’ils ne me reprochent pas mes orgieset mes débauches ! Mes orgies ! parlons-en ; pendanttrente-quatre ans de ma vie, je n’ai bu que de l’eau et mangé quedes carottes ; c’est bien le moins qu’à mon tour je mange dupain blanc et morde dans de la viande. Mes débauches ! s’ilscroient que c’est pour vivre comme saint Antoine que j’ai jeté lefroc aux orties, ils se trompent. Eh bien ! il y a un termemoyen à tout cela, c’est de me marier. Je serai aussi bien qu’unautre fidèle époux et bon père de famille, que diable ! sitoutefois le citoyen Saint-Just m’en laisse le temps.

– Et as-tu au moins fait choix, demandaEdelmann, de l’heureuse fiancée que tu admets à l’honneur departager ta couche ?

– Bon ! dit Schneider, du moment quec’est une femme, le diable y pourvoira.

– À la santé de la future épouse deSchneider, dit Young, et, puisqu’il a pris le diable pourprocureur, que le diable la lui envoie au moins riche, jeune etbelle !

– Hourra pour la femme deSchneider ! dit tristement Monnet.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et la vieillecuisinière parut sur le seuil de la salle à manger.

– Il y a là, dit-elle, une citoyenne quidemande à parler au citoyen Euloge pour affaire pressée.

– Bon ! dit Euloge, je ne connaispas d’affaire plus pressée pour le moment que d’achever le dînercommencé ; qu’elle revienne demain.

La vieille disparut ; mais presqueaussitôt la porte se rouvrit.

– Elle dit que, demain, ce sera troptard.

– Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt,alors ?

– Parce que cela m’était impossible,citoyen, dit une voix douce et suppliante qui venait del’antichambre ; laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, jet’en supplie !

Euloge, avec un mouvement d’impatience, fitsigne à la vieille de tirer la porte et de venir à lui.

Mais aussitôt, réfléchissant à la fraîcheur età la juvénilité de la voix, avec un sourire de satyre :

– Est-elle jeune ? demanda-t-il à lavieille.

– Ça peut avoir dix-huit ans, réponditcelle-ci.

– Est-elle jolie ?

– La beauté du diable !

Les trois hommes se mirent à rire.

– Tu entends, Schneider, la beauté dudiable !

– Eh bien ! dit Young, il ne s’agitplus que de s’assurer qu’elle est riche, et voilà ta fiancée toutetrouvée ; ouvre, la vieille, et sans faire attendre ; labelle enfant doit être de ta connaissance, elle vient de la part dudiable.

– Pourquoi pas de la part de Dieu ?dit Charles d’une voix si douce que les trois hommes entressaillirent.

– Parce que notre ami Schneider estbrouillé avec Dieu, et très bien, au contraire, avec lediable ; je n’en sais pas d’autre raison.

– Et puis, dit Young, parce qu’il n’y aque le diable qui exauce si vite les prières qu’on lui adresse.

– Eh bien ! dit Schneider, qu’elleentre donc !

La vieille démasqua la porte, et aussitôt,dans l’encadrement, on vit apparaître la forme élégante d’une jeunefille vêtue d’un costume de voyage et enveloppée d’un mantelet desatin noir doublé de taffetas rose.

Elle fit un pas dans la salle à manger ;puis s’arrêtant en face de la lumière des bougies et des quatreconvives, qui, par un léger murmure, exprimaient leuradmiration :

– Citoyens, dit-elle, lequel de vous estle citoyen commissaire de la République ?

– Moi, citoyenne, répondit Schneider sansse lever.

– Citoyen, dit-elle, j’ai à te demanderune grâce d’où ma vie dépend.

Et son regard passa avec inquiétude de l’un àl’autre des convives.

– Il ne faut pas que la présence de mesamis t’inquiète, dit Schneider ; ce sont des amis, par goût,et je dirai, presque par état, des admirateurs de la beauté ;voilà mon ami Edelmann, qui est musicien.

La jeune fille fit un mouvement de tête quivoulait dire : « Je connais sa musique. »

– Voici mon ami Young, qui est poète,continua Schneider.

Et le même mouvement de tête se produisit,voulant dire : « Je connais ses vers. »

– Enfin, voilà mon ami Monnet, qui n’estni poète ni musicien, mais qui a des yeux et un cœur, et qui esttout disposé, je le vois dans son regard, à plaider d’office votrecause. Quant à mon jeune ami, ce n’est encore, vous le voyez, qu’unécolier, mais déjà assez savant pour conjuguer le verbe aimer danstrois langues ; vous pouvez donc vous expliquer devant eux, àmoins que ce que vous avez à me dire ne soit assez intime pournécessiter le tête-à-tête.

Et il se souleva, tendant la main à la jeunefille et lui montrant une porte entrouverte par laquelle le regardpénétrait dans un salon solitaire.

Mais la jeune fille :

– Non, dit-elle vivement, non,monsieur.

Schneider fronça le sourcil.

– Pardon, citoyen… Non, citoyen, ce quej’ai à te dire ne redoute ni la lumière ni la publicité.

Schneider se rassit en faisant signe à lajeune fille de prendre un siège.

Mais elle secoua la tête.

– Il convient aux suppliantes d’êtredebout, dit-elle.

– Alors, reprit Schneider, procédonsrégulièrement. Je t’ai dit qui nous étions ; dis-nous qui tues.

– Je m’appelle Clotilde Brumpt.

– De Brumpt, tu veux dire ?

– Il serait inutile de me reprocher uncrime qui précédait de trois ou quatre cents ans ma naissance etdans lequel je ne suis pour rien.

– Tu n’as pas besoin d’en dire davantage,je connais ton histoire, et je sais ce que tu viens faire ici.

La jeune fille fléchit le genou, et, dans lemouvement de supplication qu’elle fit pour porter en avant sa têteet ses mains jointes, le capuchon de son mantelet tomba sur sesépaules et mit en pleine lumière une figure d’une suprêmebeauté ; des cheveux du blond le plus charmant se séparaientau haut de la tête, et, retombant en longues boucles de chaque côtéde ses joues, encadraient un visage d’un ovale parfait. Son front,d’un blanc mat, était rendu plus éclatant encore par des yeux, descils et des sourcils noirs ; le nez, droit et cependantmobile, participait au léger tremblement de ses joues, quigardaient la trace des nombreuses larmes qu’elle avaitversées ; ses lèvres, entrouvertes et prêtes à la prière,semblaient sculptées dans du corail rose et laissaient derrièreelles apercevoir, dans la demi-teinte, des dents blanches comme desperles ; enfin un cou blanc à l’égal de la neige, veloutécomme le satin, se perdait dans une robe noire montant jusqu’aucou, mais à travers les plis de laquelle on devinait la gracieuseondulation du corps qu’elle recouvrait.

Elle était splendide à voir ainsi.

– Oui, oui, dit Schneider, oui, tu esbelle, et tu as surtout la beauté des races maudites, la grâce etla séduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pournous laisser séduire par des Hélènes ou des Roxelanes ; tonpère conspire, ton père est coupable, ton père mourra.

La jeune fille jeta un cri, comme si cesparoles eussent été un poignard pénétrant jusqu’à son cœur.

– Oh ! non, non, mon père n’est pasun conspirateur, s’écria-t-elle.

– S’il ne conspirait pas, pourquoi a-t-ilémigré ?

– Il a émigré parce que, appartenant auprince de Condé, il a cru devoir suivre son prince dansl’exil ; mais, fils pieux comme il avait été serviteur fidèle,il n’a pas voulu combattre la France, et, depuis deux ans qu’il estproscrit, son épée n’est pas sortie du fourreau.

– Que venait-il faire en France, etpourquoi a-t-il traversé le Rhin ?

– Hélas ! mon deuil te le dit,citoyen commissaire. Ma mère était mourante de l’autre côté dufleuve, à quatre lieues à peine ; l’homme dans les bras duquelelle avait passé vingt années heureuses de sa vie attendait avecanxiété un mot qui lui rendît l’espoir. Chaque message luidisait : « Plus mal ! plus mal ! plus malencore ! » Avant-hier, il n’y put tenir, il se déguisa enpaysan et traversa le fleuve avec le batelier ; sans doute larécompense promise tenta le malheureux, Dieu lui pardonne ! ildénonça mon père, et, cette nuit, mon père fut arrêté. Demande àtes agents à quel moment ? Au moment où ma mère venait demourir. Interroge-les sur ce qu’il faisait ? Il pleurait enlui fermant les yeux. Ah ! si jamais rupture d’exil futpardonnable, c’est celle que commet un mari pour dire un dernieradieu à la mère de ses enfants. Eh ! mon Dieu ! tu mediras que la loi est positive, et que tout émigré qui rentre sur lesol de la France mérite la peine de mort ; oui, s’il y rentrela ruse dans le cœur et les armes à la main pour conspirer, pourcombattre ; mais non pas lorsqu’il y rentre les mains jointespour plier les genoux devant un lit d’agonie.

– Citoyenne Brumpt, dit Schneider ensecouant la tête, la loi n’est pas entrée dans toutes cessubtilités sentimentales, elle a dit : « Dans tel cas,dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine demort » ; l’homme qui se met dans le cas prévu par la loi,connaissant la loi, est coupable ; or, s’il est coupable, ildoit mourir.

– Non, non, s’il est jugé par des hommes,et si ces hommes ont un cœur.

– Un cœur ! s’écria Schneider ;est-ce que tu crois que l’on est toujours maître d’avoir uncœur ? On voit bien que tu n’as pas entendu ce dont onm’accusait aujourd’hui à la Propagande ; justement d’avoir uncœur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu croisque mon rôle ne serait pas plus facile et plus agréable, voyant unebelle créature comme toi à mes pieds, de la relever et de sécherses larmes, que de lui dire brutalement : « Tout estinutile, et vous perdez votre temps. » Non, par malheur, laloi est là, et les organes de la loi doivent être inflexibles commeelle. La loi n’est point une femme ; la loi, c’est une statuede bronze tenant une épée d’une main et une balance del’autre ; rien ne doit peser dans les plateaux de cettebalance, que l’accusation d’un côté et la vérité de l’autre ;rien ne doit détourner la lame de cette épée de la ligne terriblequi lui est tracée. Sur cette ligne, elle a rencontré la tête d’unroi, la tête d’une reine, la tête d’un prince et ces trois têtessont tombées comme celle d’un mendiant sans aveu, arrêté au coind’un bois après un assassinat ou un incendie. Demain je partiraipour Plobsheim ; l’échafaud et l’exécuteur me suivront ;si ton père n’était pas émigré, s’il n’a point furtivement traverséle Rhin, si l’accusation est injuste enfin, ton père sera mis enliberté ; mais si l’accusation que ta bouche confirme estvraie, après-demain sa tête tombera sur la place publique dePlobsheim.

La jeune fille releva la tête, et faisant uneffort sur elle-même :

– Ainsi, dit-elle, tu ne me laisses aucunespoir ?

– Aucun.

– Alors, un dernier mot, dit-elle en serelevant tout à fait.

– Dis.

– Non, à toi seul.

– Alors, viens.

La jeune fille marcha la première et d’un pasferme vers le salon, où elle entra sans hésiter.

Schneider entra à son tour et ferma la portederrière lui.

À peine seuls, il voulut étendre les bras pourenvelopper sa taille ; mais simplement, dignement, de la mainelle repoussa son bras.

– Pour que tu me pardonnes la dernièretentative que je vais faire près de toi, citoyen Schneider,dit-elle, il faut que tu te dises que j’ai attaqué ton cœur partous les moyens honnêtes et que tu les as repoussés ; il fautque tu te dises que je suis au désespoir, et que, voulant sauver lavie de mon père, n’ayant point réussi à te fléchir, il est de mondevoir de te dire : « Les larmes et les prières ont étéimpuissantes… l’argent… »

Schneider fit un mouvement dédaigneux desépaules et des lèvres, mais la jeune fille ne se laissa pointinterrompre.

– Je suis riche, continua-t-elle ;ma mère morte, j’hérite d’une fortune immense, qui est à moi, à moiseule, citoyen Schneider : je puis disposer de deuxmillions ; j’en aurais quatre que je te les offrirais ;je n’en ai que deux, les veux-tu ? Prends-les et sauve monpère !

Schneider lui posa la main sur l’épaule ;son œil était devenu pensif, et les sourcils touffus le dérobaientpresque à l’ardente investigation de la jeune fille.

– Demain, lui dit-il, j’irai comme je tel’ai annoncé, à Plobsheim ; tu viens de me faire uneproposition ; là, je t’en ferai une autre.

– Tu dis ? s’écria la jeunefille.

– Je dis que, si tu veux, tout pourras’arranger.

– Si cette proposition tache en un pointquelconque mon honneur, il est inutile de la faire.

– Non, en rien.

– Alors, tu seras le bienvenu àPlobsheim.

Et, saluant sans espérance encore, mais déjàsans larmes, elle rouvrit la porte, traversa la salle à manger,s’inclina légèrement et disparut.

Au reste, ni les trois hommes, ni l’enfant, nepurent voir le visage de Clotilde, caché qu’il était entièrementpar la coiffe de son mantelet.

Le commissaire de la République lasuivait ; il regarda la porte de la salle à manger jusqu’à cequ’elle se fût refermée derrière elle, il écouta jusqu’à ce qu’ileût entendu le roulement de la voiture qui l’emportait.

Puis, alors, se rapprochant de la table etversant, dans les verres de ses convives et dans le sien, unebouteille tout entière de Liebfrauenmilch :

– Avec ce vin généreux, dit-il, buvons àla citoyenne Clotilde Brumpt, fiancée de Jean-Georges-EulogeSchneider.

Il leva son verre ; et, jugeant inutilede lui demander une explication, que probablement il ne donneraitpas, ses quatre convives lui firent raison.

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