Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 14Les souhaits

Au moment où Charles descendait, il put, duhaut du perron de l’Hôtel de Ville, embrasser d’un coup d’œil toutela scène.

Mlle de Brumpt, presséede se mettre en sûreté et sans doute aussi de rassurer son père,avait disparu.

Les deux hommes à bonnet rouge et à blousenoire dressaient l’échafaud avec une promptitude qui indiquaitl’habitude qu’ils avaient de cette besogne.

Maître Nicolas tenait par le bras Schneider,qui refusait de descendre de la voiture ; ce que voyant, lesdeux hussards de la Mort contournèrent la calèche, et, passant ducôté opposé à la portière ouverte, se mirent à le piquer de lapointe de leur sabre.

Il tombait une pluie froide, un givre quipénétrait à travers les habits comme des aiguilles, et cependantSchneider s’essuyait le front avec son mouchoir ; la sueur endécoulait.

À moitié chemin de la voiture à la guillotine,on lui avait enlevé son chapeau d’abord, à cause de la cocardenationale, ensuite son habit, parce que c’était un habitmilitaire ; le froid et la terreur, tout à la fois, s’étaientemparés du malheureux, qui grelottait en montant les marches del’échafaud.

Alors un immense cri qui semblait poussé d’uneseule voix se fit entendre par toute la place, poussé par dix millevoix :

– Sous le couteau ! sous lecouteau !

– Mon Dieu, murmurait Charles, appuyé àla muraille, tout frissonnant d’angoisse et cependant retenu parune invincible curiosité, vont-ils le tuer ? vont-ils letuer ?

– Non, sois tranquille, lui répondit unevoix, cette fois, il en sera quitte pour la peur ; etcependant il n’y aurait pas grand mal à en finir tout de suite.

Cette voix était connue de Charles ; iltourna la tête du côté d’où elle venait et reconnut le sergentAugereau.

– Ah ! s’écria-t-il, joyeux commes’il eût échappé personnellement à un danger ; ah ! c’esttoi, mon brave ami ! Et Eugène ?

– Sain et sauf comme toi ; noussommes revenus hier soir à l’hôtel, où nous avons appris tonarrestation. J’ai couru à la prison, tu y étais encore ; j’ysuis retourné à une heure, tu y étais toujours. À trois heures,j’ai su que Saint-Just t’avait envoyé chercher ; alors j’airésolu de rester sur la place jusqu’à ce que tu sortisses, j’étaisbien sûr qu’il ne te mangerait pas, que diable ! Tout à coupje t’ai vu près de lui à la fenêtre ; vous paraissiez au mieuxl’un avec l’autre, et j’ai été rassuré. Enfin te voilàlibre !

– Comme l’air.

– Rien ne te retient plus ici ?

– Je voudrais n’y être pas venu.

– Je ne suis pas de ton avis. Il meparaît toujours bon d’être l’ami de Saint-Just, et cela me paraîtmeilleur même que d’être celui de Schneider, attendu que, pour lemoment, il est incontestable que c’est Saint-Just qui est le plusfort. Quant à Schneider, tu n’avais pas eu le temps de prendre pourlui une amitié bien tendre ; il est donc probable que tu nedemeureras pas inconsolable de sa perte ; ce qui arrive cesoir sera une leçon pour Tétrell, qui, d’ailleurs, n’a pas bougé,mais auquel il ne faut pas laisser le temps de prendre sarevanche.

De grands cris, des hourras et des bravosretentissaient en ce moment.

– Oh ! mon Dieu, qu’est-ceencore ? demanda Charles en cachant sa tête dans la poitrinedu maître d’armes.

– Rien, dit Augereau en se haussant surla pointe des pieds ; rien, on l’attache au-dessous ducouperet comme il a fait hier au maire et à l’adjointd’Eschau ; chacun à son tour ! Trop heureux, mon bon ami,ceux qui descendent d’où tu es monté avec leur tête sur lesépaules.

– Terrible ! terrible ! murmuraCharles.

– Terrible, oui, mais c’est encore ce quenous voyons tous les jours, et pis encore ; dis donc tout basadieu à ton digne professeur, que tu ne reverras probablementjamais, attendu qu’en descendant de son estrade il partira pourParis, où je ne lui souhaite pas de faire ascension. Et allonssouper, tudieu ! tu dois mourir de faim, pauvregarçon !

– Je n’y pensais pas, dit Charles ;mais, en effet, du moment que tu m’y fais penser, je dois avouerque mon déjeuner est loin.

– Raison de plus pour regagner vitel’Hôtel de la Lanterne.

– Allons donc.

Charles jeta un dernier regard sur laplace.

– Adieu, pauvre ami de mon père,murmura-t-il ; lorsqu’il m’a adressé et recommandé à toi, ilte croyait toujours le bon et savant moine qu’il avait connuautrefois. Il ignorait que tu fusses devenu le faune sanglant quim’est apparu, et que l’esprit du Seigneur se fût retiré de toi.Quos vult perdere Jupiter dementat… Allons.

Et ce fut l’enfant, à son tour, qui tiraPierre Augereau du côté de l’Hôtel de la Lanterne.

Deux personnes attendaient Charles avecanxiété.

Mme Teutch et Eugène.

Mme Teutch, usant de sondouble droit de femme et d’hôtesse, commença par s’emparer deCharles, et ce ne fut qu’après l’avoir bien regardé en face pours’assurer que c’était lui, bien embrassé et réembrassé pours’assurer que ce n’était pas son ombre, qu’elle le rendit àEugène.

Les amitiés des deux jeunes gens furent moinsbruyantes, mais aussi tendres ; rien ne lie vite comme lesdangers courus en communauté, et, Dieu merci, depuis que les deuxamis avaient fait connaissance, les événements n’avaient pas manquépour amener leur amitié au diapason des plus vives amitiésantiques. Cette amitié s’exaltait encore chez les deux jeunes gensà l’idée qu’ils allaient se quitter. Il était imprudent pourEugène, qui, d’ailleurs, avait à peu près achevé toutes sesrecherches, de rester plus longtemps à Strasbourg sous le poids dela vengeance de Tétrell, qui pouvait couver un certain tempsl’insulte qu’il avait reçue, mais qui, à coup sûr, ne l’oublieraitpas.

Quant à Charles, son séjour à Strasbourg étaitsans objet du moment qu’Euloge Schneider ne l’habitait plus,puisqu’il était spécialement venu pour étudier sous sadirection.

Eugène allait donc retourner à Paris, où samère et sa sœur poursuivaient la mise en liberté de son père,tandis que Charles, utilisant la seconde lettre qu’il avait reçuedu sien, allait faire auprès de Pichegru son apprentissage desoldat, au lieu de faire, près d’Euloge Schneider, sonapprentissage de savant.

Il fut convenu que les deux jeunes gens semettraient le lendemain, au point du jour, en route chacun de soncôté.

Cette résolution désespérait la bonneMme Teutch, qui s’était improvisé une petitefamille, et qui les aimait, disait-elle, comme ses enfants ;mais elle était trop raisonnable pour essayer, non pas d’empêcher,mais même de retarder un départ qu’elle regardait commeindispensable et surtout comme urgent.

Elle entra donc dans tous les projets desjeunes gens ; la seule condition qu’elle mit à sonconsentement fut que ce serait elle qui leur offrirait le dernierrepas qu’ils prendraient chez elle.

Non seulement le repas fut accepté, mais labonne Mme Teutch, que les deux jeunes gensregardaient, sinon comme une mère, du moins comme une amie, futinvitée à en faire les honneurs ; invitation qui lui fut sisensible, que non seulement elle donna immédiatement au chef lesordres les plus précis pour un excellent souper, mais encorequ’elle monta à sa chambre pour choisir dans sa garde-robe sa plusélégante toilette.

Or, comme les apprêts du souper et surtoutl’exécution de la toilette de Mme Teutchnécessitaient un retard d’une demi-heure, il fut décidé que ceretard serait employé par les jeunes gens à faire tous leurspréparatifs de départ.

La diligence de Paris, où la place d’Eugèneétait retenue, partait au point du jour ; Charles comptaitconduire son ami à la diligence, et, de là, se mettre en route pourAuenheim, où Pichegru avait son quartier général.

Auenheim était situé à huit lieues deStrasbourg.

C’était une des huit ou dix forteresses qui,pareilles à des sentinelles avancées, veillaient autour deStrasbourg à la sûreté de nos frontières.

Pour préparer Charles à une journée sifatigante, il lui fallait une bonne nuit.

Et c’était pour que cette nuit fût complèteque les jeunes gens étaient invités par Mme Teutchà ranger leurs papiers et à faire leurs malles avant de se mettre àtable.

Pendant ce temps, Augereau allait prévenir àson quartier que, soupant en ville, il ne savait point à quelleheure de la nuit il rentrerait, et même s’il rentrerait.

Augereau, comme maître d’armes, avait bien desavantages que n’avaient point les autres volontaires de Paris, qui,en cette qualité, avaient encore des immunités que n’avaient pasles autres soldats.

Les deux jeunes gens avaient laissé ouverte laporte par laquelle on communiquait d’une chambre à l’autre, desorte que la conversation continuait d’aller son train, quoiquechacun fût chez soi.

Chacun d’eux, au moment où il allait seséparer de l’autre, rêvait son avenir et le taillait à la façondont il l’entendait.

– Moi, disait Eugène en classant tous sespapiers de guerre, ma route est tracée d’avance. Je ne serai jamaisqu’un soldat ; je sais à peine le latin, pour lequel j’ai unesainte répugnance ; à plus forte raison le grec, dont je neconnais pas un traître mot ; en échange, qu’on me donne lepremier cheval venu, je le monterai ; à vingt pas, je faismouche à tout coup ; Augereau t’a dit qu’à l’épée et au sabreje ne craignais personne. Aussitôt que j’entends le tambour ou latrompette, le cœur me bat et le sang me monte au visage. Je serai àcoup sûr soldat comme mon père. Qui sait, peut-être général commelui. C’est beau, d’être général !

– Oui, répondit Charles ; mais tuvois où cela mène : regarde ton père, tu es sûr de soninnocence, n’est-ce pas ?

– Certainement que j’en suis sûr.

– Eh bien ! il court danger d’exilet même de mort, m’as-tu dit ?

– Bah ! est-ce que Thémistocle, quiavait participé à la bataille de Marathon et qui avait gagné cellede Salamine, n’est point mort en exil ? L’exil, quand il n’estpas mérité, fait du général un héros ; la mort, quand ellefrappe un innocent, fait du héros un demi-dieu. Est-ce que tu nevoudrais pas être Phocion, au risque de boire la ciguë commelui ?

– Ciguë pour ciguë, dit Charles,j’aimerais mieux celle de Socrate ; c’est mon héros à moi.

– Ah ! je ne le repousse pas nonplus ; il a commencé par être soldat ; à Potidée, il asauvé la vie à Alcibiade, et, à Delium, à Xénophon. Sauver la vie àson semblable, Charles, c’est l’action pour laquelle les Romainsvotaient leur plus belle couronne, la couronne de chêne.

– Sauver la vie à deux hommes et en fairepérir soixante mille peut-être, comme Phocion, dont tu parlais toutà l’heure, dans les quarante-cinq batailles qu’il a livrées,trouves-tu que ce soit une compensation suffisante ?

– Ma foi, oui, quand ces deux hommesdoivent être Alcibiade et Xénophon.

– Moi, je n’ai pas tant d’ambition quetoi, dit Charles en soupirant : tu veux être un Alexandre, unScipion ou un César ; moi, je me contenterais, je ne dirai pasd’être Virgile – il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Virgile –mais un Horace, un Longin et même un Apulée. Il te faut, à toi, uncamp, une armée, des chevaux, des tentes, des uniformes éclatants,des tambours, des clairons, des trompettes, la musique militaire,le pétillement de la fusillade, le retentissement du canon ; àmoi l’aurea medio-critas du poète suffit : une petitemaison pleine d’amis, une grande bibliothèque pleine de livres, unevie de travail et de rêves ; la mort du juste au bout de tout,et Dieu aura fait pour moi plus que je ne lui demande. Ah ! siseulement je savais le grec !

– Mais, si tu vas auprès de Pichegru,c’est pour devenir un jour son aide de camp !

– Non, c’est pour être tout de suite sonsecrétaire ; là, voilà mon sac bouclé.

– Et moi, ma malle faite.

Eugène passa dans la chambre de Charles.

– Ah ! dit-il, tu es bien heureux,toi, de savoir borner tes désirs ; tu as au moins chanced’arriver à ton but, tandis que moi…

– Crois-tu donc que mon ambition ne soitpas aussi grande que la tienne, mon cher Eugène, et qu’il ne soitpas aussi difficile d’être Diderot que le maréchal de Saxe, ouVoltaire que M. de Turenne ? Il est vrai que je n’ail’ambition d’être ni Diderot ni Voltaire.

– Ni moi le maréchal de Saxe.

– N’importe, souhaitons-nous-le.

En ce moment, on entendit la voix de PierreAugereau qui criait du bas de l’escalier :

– Allons, les jeunes gens ! La tableest servie !

– Venez, monsieur le savant, ditEugène.

– Viens, citoyen général ! ditCharles.

Chose rare, chacun des deux avait désiré ceque Dieu lui destinait et s’était souhaité ce que lui réservait laProvidence.

Un dernier mot pour en finir avec lesterribles événements de cette journée ; après quoi nousreviendrons à nos jeunes amis.

À six heures, une chaise de poste tout attelées’approcha de la guillotine aux poteaux de laquelle était attachéEuloge Schneider. Elle contenait deux gendarmes, qui descendirent,allèrent détacher Schneider, le firent monter dans la voiture, l’yfirent asseoir et s’assirent à ses côtés.

Puis la chaise de poste prit au grand galop lechemin de Paris.

Le 12 germinal an II (1er avril1794), Euloge Schneider, de Vipefeld, fut, aux termes du jugementdu Tribunal révolutionnaire, décapité pour avoir, par desconcussions et vexations immorales et cruelles, par l’abus le plusrévoltant et le plus sanguinaire du nom et des pouvoirs d’unecommission révolutionnaire, opprimé, volé, assassiné, ravil’honneur, la fortune et la tranquillité à des famillespaisibles.

Sur le même échafaud que lui moururent,quelques jours après, le poète cordonnier Young, le musicienEdelmann et l’ex-préfet du Collège de Besançon, Monnet.

Des cinq têtes qui, le jour du fameux dîner oùMlle de Brumpt était venue solliciter la grâcede son père, dépassaient la table d’Euloge Schneider, au bout dequatre mois, la tête de Charles était la seule qui n’eût point étéséparée des épaules.

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