Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 28Le mariage au tambour

Le même jour, vers quatre heures del’après-midi, les deux généraux étaient courbés sur une grandecarte militaire du département du Bas-Rhin.

À quelques pas d’eux, Charles écrivait, vêtud’un charmant frac bleu national, à collet et à parements bleu deciel, et coiffé de la toque rouge des secrétairesd’état-major ; c’était ce qu’il avait trouvé dans le paquetdésigné par le général.

Les deux généraux venaient de décider que lajournée du lendemain 21 décembre serait employée à décrire, enmarchant, la courbe qui sépare Dawendorf des hauteurs deReichshoffen, de Frœschwiller et de Wœrth, où les Prussiens étaientretranchés ; ces hauteurs prises, les communications avecWissembourg étaient coupées, et Haguenau, isolé, était contraint dese rendre.

L’armée, au reste, marchera en troiscolonnes ; deux seront destinées à attaquer de front ; latroisième filera à travers les bois et, se ralliant au canon,prendra les Prussiens en flanc.

Au fur et à mesure que ces décisions étaientprises, Charles les écrivait, et Pichegru les signait ; puison appelait les chefs de corps qui se tenaient dans une chambre àcôté, et le chef de corps partait pour rejoindre son régiment et setenir prêt à exécuter l’ordre donné.

Sur ces entrefaites, on vint dire à Hoche quele bataillon d’arrière-garde, n’ayant plus trouvé de place dans levillage, se refusait à bivaquer dans les champs et donnait dessignes de mutinerie. Hoche s’informa du numéro du bataillon ;on lui répondit que c’était le troisième.

– C’est bien, dit Hoche ; allez direde ma part au troisième bataillon qu’il n’aura pas l’honneur decombattre à la première rencontre.

Et il se remit tranquillement à donner desordres.

Un quart d’heure après, quatre soldats dubataillon mutiné venaient, au nom de leurs camarades, solliciter lepardon du général et le supplier de permettre au bataillon rebelle,qui allait camper au lieu désigné, de marcher le premier àl’ennemi.

– Le premier, cela ne se peut pas, ditPichegru ; j’avais une récompense à accorder au bataillon del’Indre, il marchera en tête ; le troisième bataillon marcherale second.

Les derniers ordres venaient d’être expédiéslorsqu’on entendit sous la fenêtre du général un joueur d’orgue quicommençait sur son instrument l’air de l’hymne patriotique :Allons, enfants de la patrie !

Hoche ne donna aucune attention à la sérénadequi lui était offerte ; mais Pichegru, au contraire, auxpremiers sons de l’instrument mélodieux, prêta l’oreille et alla àla fenêtre, qu’il ouvrit.

Un joueur d’orgue tournait, en effet, avec uneprodigieuse persistance, la manivelle de l’espèce de caisse qu’ilportait devant lui ; mais, comme la nuit était déjà venue,Pichegru ne put distinguer le visage du musicien.

D’un autre côté, comme la cour était pleine degens qui allaient et venaient, Pichegru craignit sans douted’échanger une parole avec lui.

Il se retira donc et referma la fenêtre malgréles points d’orgue réitérés du musicien.

Mais, se tournant vers le jeunesecrétaire :

– Charles, dit-il, descends ;approche-toi du joueur d’orgue : dis-lui Spartacus,et, s’il te répond Kosciusko, fais-le monter. S’il ne terépond rien, c’est que je me trompe ; laisse-le où il est.

Charles, sans faire une question, se leva etsortit.

L’orgue continuait de jouer sans relâche laMarseillaise,courant d’un couplet à un autre sans laisserà son instrument le temps de respirer.

Pichegru écoutait avec attention.

Hoche regardait Pichegru en attendant que cemystère lui fût expliqué.

Tout à coup, au milieu d’une mesure, l’orgues’arrêta.

Pichegru fit, en souriant, un signe de tête àHoche.

Un instant après, la porte se rouvrit, etCharles parut, suivi du joueur d’orgue.

Pichegru fut un instant à le regarder, sanslui adresser la parole ; il ne le reconnaissait pas.

Celui que venait d’introduire Charles était unhomme d’une taille au-dessous de la moyenne, vêtu du costume depaysan alsacien. Il avait de longs cheveux noirs qui lui tombaientjusque sur les yeux, ombragés en outre par un chapeau à largesbords ; il paraissait avoir de quarante à quarante-cinqans.

– Mon ami, dit Pichegru s’adressant aumusicien, je crois que cet enfant s’est trompé, et ce n’est pas àtoi que j’avais affaire.

– Général, il n’y a pas à se tromper à unmot d’ordre échangé, répondit le joueur d’orgue, et, si vous aviezaffaire à Stephan Moïnjski, vous l’avez trouvé.

Et, en disant ces mots, il enleva son chapeau,rejeta ses cheveux en arrière et se redressa de toute sataille ; et, moins les cheveux et la barbe noire, Pichegrureconnut le Polonais qui était venu le trouver à Auenheim.

– Eh bien ! Stephan ? luidemanda Pichegru.

– Eh bien ! général, lui réponditl’espion, je sais à peu près ce que vous désirez savoir.

– C’est bien, déposez votre orgue etvenez ici. – Écoutez, Hoche ; ce sont des renseignements surl’ennemi. – J’ai peur, continua-t-il en revenant à Stephan, que tun’aies pas eu le temps de les prendre bien complets.

– Pas sur Wœrth, attendu qu’un habitantde la ville se chargera de vous les donner quand nous serons àFrœschwiller ; mais sur Frœschwiller, et Reichshoffen, je puisvous dire tout ce que vous désirez savoir.

– Parlez.

– L’ennemi a abandonné Reichshoffen pourse concentrer sur Frœschwiller et Wœrth ; il sait la jonctiondes deux armées et a réuni toutes ses forces sur deux points, qu’ilcompte défendre à toute extrémité ; ces deux points, qui sonttrès fortifiés par la nature, viennent d’être couverts de nouveauxouvrages, retranchements, redoutes, bastions ; l’ennemi, tantau pont de Reichshoffen, qu’il compte défendre, que sur leshauteurs de Frœschwiller et de Wœrth, peut avoir vingt-deux millehommes et une trentaine de canons, dont cinq ont été détachés pourdéfendre le pont. Maintenant, continua Stephan, comme c’estprobablement par Frœschwiller que vous commencerez, voici le plandu terrain occupé par l’ennemi. Ce sont les soldats du prince deCondé qui tiennent la ville ; à ceux-là, je ne leur en veuxpas, ce sont des Français. Au reste, une fois maître des hauteurs,général, vous dominez la ville, et la ville par conséquent est àvous. Quant à Wœrth, je ne vous affirme rien encore mais, je vousl’ai dit, j’espère vous la faire prendre sans combat.

Les deux généraux se passèrent le plan l’un àl’autre ; il était fait avec la précision d’un excellentingénieur.

– Ma foi, mon cher général, dit Hoche,vous êtes heureux d’avoir des espions dont on pourrait faire desofficiers du génie.

– Mon cher Hoche, dit Pichegru, lecitoyen est Polonais ; il n’espionne pas, il se venge.

Puis, se tournant vers Stephan :

– Merci, lui dit Pichegru, tu m’as tenuparole, et largement ; mais ton œuvre n’est qu’à moitiéaccomplie. Te charges-tu de nous trouver deux guides quiconnaissent les environs de manière à ne pas se tromper par la nuitla plus noire ? Tu marcheras près de l’un et tu lui casserasla tête à la première hésitation de sa part. Je marcherai près del’autre ; et, comme tu n’as probablement pas de pistolets, envoici.

Et le général présenta à Stephan une paire depistolets que celui-ci reçut avec une joie mêlée d’orgueil.

– Je trouverai des guides sûrs, ditStephan avec son laconisme ordinaire ; combien de temps medonnez-vous ?

– Une demi-heure ; trois quartsd’heure au plus.

Le faux musicien rechargea son orgue ets’avança vers la porte ; mais, avant qu’il eût touché lebouton, le Parisien Faraud glissa sa tête gouailleuse parl’ouverture de cette porte.

– Oh ! pardon, mon général !dit-il ; foi de sergent, je croyais que vous étiez seul ;mais je puis sortir si vous l’exigez et gratter doucement comme onfaisait à la porte de l’ancien tyran.

– Non, répondit Pichegru, inutile ;puisque tu es là, tu es le bienvenu.

Puis, se tournant vers le généralHoche :

– Mon cher général, lui dit-il, je vousprésente un de mes braves ; il a peur des loups, c’est vrai,mais il n’a pas peur des Prussiens ; il a fait ce matin deuxprisonniers, et c’est pour cette prise que je lui ai cousu desgalons de sergent sur la manche.

– Peste ! dit Faraud, plus que çades généraux, ça fait que j’aurai deux témoins au lieu d’un.

– Je te ferai observer, Faraud, ditPichegru avec ce ton bienveillant qu’il prenait avec le soldat dansses jours de bonne humeur, que c’est la seconde fois aujourd’huique j’ai le plaisir de te voir.

– Oui, mon général, dit Faraud, il y acomme cela des jours de bonheur, de même qu’il y en a d’autres deguignon, où l’on ne peut pas voir le feu sans attraper unatout.

– Je présume, dit Pichegru en riant, quetu n’es pas venu me voir pour me faire de la philosophietranscendante.

– Mon général, je viens vous voir pourvous prier d’être mon témoin.

– Ton témoin ! dit Pichegru ;est-ce que tu te bats ?

– Pis que cela, mon général, je memarie !

– Bon ! avec qui ?

– Avec la déesse Raison.

– Tu n’es pas malheureux, coquin !dit Pichegru ; la plus belle et la plus honnête fille del’armée. Comment cela s’est-il fait ? Voyons, raconte-nouscela.

– Oh ! c’est bien simple, mongénéral ; je n’ai pas besoin de vous dire que je suisParisien, n’est-ce pas ?

– Non, je le sais.

– Eh bien ! la déesse Raison estParisienne aussi ; nous sommes du même quartier ; jel’aimais, et elle ne m’était pas défavorable, quand voilà que laprocession de la patrie en danger passe avec ses drapeauxnoirs et ses roulements de tambours ; puis le citoyen Dantonqui vient dans nos faubourgs en criant : « Auxarmes ! l’ennemi est à quatre jours de marche deParis. » J’étais garçon menuisier, tout cela mebouleverse ; l’ennemi est à quatre jours de la capitale !la patrie est en danger ! « Il faut que tu sauves lapatrie, Faraud, et que tu repousses l’ennemi ! » Je jettele rabot à tous les diables, j’empoigne le fusil, et je vaism’enrôler au drapeau de la Municipalité. Le même jour, je viensraconter à la déesse Raison que, ses doux yeux m’ayant poussé audésespoir, je me suis fait soldat pour en finir plus vite ;alors, Rose me dit – elle s’appelle Rose… Rose Charleroi – alors,Rose Charleroi, qui était blanchisseuse de fin, me dit :

» – Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieuqu’on va détrôner aussi, à ce qu’il paraît, si ma pauvre mèren’était pas malade, je m’engagerais aussi.

» – Ah ! je lui dis, Rose, lesfemmes ne s’engagent pas.

» – Si fait, comme vivandière, merépondit-elle.

» – Rose, je lui dis, je t’écrirai tousles quinze jours, afin que tu saches où je suis ; et, si tut’engages, engage-toi dans mon régiment.

» – Convenu, me répondit Rose.

» Nous nous donnâmes la main, nous nousembrassâmes, et en avant Faraud ! Après Jemmapes, où monrégiment fut écharpé, on nous réunit aux volontaires de l’Indre, eton nous achemina sur le Rhin. Qui est-ce que je vois arriver, il ya six semaines ou deux mois ?… Rose Charleroi ! Sa pauvremère était morte, elle avait été choisie comme la plus belle etplus honnête fille du quartier pour faire, je ne sais plus dansquelle fête, la déesse Raison ; après quoi, ma foi, ellem’avait tenu parole et n’était descendue de son estrade que pours’engager. J’apprends la nouvelle de son arrivée, je cours à elle,je veux l’embrasser.

» – Fainéant, me dit-elle, pas mêmecaporal ?

» – Que veux-tu, déesse ! je ne suispas ambitieux.

» – Eh bien ! je suis ambitieuse,moi, dit-elle ; ainsi donc ne viens pas me trouver que tu nesois sergent, à moins que ce ne soit pour boire la goutte.

» – Mais enfin, le jour où je seraisergent, seras-tu ma femme ?

» – Sur le drapeau du régiment, je te lejure !

» Elle m’a tenu parole, mongénéral : dans dix minutes nous nous marions.

– Où cela ?

– Dans la cour, sous vos fenêtres, mongénéral.

– Et quel est le prêtre qui vousmarie ?

– Le tambour du régiment.

– Ah ! vous vous mariez autambour ?

– Oui, mon général ; Rose veut faireles choses régulièrement.

– À la bonne heure, dit Pichegru enriant, je reconnais là la déesse Raison ; annonce-lui que,puisqu’elle m’a choisi pour son témoin, je la dote.

– Vous la dotez, mon général ?

– Oui, d’un âne, avec deux barils pleinsd’eau-de-vie.

– Ah ! mon général, vous êtes lacause que je n’ose plus rien vous demander.

– Dis toujours.

– Il est vrai que ce que j’avais à vousdemander, ce n’est plus en mon nom, c’est au nom des camarades… Ehbien ! mon général, il faut, sauf votre permission, que lajournée finisse comme elle a commencé, par un bal.

– Alors, dit Hoche, comme second témoin,c’est moi qui paierai le bal.

– Et la mairie fournira le local !reprit Pichegru ; mais que tout le monde le sache : qu’àdeux heures du matin le bal finisse, et qu’à deux heures et demieon se mette en route ; nous avons quatre lieues à faire avantle jour ; vous voilà prévenus ; que ceux qui voudrontdormir dorment, que ceux qui voudront danser dansent. Nousassisterons au mariage du haut du balcon ; lorsque tout seraprêt, un roulement de tambour nous donnera le signal !

Riche de toutes ces promesses, Faraud seprécipita par les escaliers, et l’on entendit bientôt dans la courla rumeur qui était la suite de cette apparition.

Les deux généraux, restés seuls, arrêtèrentdéfinitivement le plan de la bataille du lendemain.

Une colonne, qui partirait à l’instant sousles ordres du colonel René Savary, ferait marche forcée, de manièreà se trouver vers midi au village de Neschwiller, en arrière deFrœschwiller ; au premier coup de canon qu’elle entendrait,elle marcherait sur Frœschwiller et attaquerait les Prussiens enflanc.

Une seconde colonne, sous les ordres deMacdonald, passera la Zeuzel à Niederbronn. Les deux générauxmarcheront avec cette colonne.

La troisième fera une démonstration sur lepont de Reichshoffen et essaiera de le forcer. S’il tient, elle secontentera d’occuper l’ennemi, tandis que les deux autres colonnesle tourneront.

Cette troisième colonne sera commandée parAbbatucci.

À peine ces dispositions étaient-elles prises,qu’un roulement de tambour se fit entendre et annonça au général,ou plutôt aux généraux, que l’on n’attendait plus qu’eux pour lacérémonie nuptiale.

Ils ne se firent point attendre et parurent aubalcon.

À leur vue, un immense vivat retentit ;Faraud salua à sa manière, la déesse Raison devint rouge comme unecerise. Tout l’état-major entourait les deux futursconjoints ; c’était la première fois que cette singulièrecérémonie, qui tant de fois se répéta pendant le cours de troisgrandes années révolutionnaires, avait lieu à l’armée du Rhin.

– Allons, dit Faraud, à ton poste,Spartacus.

Le tambour, apostrophé par un sergent, montasur une table devant laquelle vinrent se placer Faraud et safuture.

Spartacus fit entendre un roulement ;puis, d’une voix vigoureuse, de manière qu’aucun des assistants neperdît un mot de ce qu’il allait dire :

– Écoutez la loi ! – Attendu qu’aubivac il ne se trouve pas toujours un municipal avec du papiertimbré et une écharpe pour ouvrir les portes de l’hyménée, moi,Pierre-Antoine Bichonneau, dit Spartacus, tambour-maître dubataillon de l’Indre, je vais procéder à l’union légitime dePierre-Claude Faraud et de Rose Charleroi, vivandière au24e régiment.

Spartacus s’interrompit et fit entendre unroulement qu’imitèrent tous les tambours du bataillon de l’Indre etdu 24e.

Puis, le roulement terminé :

– Approchez, les conjoints, ditSpartacus.

Les deux époux firent encore un pas vers latable.

– En présence des citoyens générauxLazare Hoche et Charles Pichegru, assistés du bataillon de l’Indre,du 24e régiment et de tous ceux qui ont pu tenir dans lacour de la mairie, au nom de la République une et indivisible, jevous unis et je vous bénis !

Spartacus exécuta un nouveau roulement,pendant lequel deux sergents du bataillon de l’Indre étendirentau-dessus de la tête des deux époux un tablier de sapeur, destiné àremplacer le poêle ; après quoi, Spartacus reprit :

– Citoyen Pierre-Claude Faraud, tupromets à ta femme protection et amour, n’est-ce pas ?

– Parbleu ! répondit Faraud.

– Citoyenne Rose Charleroi, tu promets àton mari constance, fidélité et petits verres àdiscrétion ?

– Oui, répondit Rose Charleroi.

– Au nom de la loi, vous êtes mariés. Lerégiment adoptera vos nombreux enfants. Attendez donc, ne vouséloignez pas ! Un dernier roulement !

Un roulement de vingt-cinq tambours se fitentendre, et, à un geste de Spartacus, cessa tout à coup.

– Sans ça, vous n’étiez pas heureux,dit-il.

Les deux généraux applaudirent en riant. Etl’on n’entendit plus que les vivats et les hourras, suivis, au boutd’un instant, du bruit des verres.

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