Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 31Où l’on commence à voir clair dans le plan du joueur d’orgue

Le même jour, vers huit heures du soir, vingtvoitures, dont dix chargées de paille et dix chargées de foin,sortaient de Frœschwiller par la rue d’Enashausen.

Chacune était conduite par un charretier qui,en vertu de cet axiome que le français est fait pour être parlé auxhommes, l’italien aux femmes, l’allemand aux chevaux, parlait auxsiens une langue accentuée de ces merveilleux jurons que Schiller,douze ans auparavant, mettait dans la bouche de ses brigands.

Une fois sorties de Frœschwiller, les voituressuivirent silencieusement la chaussée conduisant au villaged’Enashausen, situé à l’angle du chemin qui, par un retour subtil,remonte directement à Wœrth.

Elles ne s’arrêtèrent dans le village que pourpermettre aux conducteurs de boire un coup d’eau-de-vie à la ported’un cabaret, et elles continuèrent leur route sur Wœrth.

Arrivé à cent pas de la porte, le premiercharretier arrêta sa voiture et s’avança seul vers la ville ;au bout de dix pas, il fut arrêté par un factionnaire, auquel il secontenta de répondre :

– Je conduis des voitures de réquisitionet vais me faire reconnaître au poste.

Le premier factionnaire le laissa passer,ainsi le deuxième, ainsi le troisième.

Arrivé à la porte, il passa son papier par leguichet et attendit.

Le guichet se referma, et, un instant après,la petite porte pratiquée dans la grande s’ouvrit.

Le sergent de poste sortit.

– C’est toi, mon garçon ?dit-il ; où sont tes voitures ?

– À cent pas d’ici, mon sergent.

Inutile de dire que cette demande et cetteréponse furent faites en allemand.

– C’est bien, continua le sergent, enallemand toujours ; je vais aller les reconnaître et les faireentrer.

Et, en effet, il sortit, recommandant au postela surveillance la plus absolue.

Le charretier et le sergent dépassèrent lestrois lignes de sentinelles et arrivèrent aux voitures quiattendaient sur la grande route. Le sergent jeta sur elles unregard superficiel et leur ordonna de continuer leur chemin.

Charretiers et charrettes se remirent enmarche, dépassèrent, conduites par le sergent, les trois lignes desentinelles, franchirent la porte, qui se referma derrière eux.

– Maintenant, dit le sergent, connais-tula caserne des chasseurs de Hohenlohe, ou veux-tu que je te fasseaccompagner ?

– Inutile, dit le maître charretier, nousallons conduire les charrettes au Lion-d’Or, et demain matin, pourne pas faire de trouble pendant la nuit, on conduira les fourragesà la caserne.

– Ça va bien, dit le sergent en rentrantau corps de garde. Bonne nuit, camarades.

– Bonne nuit, répondit le charretier.

L’Hôtel du Lion-d’Or était à cent pas à peinede la porte de Haguenau, par laquelle on était entré. Le maîtrecharretier frappa au carreau, et, comme il était dix heures àpeine, le maître de l’hôtel sortit sur le seuil de sa porte.

– Ah ! ah ! c’est vous,Stephan ? dit-il en jetant un regard sur la longue file decharrettes dont la première touchait sa porte, et dont la dernièreétait à quelques pas à peine de la porte de la ville.

– Oui, monsieur Bauer, en personne,répondit le maître charretier.

– Et tout va bien ?

– À merveille.

– Pas de difficultés pourentrer ?

– Pas la moindre… Et ici ?

– Nous sommes prêts.

– La maison ?

– Une allumette suffira pour y mettre lefeu.

– Alors, il faudrait faire entrer lescharrettes dans la cour ; nos hommes doivent étouffer.

Par bonheur, la cour était immense, et lesvingt charrettes parvinrent à s’y caser.

Puis on referma la grande porte, et l’on seretrouva chez soi.

Alors, à un signal donné, c’est-à-dire à troiscoups frappés dans la main par chacun des charretiers, on vit seproduire un singulier phénomène.

Les bottes de paille ou de foin de chaquecharrette s’agitèrent ; puis, au milieu de chacune d’elles,c’est-à-dire de l’endroit le plus agité, on vit sortir d’abord deuxtêtes, puis deux torses, puis, enfin, deux hommes tout entiers,revêtus de l’uniforme prussien.

Puis, de chaque charrette, on tira un uniformepareil aux autres, que l’on jeta aux conducteurs, qui, sedépouillant de leurs blouses et de leurs pantalons de charretier,revêtirent l’uniforme qu’ils venaient de recevoir.

Puis, enfin, pour couronner l’œuvre, chaquesoldat, debout sur la charrette, s’arma de son fusil, tandis qu’untroisième fusil était passé au charretier devenu soldat ; desorte qu’au moment où neuf heures sonnaient, Stephan, avec unecapote à galons de sergent, avait sous ses ordres les soixantehommes résolus et parlant allemand qu’il avait demandés àPichegru.

On les rangea dans une grande écurie que l’onferma sur eux, en leur donnant l’ordre de charger les fusils que,par précaution, on avait tenus déchargés dans les voitures.

Puis Bauer et Stephan sortirent bras dessus,bras dessous, Bauer conduisant Stephan, qui ne connaissait pas laville.

Bauer le conduisit d’abord à la maison dontStephan lui avait dit un mot ; elle était bâtie sur le pointle plus élevé de la ville, à l’extrémité opposée à la Porte deHaguenau, à cent pas à peine de la poudrière.

La maison, qui avait quelques rapports avecles chalets du grand-duché de Bade et de la Suisse, était toute debois.

Bauer lui montra une chambre bourrée dematières combustibles et de bois résineux.

– À quelle heure faudra-t-il mettre lefeu à la maison ? lui demanda Bauer, comme s’il se fût informéde la chose la plus simple.

– À onze heures et demie, réponditStephan. Il était près de dix heures.

– Et tu es sûr qu’à onze heures et demiele général sera à son poste ?

– En personne.

– Tu comprends, continua Bauer, quand lesPrussiens vont savoir que le feu est à la maison voisine de lapoudrière, ils vont se précipiter du côté du feu pour l’empêcher degagner le parc des caissons et la poudrière. Pendant ce temps-là,toute la rue de Haguenau sera libre ; ce sera le moment des’emparer de la porte et d’entrer dans la ville. Le généralpénétrera jusqu’à la grande place sans tirer un coup defusil ; au premier coup tiré, cinq cents patriotes ouvrirontleurs fenêtres et feront feu sur les Prussiens.

– Avez-vous des hommes pour sonner letocsin ? demanda Stephan.

– J’en ai deux dans chaque église,répondit Bauer.

– Alors, tout va bien, dit Stephan ;jetons un coup d’œil à la poudrière et rentrons.

Tous deux revinrent alors sur lesremparts ; la poudrière et le parc des caissons, comme l’avaitdit Bauer, étaient à peine à cent cinquante pas de la maison debois qui devait, en s’enflammant, servir de signal à l’intérieur età l’extérieur.

À onze heures, ils rentraient à l’Hôtel duLion-d’Or.

Les soixante hommes se tenaient prêts ;ils avaient eu chacun leur ration de pain, de viande et de vin, letout préparé par les soins de Bauer. Ils étaient pleinsd’enthousiasme et comprenaient qu’ils étaient chargés d’une grandeentreprise. Ils en étaient à la fois heureux et fiers.

À onze heures un quart, Bauer serra la main deStephan, s’assura qu’il avait son briquet dans la poche et que sonbriquet contenait une pierre à feu, de l’amadou, des allumettes, ets’achemina vers la maison de bois.

Stephan, resté avec ses soixante hommes, lesréunit et leur expliqua son plan ; chacun comprit ce qu’ilavait à faire, et tous jurèrent de faire de leur mieux.

On attendit.

Onze heures et demie sonnèrent.

Stephan, à la plus haute fenêtre de la maison,attendait les premières lueurs de l’incendie.

À peine la vibration de la demie s’était-elleéteinte dans l’air, qu’une lueur rougeâtre commença de colorer lestoits des maisons de la haute ville.

Puis on entendit cette rumeur sourde secomposant de ce murmure de voix qui, dans les villes, annonce unaccident.

Puis un clocher jeta au-dessus de cetteclameur la note lugubre du tocsin, qui fut à l’instant même répétéepar tous les autres clochers de la ville.

Stephan descendit ; il était temps.

Les hommes se disposèrent en trois pelotons devingt dans la cour. Stephan entrebâilla la porte de la rue ;tout le monde courait du côté de la ville haute.

Stephan ordonna à ses hommes de se mettre enmarche de patrouille et de s’avancer au pas vers la porte.

Lui courut devant, criant enallemand :

– Au feu ! dans la haute ville,camarades ; au feu ! du côté de la poudrière ; aufeu ! pour sauver les caissons ; au feu ! pourempêcher la poudrière de sauter.

Stephan accourut au corps de garde devingt-quatre hommes qui gardait la porte ; la sentinelle, quise promenait en long et en large devant le corps de garde, nesongea pas même à l’arrêter, le prenant pour le sergent duposte.

Il se précipita dans le corps de garde, encriant :

– Tout le monde dans la ville haute,sauvez les caissons et la poudrière ; au feu ! aufeu !

Des vingt-quatre hommes qui gardaient le corpsde garde, pas un ne resta.

Seule la sentinelle, enchaînée par laconsigne, resta à son poste.

Mais sa curiosité, vivement excitée, la fitpasser par dessus les convenances, et, adressant la parole ausergent, elle lui demanda ce qui se passait.

Le sergent, plein d’aménité pour sesinférieurs, lui raconta alors comment, par l’imprudence d’undomestique, le feu avait pris à la maison tout en bois del’aubergiste du Lion-d’Or.

Pendant ce temps, la patrouille approchaitpar-derrière.

– Qu’est-ce que cela ? demanda lasentinelle.

– Rien, dit Stephan, unepatrouille !

Et, en disant ces mots, il appuyait unmouchoir sur la bouche de la sentinelle et la poussait vers lesdeux premiers hommes de la patrouille, qui tenaient des cordesprêtes et l’eurent garrottée et bâillonnée en une seconde.

Puis on la porta dans le corps de garde ;on l’enferma dans le cabinet du chef de poste, dont on retira laclé.

Un des hommes de Stephan prit la faction.

Il s’agissait de savoir le mot d’ordre.Stephan s’en chargea.

Il prit la clé du cabinet du chef de poste,d’une main, de l’autre un poignard affilé qu’il tira de sapoitrine, et entra dans le cabinet.

De quel moyen usa Stephan, nousl’ignorons ; mais, malgré son bâillon, la sentinelle avaitparlé.

Le mot d’ordre était Stettin etStrasbourg.

Il fut donné au factionnaire.

Puis on fit irruption dans la geôle du gardiende la porte ; lui aussi fut pris, garrotté, bâillonné, etenfermé dans un caveau.

Stephan s’empara des clés.

Puis il disposa cinquante-cinq de ses hommesdans le corps de garde, dans la geôle du portier, avec quatre centscoups de fusil à tirer, leur recommandant de se faire tuer jusqu’audernier s’il le fallait, mais de garder la porte.

Enfin, il sortit avec ses cinq hommes afind’aller relever les sentinelles extérieures.

Au bout de dix minutes, deux étaient mortes,et la troisième était prisonnière.

Trois de ses cinq hommes remplacèrent les deuxPrussiens morts et le Prussien prisonnier.

Puis, avec les deux autres, il prit sa coursedu côté d’Enashausen.

Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’il seheurta dans l’ombre à une masse compacte et sombre.

C’étaient les trois mille hommes dePichegru.

Il se trouva en face du général.

– Eh bien ? demanda celui-ci.

– Pas un instant à perdre, général,marchons.

– La Porte de Haguenau ?…

– Est à nous.

– Allons, enfants, dit Pichegru, quicomprenait que ce n’était pas le moment des longues explications,pas accéléré, marche !

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