Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 30L’orgue

Il était midi, et la victoire étaitentièrement à nous. Les Prussiens, battus, abandonnaient un champde bataille couvert de morts et de blessés, vingt-quatre caissonset dix-huit canons.

Les canons furent traînés devant les deuxgénéraux et payés à ceux qui s’en étaient emparés, au prix auquelils avaient été mis au commencement de l’action, c’est-à-dire à sixcents francs.

Le bataillon de l’Indre en avait prisdeux.

Les soldats étaient horriblement fatigués,d’abord de leur marche de nuit, ensuite de trois grandes heures decombat.

Les deux généraux ordonnèrent, tandis qu’unbataillon irait prendre possession de la ville de Frœschwiller, defaire halte sur le champ de bataille et d’y déjeuner.

Les clairons sonnèrent, et les tamboursbattirent la halte ; les fusils furent mis en faisceaux.

Les Français, en un instant, eurent ralluméles feux des Prussiens, qui n’avaient pas eu le temps des’éteindre : on leur avait distribué, en partant de Dawendorf,pour trois jours de vivres, et, comme ils avaient, la veille,touché leur solde arriérée, chacun avait jugé à propos de joindre àl’ordinaire du gouvernement, soit un saucisson, soit une languefumée, soit un poulet rôti, soit une tranche de jambon.

Tous avaient leur bidon plein.

S’il en était par hasard de moins bienapprovisionnés et qui n’eussent que leur pain sec, ceux-làouvraient les sacs de leurs camarades morts et y trouvaientabondamment ce qui leur manquait.

Pendant ce temps-là, les chirurgiens et leursaides parcouraient le champ de bataille, faisaient transporter àFrœschwiller les blessés qui pouvaient supporter le transport etattendre le pansement, tandis qu’ils opéraient les autres sur lelieu du combat.

Les deux généraux, à demi-hauteur de lamontagne, s’étaient établis dans la redoute occupée, une heureauparavant, par le général Hodge. En sa qualité de premièrecantinière de l’armée du Rhin, n’ayant point de rivale dans l’arméede la Moselle, la déesse Raison, devenue la citoyenne Faraud, avaitdéclaré se charger du repas des deux généraux.

Dans une espèce de casemate, on avait trouvéune table, des chaises, des assiettes, des fourchettes, descouteaux en état parfait de service ; sur une planche à côtéde la première, des verres et des serviettes. Quant au reste, oncomptait le trouver dans le fourgon du général, mais un bouletégaré avait mis en morceaux le caisson et tout ce qu’ilcontenait : mauvaise nouvelle que Leblanc, qui n’exposait pasinutilement ses jours, vint annoncer à son maître, au moment où lacitoyenne Faraud achevait de placer sur la table les douzeassiettes, les douze verres, les douze serviettes, les douzecouverts et autour de la table les douze chaises.

Mais toute espèce de nourriture brillait parson absence.

Pichegru s’apprêtait à demander à ses soldatsune dîme volontaire de fumaison, quand une voix, qui semblaitsortir des entrailles de la terre comme celle du père d’Hamlet,cria :

– Victoire ! victoire !

C’était celle de Faraud, qui venait dedécouvrir une trappe, de descendre un escalier et de trouver dansun caveau tout un garde-manger au complet.

Dix minutes après, les généraux étaientservis, et les principaux officiers de leur état-major étaientassis à la même table qu’eux.

Rien ne donnera une idée de ces agapesfraternelles, où soldats, officiers, généraux, brisaient ensemblele pain du bivac, véritable pain de l’égalité et de la fraternité.Tous ces hommes qui devaient faire le tour du monde, et qui étaientpartis de la Bastille comme les soldats de César du milled’or, commençaient à sentir en eux cette confiance suprême quifait la supériorité morale et qui donne la victoire ! Ils nesavaient pas où ils devaient aller, mais ils étaient prêts à allerpartout. Ils avaient le monde devant eux, la France derrière, laFrance, cette terre maternelle entre toutes, la seule qui palpite,qui vive, qui aime ses enfants, qui ait un cœur, et qui tressaillede plaisir sous leurs pieds lorsqu’ils sont triomphants, detristesse quand ils sont vaincus, de reconnaissance lorsqu’ilsmeurent pour elle.

Oh ! celui-là qui sait la prendre, cetteCornélie des nations, celui-là qui sait caresser son orgueil,celui-là qui lui met sur la tête une couronne de laurier et à lamain le glaive de Charlemagne, de Philippe Auguste, de FrançoisIer ou de Napoléon, celui-là seul sait ce qu’on peuttirer de lait de son sein, de larmes de ses yeux, de sang de soncœur !

Il y avait, dans cette genèse duXIXe siècle, les pieds encore pris dans la boue duXVIIIe, et cependant élevant déjà sa tête dans les nues,il y avait dans ces premiers combats où un seul peuple, au nom dela liberté et du bonheur de tous les peuples, jetait le gant aureste du monde, il y avait quelque chose de grand, d’homérique, desublime que je me sens impuissant à peindre, et cependant c’estpour le peindre que j’ai entrepris ce livre, et ce n’est pas unedes moindres tristesses du poète que de sentir grand, et,haletant, essoufflé, mécontent de lui-même, de rester au-dessous dece qu’il sent.

À part les cinq cents hommes envoyés pourprendre possession de Frœschwiller, le reste de l’armée, comme nousl’avons dit, était demeuré à bivaquer sur le champ de bataille,joyeux de la victoire, et ayant déjà oublié le prix qu’ellecoûtait ; la cavalerie qu’on avait envoyée à la poursuite desPrussiens revenait avec douze cents prisonniers, six piècesd’artillerie, et voici ce qu’elle racontait :

Un peu en arrière de Wœrth, le 2erégiment de carabiniers, le 3e de hussards et le30e de chasseurs avaient heurté un gros de Prussiensenveloppant un régiment français de la colonne d’Abbatucci, qui,s’étant perdu, avait été donner au milieu de l’ennemi ;attaqué de tous côtés par des forces décuplées, le régiment s’étaitmis en carré, et là, sur ses quatre faces, les soldats faisaient cefeu de mousqueterie qui avait attiré l’attention de leurscamarades.

Les trois régiments n’hésitèrent pas ;par une charge à fond, ils entamèrent le terrible cercle de fer quienveloppait leurs compagnons ; ceux-ci, se sentant secourus,se formèrent en colonne et tombèrent la tête basse et la baïonnetteen avant sur l’ennemi. Cavalerie et infanterie commencèrent alorsleur retraite vers l’armée française ; mais un corpsconsidérable sorti de Wœrth vint se mettre en travers et leurfermer la route, et le combat avait recommencé avec plusd’acharnement que jamais. Les Français se battaient un contrequatre et peut-être allaient-ils succomber quand un régiment dedragons fondit à son tour, le sabre haut, sur toute cette mêlée,s’ouvrit un passage jusqu’à l’infanterie, qu’il dégagea ;elle, à son tour, pouvant recommencer un feu régulier, put opérerun vide autour d’elle. La cavalerie s’élança dans ce vide etl’élargit encore. Tous alors, d’un élan unanime, cavaliers etfantassins, s’élancèrent à la fois, sabrant, pointant, chantant laMarseillaise, gagnant du terrain, se resserrant autour descanons qu’ils ramenaient au bivac, au milieu des cris de« Vive la République ! »

Les deux généraux montèrent à cheval etentrèrent dans la ville pour y régler toutes les conditions dedéfense nécessaires au cas où les Prussiens voudraient, par unretour offensif, essayer d’y rentrer et pour y visiter leshôpitaux.

Tous les paysans des environs et une centained’ouvriers de Frœschwiller avaient été mis en réquisition pourenterrer les morts ; sept ou huit cents travailleurscommencèrent de creuser au bas de la plaine d’immenses fossés dedeux mètres de large, de trente mètres de long et de deux mètres deprofondeur, où l’on rangea, l’un à côté de l’autre, Prussiens etFrançais, le matin encore vivants et ennemis, le soir réconciliéspar la mort et couchés dans la même tombe.

Quand les deux généraux revinrent de leurvisite à la ville, toutes les victimes de cette victorieuse journéedormaient non plus sur, mais sous le champ de bataille, sans ylaisser d’autres traces que huit ou dix ondulations de terrain quivenaient, comme les dernières vagues mourantes du reflux, battre lepied de la colline.

La ville était trop petite pour loger toutel’armée ; mais, avec l’intelligence et la rapidité d’exécutiondes soldats français, un village de paille s’éleva comme parenchantement sur cette plaine que, le matin, sillonnaient lesboulets et la mitraille, tandis que le reste de l’armée se logeaitdans les retranchements abandonnés par les Prussiens. Dans lagrande redoute s’étaient établis les deux généraux ; une mêmetente les abritait tous les deux.

Vers cinq heures du soir, comme la nuit venaitde tomber, et comme ils achevaient de dîner, Pichegru, placé entreCharles, que le spectacle de cette terrible journée, où il avait vuen réalité la guerre de près pour la première fois, avait rendurêveur, et Doumerc, que ce spectacle avait rendu au contraire plusloquace encore que d’habitude, Pichegru, ayant cru sans douteentendre quelque bruit lointain qui était un signal, posa vivementune de ses mains sur le bras de Doumerc pour le faire taire, etportant un doigt de l’autre main à sa bouche, il fit signed’écouter.

Le silence s’établit.

Alors, on entendit dans le lointain lespremiers sons d’un orgue qui jouait la Marseillaise.

Pichegru sourit et regarda Hoche.

– C’est bien, messieurs, dit-il. Je terends la parole, Doumerc !

Doumerc reprit son récit.

Deux personnes seulement avaient comprisl’interruption de Pichegru et remarqué les sons de l’orgue.

Cinq minutes après, les sons de l’instrumentse rapprochant toujours, Pichegru se leva, gagna sans affectationla porte de la tente et s’arrêta sur la plate-forme, près del’escalier couvert qui y donnait entrée.

Les sons de l’orgue se rapprochaienttoujours ; il était évident que le musicien gravissait lacolline ; au milieu des feux qui l’étoilaient, il l’aperçutbientôt lui-même se dirigeant droit sur la grande redoute, mais,lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de pas de la porte, le« qui vive ? » de la sentinelle l’arrêta. Comme lemusicien n’avait pas le mot d’ordre, il se contenta de reprendre laMarseillaise,un instant interrompue ; mais auxpremières mesures, la voix du général cria du haut del’épaulement :

– Laissez passer !

La sentinelle reconnut le général, qui sepenchait en dehors du parapet, et s’effaça pour laisser passer lemusicien comme l’ordre lui en était donné.

Cinq minutes après, Pichegru et l’espion setrouvaient en face l’un de l’autre.

Pichegru fit signe à Stephan de lesuivre ; du moment que le musicien s’était vu reconnu, l’orgueavait cessé de jouer.

Par les soins de Leblanc, une table et deuxchaises avaient été apportées, et sur cette table se trouvaient unelampe, de l’encre, du papier, des plumes.

Leblanc fut mis de garde à la porte, avecordre de ne laisser entrer, et même approcher, que le général Hocheet le citoyen Charles.

Six heures du soir sonnaient successivementaux clochers de tous les villages des environs, quelquefois deuxsonnaient ensemble, mais c’était rare.

Stephan écouta le bruit du timbre et comptales heures.

– Bien, dit-il, nous avons devant nousdouze heures de nuit.

– Est-ce que nous ferons quelque chosecette nuit ? demanda vivement Pichegru.

– Mais, répondit Stephan, nous prendronsWœrth, s’il plaît à Dieu.

– Stephan ! s’écria Pichegru, si tume tiens parole, que te donnerai-je ?

– Votre main, dit Stephan.

– La voilà, dit Pichegru en luisaisissant la sienne et en la secouant fortement.

Puis, s’asseyant et lui faisant signe des’asseoir :

– Et maintenant, dit-il, que te faut-ilpour cela ?

Stephan déposa son orgue dans un coin, maisresta debout.

– Il me faudrait, dit-il, dix charrettesde paille et dix charrettes de foin avant deux heures.

– Rien de plus facile, réponditPichegru.

– Soixante hommes résolus et prêts à toutrisquer, dont la moitié au moins parlât allemand.

– J’ai un bataillon de volontairesalsaciens.

– Trente uniformes de soldatsprussiens ?

– On les prendra aux prisonniers.

– Il faudrait que trois mille hommes,bien commandés, partissent d’ici à dix heures et passant parEnashausen, se trouvassent à minuit à cent pas de la Porte deHaguenau.

– Je les commanderai moi-même.

– Il faudrait que le premier corps setînt immobile et silencieux jusqu’au moment où il entendra crier« Au feu ! » et verra une grande lueur, mais qu’à cemoment, au contraire, il se précipitât vers la ville, dont iltrouvera la porte ouverte.

– C’est bien, dit Pichegru, jecomprends ; mais comment feras-tu ouvrir à dix heures du soirles portes d’une ville de guerre à tes dix charrettes ?

Stephan tira un papier de sa poche.

– Voilà la réquisition, dit-il.

Et il mit sous les yeux de Pichegru l’ordre aucitoyen Bauer, aubergiste du Lion-d’Or, de livrer dans lesvingt-quatre heures dix voitures de paille et dix voitures de foinpour le service des chasseurs de Hohenlohe.

– Tu as réponse à tout, dit Pichegru enriant.

Puis, appelant Leblanc :

– Fais souper de ton mieux le citoyenStephan, et dis à Hoche et à Charles de me venir trouver ici.

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