Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 26L’envoyé du prince

Le chasseur Falou et le sergent Faraud ne vousont pas fait oublier, je l’espère, le citoyen Fenouillot, commisvoyageur en vins pour la maison Fraissinet, de Châlons, ni les sixbouteilles de vin de Champagne que sa reconnaissance avait offertesà Pichegru.

Une de ces six bouteilles restait encore àvider lorsque le général reprit sa place à table.

Le citoyen Fenouillot la déboucha, ou plutôtessaya de la déboucher avec une inhabileté dont sourit le général,qui, la prenant des mains du commis voyageur, se contenta d’encouper les ficelles et, avec le pouce de la main gauche,c’est-à-dire avec celui qui avait conservé toute sa force, il enbrisa les fils de fer.

– Allons, citoyen, dit-il, ce dernierverre à la prospérité des armes de la République.

Le commis voyageur leva son verre plus hautqu’aucun des convives.

– Et puisse, dit-il, le général acheverglorieusement ce qu’il a si glorieusement commencé !

Tous les officiers se réunirent bruyamment autoast porté par le citoyen Fenouillot.

– Et maintenant, dit Pichegru, comme jesuis de l’avis du citoyen qui vient de porter le toast auquel vousvous êtes empressés de vous joindre, nous n’avons pas un instant àperdre. Notre combat d’hier n’est que la préface de deux luttesplus sérieuses ; car il nous faut deux combats encore pourreconquérir les lignes de Wissembourg, perdues par monprédécesseur ; après-demain, nous attaqueronsFrœschwiller ; dans quatre jours, les lignes ; dans cinq,nous serons à Wissembourg, et, dans six, nous aurons débloquéLandau.

Puis s’adressant à Macdonald :

– Mon cher colonel, vous êtes, vous lesavez, mon œil droit, lui dit-il ; c’est vous que je charge devisiter tous les postes et de désigner à chaque corps celui qu’ildoit occuper. Vous commanderez l’aile gauche, Abbatucci l’ailedroite, moi le centre ; veillez à ce que rien ne manque ausoldat : pas de superflu, mais nous lui devons aujourd’hui unpeu plus que le nécessaire.

Puis, s’adressant aux autresofficiers :

– Vous connaissez tous, citoyens, lesrégiments avec lesquels vous avez l’habitude de combattre ;vous savez ceux sur lesquels vous pouvez compter. Rassemblez leursofficiers à l’ordre, et dites-leur que j’écris aujourd’hui auComité de salut public qu’après-demain nous coucherons àFrœschwiller, et, dans huit jours, au plus tard, à Landau ;qu’ils songent à une chose, c’est que ma tête répond de maparole.

Les officiers se levèrent, et chacun seprépara, en rebouclant son sabre et en prenant son chapeau, à allerexécuter les ordres donnés par le général en chef.

– Quant à toi, Charles, continuaPichegru, va dans la chambre qu’on nous a préparée, veille à ce queles trois matelas soient rangés comme d’habitude ; tutrouveras sur une chaise un petit paquet à ton adresse ; tul’ouvriras, et, si ce qu’il contient te plaît, tu utiliseras soncontenu à l’instant même, car le contenu est à toi ; si, à lasuite de la contusion que tu as reçue, tu éprouves quelque douleurdans la poitrine, plains-toi à moi, et non au chirurgien-major.

– Merci, général, dit Charles ; maisje n’ai pas besoin d’y mettre d’autre compresse que celle qui adéjà amorti la balle ; quant à la balle elle-même, continua lejeune homme en la tirant de sa poche, je la garde pour la donner àmon père.

– Et tu la rouleras dans le certificatque je t’écrirai ; va, mon enfant, va.

Charles sortit ; Pichegru jeta les yeuxsur le citoyen Fenouillot, qui était resté assis à sa place, allafermer au verrou les deux portes qui donnaient accès dans la salleà manger, et revint s’asseoir en face de son convive, assez étonnédes mouvements du général.

– Là ! dit celui-ci ; à nousdeux maintenant, citoyen !

– À nous deux, général ! répéta lecommis voyageur.

– Jouons cartes sur table.

– Je ne demande pas mieux.

– Vous ne vous nommez pas Fenouillot,vous n’êtes point parent de l’avocat de Besançon, vous n’étiez pasprisonnier du prince de Condé ; vous êtes son agent.

– C’est vrai, général.

– Et vous êtes resté, par son ordre, pourme faire des propositions royalistes, et cela, au risque d’êtrefusillé.

– C’est encore vrai.

– Mais vous vous êtes dit :« Le général Pichegru est un brave ; il comprendra qu’ily a un certain courage à faire ce que je fais ; il refuserames propositions, ne me fera peut-être pas fusiller et me renverraau prince avec son refus. »

– C’est toujours vrai ; cependant,j’espère qu’après m’avoir entendu…

– Après vous avoir entendu, il y a un casoù je vous ferai fusiller, je vous en préviens d’avance.

– Lequel ?

– C’est celui où vous oseriez mettre unprix à ma trahison.

– Ou à votre dévouement.

– Ne discutons pas sur les mots, mais surla chose. Êtes-vous disposé à me répondre sur tous lespoints ?

– Sur tous les points, oui, général, j’ysuis disposé.

– C’est un interrogatoire, je vous enpréviens, que je vais vous faire subir.

– Interrogez.

Pichegru tira ses pistolets de sa ceinture etles posa de chaque côté de son assiette.

– Général, dit en riant le faux commisvoyageur, je vous préviens que ce ne sont point vos cartes que vousabattez.

– Ayez l’obligeance de poser mespistolets sur la cheminée, dont vous êtes plus proche que moi, ditPichegru ; ils me gênaient à ma ceinture.

Et il poussa ses pistolets à portée de la mainde son interlocuteur, qui les prit, se leva, alla les porter sur lacheminée et revint s’asseoir.

Pichegru fit, de la tête, un salut que luirendit l’inconnu.

– Maintenant, dit Pichegru,commençons.

– J’attends.

– Comment vous nommez-vous ?

– Fauche-Borel.

– D’où êtes-vous ?

– De Neuchâtel. Seulement, j’eusse pum’appeler Fenouillot et être né à Besançon, attendu que ma familleest de la Franche-Comté et ne l’a quittée qu’à la révocation del’Édit de Nantes.

– Dans ce cas, je vous eusse reconnu pourun compatriote à l’accent.

– Mais pardon, général, à quoi avez-vousvu que je n’étais pas commis voyageur en vins deChampagne ?

– À votre manière de déboucher lesbouteilles ; citoyen, une autre fois, choisissez un autreétat.

– Lequel ?

– Celui de libraire, par exemple.

– Vous me connaissez donc ?

– J’ai entendu parler de vous.

– Dans quel sens ?

– Comme ennemi acharné de la Républiqueet comme auteur de brochures royalistes… Excusez-moi si je croisdevoir continuer à vous interroger.

– Continuez, général, je suis à vosordres.

– Comment êtes-vous devenu agent duprince de Condé ?

– Mon nom avait frappé une première foisM. le régent [3] au basd’une brochure royaliste de M. d’Antraigues, intituléeMémoires sur la régence de Louis-Stanislas-Xavier, fils deFrance, oncle du roi, et régent de France, il le frappa uneseconde fois lorsque je fis signer l’acte d’union auxhabitants de Neuchâtel.

– En effet, dit Pichegru, je sais qu’àpartir de ce moment votre maison devint le rendez-vous des émigréset le foyer de la Contre-Révolution.

– Le prince de Condé le sut comme vous etm’envoya un certain Montgaillard pour savoir si je voulaism’attacher à lui.

– Vous savez que ce Montgaillard est unintrigant ? dit Pichegru.

– J’en ai peur, réponditFauche-Borel.

– Il agit pour le prince sous deuxnoms : sous ceux de Roques et de Pinaud.

– Vous êtes bien informé, général, maisM. de Montgaillard n’a rien à faire avec moi ; nousservons tous deux le même prince, voilà tout.

– Revenons donc à lui, alors. Vous enétiez au moment où il vous envoyait M. de Montgaillardpour savoir si vous vouliez vous attacher à lui.

– C’est cela, il m’annonçait que leprince avait son quartier général à Dawendorf et me recevrait avecplaisir ; je me mis en route à l’instant même ; je gagnaiWissembourg afin de dérouter vos espions et de leur faire croireque j’allais en Bavière. Je descendis alors vers Haguenau, et, deHaguenau, gagnai Dawendorf.

– Depuis combien de jours yêtes-vous ?

– Depuis deux jours.

– Et comment le prince a-t-il abordé laquestion avec vous ?

– De la façon la plus simple : jelui fus présenté par le chevalier de Contye.

» – M. Fauche-Borel, lui dit monintroducteur.

» Le prince se leva et vint à moi.

» Vous désirez, n’est-ce pas, général,que je vous répète exactement ses paroles ?

– Exactement.

– « Mon cher monsieur Fauche, medit-il, je vous connais par tous mes compagnons d’armes, qui m’ontdit et redit vingt fois combien vous avez été hospitalier pour eux.J’ai donc désiré vous voir pour vous offrir une mission qui voussera aussi honorable qu’avantageuse. Depuis longtemps, j’ai reconnuqu’il n’y avait pas à compter sur les étrangers. Remettre notrefamille sur le trône de France n’est pas un but, c’est unprétexte ; les ennemis sont les ennemis, ils feront tout dansleurs intérêts, rien dans ceux de la France ; non, c’est parl’intérieur qu’il faut arriver à une restauration, et,continua-t-il, en m’appuyant la main sur le bras, j’ai jeté lesyeux sur vous pour porter la parole du roi au général Pichegru. LaConvention, en ordonnant la jonction de l’armée du Rhin à celle dela Moselle, le subordonne à Hoche. Il va être furieux :profitez de ce moment pour le déterminer à servir la cause de lamonarchie, en lui faisant comprendre que la République n’est qu’unechimère. »

Pichegru avait écouté toute cette tirade avecle plus grand calme, et la fin avec un sourire. Fauche-Borels’attendait à une réponse quelconque, et il avait ménagé pour lafin cette intervention de Hoche comme général en chef ; mais,on l’a vu, Pichegru n’avait répondu à cette partie du discours del’ambassadeur que par son plus bienveillant sourire.

– Continuez, dit-il.

Fauche-Borel reprit :

– J’eus beau dire au prince combien je mecroyais indigne d’un pareil honneur ; je lui affirmai que jen’avais d’autre ambition que de le servir dans la mesure de mesmoyens, c’est-à-dire comme un homme actif et zélé ; le princesecoua la tête et me dit :

» – Monsieur Fauche, vous oupersonne.

» Et, me mettant la main sur lecœur :

» – Vous avez là, continua-t-il, et pources sortes de missions, de quoi faire le premier diplomate dumonde.

» Je n’eusse point été royaliste, j’eussecombattu et trouvé, selon toute probabilité, d’excellentes raisonsà mon refus ; mais j’étais royaliste, mon ambition était deservir la cause royale d’une façon quelconque, je cédai.

» Je vous ai dit, citoyen général,comment j’étais venu à Wissembourg, de Wissembourg à Haguenau, etde Haguenau à Dawendorf ; il ne s’agissait pour moi qued’aller de Dawendorf à Auenheim, votre quartier général, lorsque cematin on signala votre avant-garde.

» – Pichegru nous épargne le chemin, ditle prince, c’est de bon augure.

» Alors, il fut convenu que, si vousétiez battu, j’irais à vous, et vous savez le sort que réserve laConvention à ses généraux battus ; si vous étiez vainqueur, jevous attendais, et, à l’aide de la petite fable que je vous aidébitée, je m’introduisais auprès de vous.

» Vous avez été vainqueur, vous avezdécouvert la ruse ; je suis à votre merci, général, etn’évoquerai qu’une excuse en ma faveur : ma profondeconviction que j’agis pour le bonheur de la France, et mon immensedésir d’épargner le sang.

» J’attends avec confiance ce quedécidera de moi votre justice.

Fauche-Borel se leva, salua et se rassit aussicalme, en apparence du moins, que s’il venait de porter un toast aubonheur du pays dans un banquet patriotique.

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