Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 24Le citoyen Fenouillot, commis voyageur en vins de Champagne

Le valet de chambre de Pichegru, qui avait eule bon esprit de ne pas changer son titre de valet de chambrecontre celui d’officieux, et son nom de Leblanc contre celui deLerouge, avait, pendant ce temps, dressé la table du déjeuner etl’avait couverte de provisions apportées avec lui, précautionsqu’il n’était point inutile de prendre pour les cas assez fréquentsoù l’on passait, comme ce jour-là, du combat à la table.

Nos jeunes gens, fatigués, altérés, affamés,quelques-uns blessés même, n’étaient point insensibles à l’aspectde ce déjeuner dont ils avaient le plus grand besoin. Mais leshourras de satisfaction éclatèrent lorsqu’ils s’aperçurent qu’aunombre des bouteilles placées sur la table et dont la simplicité decostume dénonçait l’origine démocratique, se trouvaient sixbouteilles au collet d’argent, indiquant qu’elles appartenaient auxmeilleures maisons de Champagne.

Pichegru lui-même en fit la remarque, et, setournant vers le valet de chambre :

– Ah ! çà, Leblanc, lui dit-il avecsa familiarité militaire, c’est donc aujourd’hui ma fête ou latienne ? ou est-ce simplement pour fêter la victoire que nousvenons de remporter, que je trouve un pareil luxe de vin sur matable ? Sais-tu qu’il suffirait d’un rapport au Comité desalut public pour me faire couper le cou !

– Citoyen général, dit le valet dechambre, ce n’est rien de tout cela, quoique au bout du comptevotre victoire vaille bien la peine d’être célébrée, et que, lejour où vous avez pris sept cent cinquante mille francs à l’ennemi,vous pourriez bien, sans faire tort au gouvernement, boire pour unevingtaine de francs de vin de Champagne ; non, mettez-vous laconscience en repos, citoyen général, le vin de Champagne que vousboirez aujourd’hui ne coûte rien à vous ni à la République.

– J’espère bien, drôle, dit en riantPichegru, qu’il n’a pas été volé chez quelque marchand, ni pillédans quelque cave ?

– Non, général, c’est un donpatriotique.

– Un don patriotique ?

– Oui, du citoyen Fenouillot.

– Qu’est-ce que c’est que cela, lecitoyen Fenouillot ? Ce n’est pas l’avocat de Besançon ;il y a un Fenouillot, avocat à Besançon, n’est-ce pas,Charles ?

– Oui, répondit le jeune homme, c’estmême un grand ami de mon père.

– Il ne s’agit ni de Besançon, nid’avocat, dit Leblanc, qui, lui aussi, avait son franc-parler avecle général, mais du citoyen Fenouillot, commis voyageur de lamaison Fraissinet, de Châlons, lequel, en reconnaissance du serviceque vous lui avez rendu en le délivrant des mains de l’ennemi, vousenvoie, ou plutôt vous offre par mes mains, ces six bouteilles devin pour que vous les buviez à votre santé et au salut de laRépublique.

– Il était donc ici en même temps quel’ennemi, ton citoyen Fenouillot ?

– Certainement, puisqu’il étaitprisonnier, lui et ses échantillons.

– Vous entendez, général ? ditAbbatucci.

– Peut-être pourrait-il nous donner desrenseignements utiles, dit Doumerc.

– Et où loge-t-il, ton citoyenFenouillot ? demanda Pichegru à Leblanc.

– Ici, à l’hôtel qui touche à lamairie.

– Mets un couvert de plus… là, bien enface de moi, et va dire au citoyen Fenouillot que je le prie de mefaire l’honneur de venir déjeuner avec nous. Mettez-vous à vosplaces habituelles, messieurs, en l’attendant.

Les officiers se placèrent comme de coutume.Pichegru prit Charles à sa gauche.

Leblanc mit le couvert et sortit pour exécuterl’ordre du général.

Cinq minutes après, Leblanc rentrait ; ilavait trouvé le citoyen Fenouillot, la serviette au cou et prêt àse mettre à table ; mais le citoyen Fenouillot avait acceptéavec empressement l’invitation dont l’honorait le général.

En conséquence, il suivait le messager quil’était venu quérir.

Et, en effet, un instant après le retour deLeblanc, on frappa à la manière des francs-maçons.

Leblanc courut à la porte et l’ouvrit.

On vit alors paraître sur le seuil un homme detrente à trente-cinq ans, portant le costume civil de l’époque,sans exagération d’aristocratie ou de sans-culottisme ;c’est-à-dire avec le chapeau pointu à larges bords, la cravatelâche, le gilet à grands revers, l’habit brun à longs pans, laculotte serrée, de couleur claire, et les bottes à retroussis. Ilétait blond, avait les cheveux bouclés naturellement, les sourcilset les favoris bruns, se perdant sous le col de la cravate, desyeux d’une grande hardiesse, le nez large et les lèvres minces.

Au moment d’entrer dans la salle à manger, lenouveau venu eut comme un moment d’hésitation.

– Mais viens donc, citoyenFenouillot ! dit Pichegru, à qui ce mouvement, si faible qu’ilfût, n’échappa point.

– Ma foi, général, dit celui-ci d’un airdégagé, la chose en vaut si peu la peine, que j’ai hésité à croireque c’était à moi que s’adressait votre gracieuse invitation.

– Comment, la peine ? Savez-vousqu’avec mes cent cinquante francs par jour de solde en assignats,je serais trois jours sans manger si je me passais la fantaisie defaire une pareille débauche ? Asseyez-vous donc là en face demoi, citoyen, c’est votre place.

Les deux officiers qui devaient être lesvoisins du commis voyageur firent un mouvement pour reculer leurschaises et lui indiquer la sienne.

Le citoyen Fenouillot s’assit, le général jetaun coup d’œil rapide sur son linge très blanc et sur ses mains trèssoignées.

– Et vous dites donc que vous étiezprisonnier quand nous sommes entrés à Dawendorf ?

– Prisonnier ou à peu près,général ; je ne savais pas que la route de Haguenau fût aupouvoir de l’ennemi quand je fus arrêté par un parti de Prussiensqui s’apprêtait à vider mes échantillons sur la grande route ;par bonheur, un officier arriva qui me conduisit au général enchef ; je croyais n’avoir pas autre chose à craindre que laperte de mes cent cinquante bouteilles d’échantillons, et j’enétais d’avance consolé, lorsque le mot d’espion commença decirculer ; à ce mot-là, vous comprenez, général, que jecommençai de mon côté à dresser l’oreille, et, ne me souciant pasle moins du monde d’être fusillé, je me réclamai du chef desémigrés.

– Du prince de Condé ?

– Je me serais réclamé du diable, vouscomprenez bien ; on me conduisit au prince ; je luimontrai mes papiers, je répondis franchement à ses questions ;il goûta mon vin, il vit que ce n’était pas du vin de malhonnêtehomme et déclara à ses alliés, MM. les Prussiens, qu’en maqualité de Français, il me retenait comme son prisonnier.

– Et votre prison fut dure ? demandaAbbatucci, tandis que Pichegru regardait son hôte avec uneattention qui prouvait qu’il n’était pas loin de partager sur luil’opinion du général en chef prussien.

– Pas le moins du monde, répondit lecitoyen Fenouillot ; le prince et son fils avaient trouvé monvin bon, et ces messieurs me traitèrent avec une bienveillancepresque égale à la vôtre, quoique, je l’avoue, quand hier lanouvelle de la prise de Toulon est arrivée, n’ayant pu, comme bonFrançais, cacher ma joie, le prince, avec lequel j’avais l’honneurde causer en ce moment, me congédia de fort mauvaise humeur.

– Ah ! ah ! fit Pichegru,Toulon est donc définitivement repris aux Anglais ?

– Oui, général.

– Et quel jour Toulon a-t-il étépris ?

– Le 19.

– Nous sommes aujourd’hui le 21 ;impossible, que diable ! le prince de Condé n’a pas letélégraphe à sa disposition.

– Non, répondit le commis voyageur ;mais il a la poste aux pigeons, et les pigeons font seize lieues àl’heure ; en somme, la nouvelle est arrivée de Strasbourg,pays des pigeons, et j’ai vu aux mains du prince de Condé le petitbillet attaché à l’aile de l’oiseau, et qui contenait la nouvelle.Le billet était petit, mais écrit très fin, de sorte qu’il pouvaitrenfermer quelques détails.

– Et ces détails, lesconnaissez-vous ?

– Le 19, la ville s’était rendue ;le même jour, une partie de l’armée assiégeante y étaitentrée ; le même soir par ordre d’un commissaire de laConvention, l’on avait fusillé deux cent treize personnes.

– C’est tout ? il n’est pas questiond’un certain Buonaparte ?

– Si fait, on dit que c’est à lui que laprise de la ville est due.

– Toujours mon cousin ! ditAbbatucci en riant.

– Et mon élève, dit Pichegru. Ma foi,tant mieux ! la République a besoin d’hommes de génie pourfaire le contrepoids de misérables comme ce Fouché.

– Fouché ?

– N’est-ce point Fouché qui est entré àLyon à la suite des armées françaises et qui a fait fusiller deuxcent treize personnes, le premier jour de son entrée enfonctions ?

– Ah ! oui, à Lyon ; mais, àToulon, c’est le citoyen Barras.

– Et qu’est-ce que le citoyenBarras ?

– Mais un député du Var qui a pris dansl’Indre, où il a servi, des habitudes de nabab, et qui siège à laConvention avec les montagnards. En tout cas, il paraît que l’on vafusiller toute la population et raser la ville.

– Qu’ils rasent, qu’ils fusillent, ditPichegru ; plus ils raseront, plus ils fusilleront, plus viteils arriveront à la fin. Oh ! par ma foi, je préféreraisencore notre ancien Bon Dieu à l’Être suprême qui laisse faire depareilles horreurs !

– Et mon cousin Buonaparte, que dit-on delui ?

– On dit, reprit le citoyen Fenouillot,que c’est un jeune officier d’artillerie, ami de Robespierrejeune.

– Allons, général, dit Abbatucci, s’ilest si bien que cela en cour de jacobin, il fera son chemin et nousprotégera.

– À propos de protection, demanda lecitoyen Fenouillot, est-ce que c’est vrai, citoyen général, ce queme disait le duc de Bourbon en faisant un grand éloge devous ?

– Il est bien aimable, M. le duc deBourbon ! dit en riant Pichegru ; et que vousdisait-il ?

– Il me disait que c’était son père, leprince de Condé, qui vous avait donné votre premier grade.

– C’est vrai ! dit Pichegru.

– Comment cela ? demandèrentensemble trois ou quatre voix.

– Je servais comme simple soldat au corpsroyal d’artillerie, lorsqu’un jour le prince, qui était présent auxexercices du polygone de Besançon, s’approcha de la pièce qui luisemblait la mieux servie ; mais, dans le moment où lecanonnier l’écouvillonnait, le coup partit et lui emporta un bras.Le prince m’attribua cet accident en m’accusant d’avoir mal ferméla lumière avec le pouce. Je le laissai dire ; puis, pourtoute réponse, je lui montrai ma main ensanglantée. J’avais lepouce renversé, déchiré, presque détaché de la main. Tenez,continua Pichegru étendant la main, voici la cicatrice… Le prince,en effet, me fit sergent.

Le petit Charles, qui était près du général,lui prit la main comme s’il voulait regarder la blessure, et, d’unmouvement rapide, baisa la cicatrice.

– Eh bien ! que fais-tu donc ?lui demanda Pichegru en retirant vivement sa main.

– Moi ? Rien, dit Charles, je vousadmire !

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