Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 3Euloge Schneider

Charles, avant de partir de Besançon, s’étaitfait mettre par son père au courant des habitudes de son futurprécepteur, Euloge Schneider. Il savait que, tous les jours à sixheures, il était levé, qu’il travaillait jusqu’à huit heures, qu’àhuit heures il déjeunait, fumait sa pipe et se remettait au travailjusqu’à l’heure de sa sortie, qui était d’une heure à deuxheures.

Il ne jugea donc point à propos de serendormir ; le jour arrive tard à Strasbourg au mois dedécembre, et, dans ces rues étroites, met longtemps à descendre aurez-de-chaussée. Il devait être à peu près sept heures et demie dumatin ; en supposant qu’il lui fallût une demi-heure pour sevêtir et faire le chemin de l’Hôtel de la Lanterne chez lecommissaire du gouvernement, Charles arriverait juste à l’heure deson déjeuner.

Il achevait de s’habiller le plus élégammentqu’il avait pu, lorsque Mme Teutch rentra.

– Ah ! Jésus ! dit-elle, est-ceque vous allez à la noce ?

– Non, répondit le jeune homme, je vaischez M. Schneider.

– Y pensez-vous, cher enfant ? vousavez l’air d’un aristocrate. Si vous aviez dix-huit ans au lieu detreize, rien que sur cette enseigne, on vous couperait le cou. Àbas cette belle toilette ! et en avant les habits de voyage,les habits d’hier ; c’est assez bon pour le capucin deCologne.

Et la citoyenne Teutch, en un tour de main,eut déshabillé et rhabillé son jeune locataire, qui se laissafaire, tout émerveillé de l’habileté de son hôtesse et rougissantun peu au contact d’une main potelée dont la blancheur accusait lacoquetterie.

– Là ! maintenant, dit-elle, allezvoir votre homme, mais gardez-vous de ne pas le tutoyer et de nepas l’appeler citoyen ou, sans cela, tout recommandé que vous êtes,il pourrait bien vous arriver malheur.

Le jeune homme la remercia de ses bonsconseils et lui demanda si elle n’avait pas encore quelque autrerecommandation à lui faire.

– Non, dit-elle en secouant la tête, non,si ce n’est de revenir le plus tôt possible, attendu que je vaispréparer, pour vous et pour votre voisin du N° 16, un petitdéjeuner dont, tout ci-devant qu’il est, il n’aura pas encore mangéle pareil. Là ! et maintenant, allez !

Avec cet adorable sentiment de la maternitéque la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes,Mme Teutch s’était prise de tendresse pour sonnouvel hôte et s’était adjugé la direction de sa conduite ;lui, de son côté, jeune encore et sentant le besoin d’être appuyé àcette douce affection de femme qui rend la vie plus facile, étaittout disposé à obéir à ses recommandations comme aux ordres d’unemère.

Il se laissa donc embrasser sur les deuxjoues, et, après s’être renseigné sur la demeure du citoyen EulogeSchneider, il sortit de l’Hôtel de la Lanterne pour faire, dans levaste monde, comme disent les Allemands, ce premier pasduquel dépend parfois toute la vie.

Il passa devant la cathédrale, où, faute deregarder autour de lui, il faillit être tué ; une tête desaint tomba à ses pieds et fut presque immédiatement suivie dubuste de la Vierge embrassant son fils.

Il se tourna du côté d’où venait le doubleprojectile et aperçut sous le portail du magnifique édifice, àcheval sur les épaules d’un apôtre colossal, un homme qui, unmarteau à la main, faisait au milieu des saints le dégât dont ilvenait d’envoyer deux échantillons à ses pieds.

Une douzaine d’hommes riaient de cetteprofanation et y applaudissaient.

L’enfant traversa le Breuil, s’arrêta devantune maison de modeste apparence, monta trois degrés et frappa à unepetite porte.

Une vieille servante rechignée la lui ouvrit,lui fit subir un interrogatoire, et, lorsqu’il eut répondu à toutesses questions, elle l’introduisit en grommelant dans la salle àmanger, en lui disant :

– Attends là ; le citoyen Schneiderva venir déjeuner, tu lui parleras, puisque tu prétends avoirquelque chose à lui dire.

Resté seul, Charles jeta un regard rapide surla salle à manger ; elle était très simple, lambrissée deplanches et ayant pour tout ornement deux sabres en croix.

Et, en effet, derrière la vieille entrait leterrible rapporteur de la Commission révolutionnaire duBas-Rhin.

Il passa près du jeune homme sans le voir, ou,du moins, sans indiquer d’une façon quelconque qu’il l’eût vu, etalla s’asseoir à table, où il se mit à attaquer bravement unepyramide d’huîtres flanquée d’un plat d’anchois et d’une jatted’olives.

Profitons de ce temps d’arrêt pour faire enquelques lignes le portrait physique et moral de l’homme étrangeprès duquel Charles venait d’être introduit.

Jean-Georges Schneider, qui s’était donné àlui-même ou qui avait pris, comme on aimera mieux, le surnomd’Euloge, était un homme de trente-sept à trente-huit ans,laid, gros, court, commun, aux membres ronds, aux épaules rondes, àla tête ronde. Ce qui frappait tout d’abord dans son étrangephysionomie, c’est qu’il portait les cheveux coupés en brosse touten laissant d’énormes sourcils atteindre la longueur et l’épaisseurqui leur plaisaient. Ces sourcils en broussaille, noirs et touffus,ombrageaient des yeux fauves, bordés de cils roux.

Il avait débuté par être moine ; de làson surnom de capucin de Cologne, que n’avait pu faireoublier son prénom d’Euloge. Né en Franconie, de pauvrescultivateurs, il avait dû aux heureuses dispositions qu’il montradès l’enfance la protection du chapelain de son village, qui luienseigna les premiers éléments de la langue latine ; derapides progrès permirent de l’envoyer à Wurtzbourg suivre lescours du gymnase dirigé par les jésuites, et de se faire admettre,au bout de trois ans, à l’Académie. Chassé pour inconduite del’illustre compagnie, il tomba dans la plus profonde misère, etentra au couvent des franciscains de Bamberg.

Ses études terminées, il fut jugé en état deprofesser l’hébreu et envoyé à Augsbourg. Appelé, en 1786, commeprédicateur à la cour du duc Charles de Wurtemberg, il prêcha avecsuccès, et consacra les trois quarts des appointements que luirapportait sa place au soutien de sa famille. Là, disait-on, ils’était fait affilier à la secte des illuminés, organisée par lefameux Weishaupt, ce qui explique l’ardeur avec laquelle il adoptales principes de la Révolution française ; à cette époque,plein d’ambition, impatient du joug, dévoré de passions ardentes,il publia un catéchisme tellement libéral, qu’il fut forcé depasser le Rhin et de s’établir à Strasbourg, où, le 27 juin 1791,il avait été nommé vicaire épiscopal et doyen de la Faculté dethéologie ; alors, loin de refuser le serment civique, nonseulement il le prêta, mais encore il prêcha à la cathédrale,mêlant, avec une fougue singulière, les incidents politiques auxenseignements religieux.

Avant le 10 août, tout en se défendant d’êtrerépublicain, il demandait la déchéance de Louis XVI. À partir de cemoment, il lutta avec un courage acharné contre le parti royaliste,qui avait à Strasbourg, et surtout dans les provincesenvironnantes, de puissantes attaches. Cette lutte lui valut d’êtreappelé, vers la fin de 1792, aux fonctions de maire à Haguenau.Enfin, nommé le 17 février 1793 accusateur public près du Tribunaldu Bas-Rhin, il fut investi, le 5 mai suivant, du titre decommissaire près le Tribunal révolutionnaire de Strasbourg ;ce fut alors qu’éclata dans Schneider cette terrible luxure du sangà laquelle le poussait sa violence naturelle. Emporté par sonactivité fébrile, quand la besogne lui manquait à Strasbourg, commeaccusateur public, il parcourait les environs avec sa terribleescorte, traînant derrière lui la guillotine et le bourreau.

Alors, sur la moindre dénonciation, ils’arrêtait dans les villes et dans les villages où l’on avait puespérer ne voir jamais l’instrument fatal, instruisait le procèssur lieu, accusait, condamnait, faisait exécuter, ramenant au pair,au milieu de cette sanglante orgie, les assignats, qui perdaientquatre-vingt-cinq pour cent, fournissant à l’armée, qui manquait detout, plus de grain à lui seul que tous les commissaires dudistrict réunis ; enfin, du 5 novembre au 11 décembre, jour del’arrivée de Charles à Strasbourg, il avait envoyé à la mort, tantà Strasbourg qu’à Mutzig, Barr, Obernai, Epfig et Schletstadt,trente et une personnes.

Quoique notre jeune ami ignorât la plupart deces détails et surtout le dernier, ce ne fut pas sans un sentimentde terreur très réel qu’il se trouva en face du terribleproconsul.

Mais, réfléchissant que lui avait, aucontraire des autres, un protecteur dans celui-là par qui lesautres étaient menacés, il reprit bientôt tout son sang-froid, et,cherchant un instant par où entamer la conversation, il crutl’avoir trouvé dans les huîtres que mangeait Schneider.

– Rara concha in terris, dit ensouriant et de sa petite voix flûtée le jeune homme.

Euloge se tourna de son côté.

– Voudrais-tu dire par hasard que je suisun aristocrate, bambin ?

– Je ne veux rien dire du tout, citoyenSchneider ; mais je sais que tu es savant, et j’ai voulu, pourque tu fisses attention à moi, pauvre petit que tu n’avais pasdaigné remarquer, j’ai voulu te faire entendre quelques mots d’unelangue qui t’est familière et en même temps une citation d’unauteur que tu aimes.

– C’est par ma foi bien dit, toutcela.

– Recommandé à Euloge bien plus qu’aucitoyen Schneider, je dois me faire le plus beau parleur possiblepour me montrer digne de la recommandation.

– Et par qui m’es-tu recommandé ?dit Euloge, faisant tourner sa chaise de manière à le regarder enface.

– Par mon père, et voici sa lettre.

Euloge prit la lettre, et, reconnaissantl’écriture :

– Ah ! ah ! dit-il, c’est d’unvieil ami.

Puis il la lut d’un bout à l’autre.

– Ton père, continua-t-il, est biencertainement un des hommes de notre époque qui écrivent le pluspurement en latin.

Puis, tendant la main à l’enfant :

– Veux-tu déjeuner avec moi ?dit-il.

Charles jeta un regard sur la table, et sansdoute sa physionomie trahit le peu de sympathie qu’il avait pour unrepas tout à la fois si luxueux et si frugal.

– Non, je comprends, dit Schneider enriant, à un jeune estomac comme le tien, il faut quelque chose deplus solide que des anchois avec des olives. Viens dîner, je dîneaujourd’hui en petit comité avec trois amis ; si ton pèreétait là, il ferait le quatrième, tu le remplaceras. Un verre debière à la santé de ton père ?

– Oh ! cela avec bonheur, s’écrial’enfant en saisissant le verre et en le choquant à celui dusavant.

Seulement, comme c’était une énorme chope, ilne put en boire que la moitié.

– Eh bien ? lui dit Schneider.

– Nous boirons le reste tout à l’heure ausalut de la République, dit l’enfant ; mais pour que je levide d’un seul coup, le verre est un peu grand pour ma taille.

Schneider le regarda avec une certainetendresse.

– Il est, ma foi, gentil, dit-il.

Puis, comme, en ce moment, la vieille servanteapportait les gazettes allemandes et françaises :

– Sais-tu l’allemand ? demandaSchneider.

– Je n’en sais pas un mot.

– C’est bien, on te l’apprendra.

– Avec le grec ?

– Avec le grec ; tu as doncl’ambition d’apprendre le grec ?

– C’est mon seul désir.

– On tâchera de le satisfaire. Tiens,voilà le Moniteur français ; lis-le, tandis que jevais lire la Gazette de Vienne.

Il se fit un instant de silence pendant lequeltous deux commencèrent de lire.

– Oh ! oh ! dit Euloge tout enlisant : « À cette heure, Strasbourg doit être prise, etnos troupes victorieuses sont probablement en marche surParis. » Ils comptent sans Pichegru, sans Saint-Just et sansmoi, là-bas !

– « Nous sommes maîtres des ouvragesavancés de Toulon, dit Charles lisant à son tour, et trois ouquatre jours ne se passeront pas sans que nous soyons maîtres de laville entière et que la République soit vengée. »

– De quelle date est tonMoniteur ? demanda Euloge.

– Du 8, répondit l’enfant.

– Dit-il encore autre chose ?

– « Robespierre, dans la séance du6, a lu une réponse au manifeste des puissances coalisées. LaConvention en a ordonné l’impression et la traduction dans toutesles langues. »

– Après ? demanda Schneider.

– « Le 7, Billaud-Varennes annonçaque les rebelles de la Vendée, ayant voulu faire une tentative surla ville d’Angers, avaient été battus et chassés par la garnison, àlaquelle s’étaient réunis les habitants. »

– Vive la République ! ditSchneider.

– « Mme Dubarry,condamnée à mort le 7, a été exécutée le même jour, avec lebanquier Van Deniver, son amant ; cette vieille prostituéeavait complètement perdu la tête avant que l’exécuteur la luitranchât. Elle pleurait, elle se débattait, elle appelait ausecours ; mais le peuple n’a répondu à ses appels que par deshuées et des malédictions. Il se rappelait les dilapidations dontelle et ses pareilles avaient été la cause, et que ce sont sesdilapidations qui ont amené la misère publique. »

– L’infâme !… dit Schneider. Aprèsavoir déshonoré le trône, il ne lui manquait plus que de déshonorerl’échafaud.

En ce moment, deux soldats entrèrent, dontl’uniforme familier à Schneider fit, malgré lui, frissonnerCharles.

Et, en effet, ils étaient vêtus de noir,portaient, au-dessous de la cocarde tricolore, deux os en croix surleur shako ; leurs tresses blanches sur leur pelisse et leurdolman noir faisaient l’effet des côtes d’un squelette ; enfinleur sabretache portait un crâne nu surmontant deux os ensautoir.

Ils appartenaient au régiment des hussards dela Mort, où l’on ne s’engageait qu’après vœu de ne pas faire deprisonniers.

Une douzaine de soldats de ce régimentformaient la garde de Schneider et lui servaient de messagers.

En les voyant, Schneider se leva.

– Maintenant, dit-il à son jeunerecommandé, reste ou va-t’en, tu es libre ; moi, je vaisexpédier mes courriers ; seulement, n’oublie pas qu’à deuxheures nous dînons, et que tu dînes avec nous.

Et, saluant Charles d’un petit signe de tête,il entra dans son cabinet avec sa funèbre escorte.

L’offre de rester n’était pas tellementengageante que le jeune homme la saisît au bond. Il s’était levé aumoment de la sortie de Schneider ; il attendit qu’il fût entrédans son cabinet, que ses deux sinistres gardes du corps y fussententrés après lui et que la porte se fût refermée sur eux.

Puis, saisissant aussitôt l’espèce de toquequi lui servait de coiffure, il s’élança hors de la chambre, sautapardessus les trois marches de la porte d’entrée, et, tout courant,il arriva dans la cuisine de la bonne Mme Teutch encriant :

– Je meurs de faim ! mevoilà !

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