Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 23Après le combat

Pendant les cinq ou six cents pas que lapetite troupe avait encore à faire, la plaine était complètementdémasquée.

Seulement, dans ce même espace, restaient lesblessés, les mourants et les morts.

À peine si le combat avait duré une heure etdemie, et plus de quinze cents hommes, amis ou ennemis, jonchaientle champ de bataille.

Charles approchait de la ligne tracée par lesmorts, avec une certaine appréhension ; au premier cadavre queson cheval rencontra, il renâcla et fit un écart qui faillitdésarçonner l’enfant ; le cheval de Pichegru, plus fermementmené, ou plus habitué peut-être à ce genre d’obstacle, sautaitpar-dessus ; mais il vint un moment où force fut au cheval deCharles d’imiter celui de Pichegru, et de passer par-dessus lesmorts.

Mais bientôt ce ne furent plus les cadavresqui impressionnèrent le plus vivement Charles ; ce furent lesmourants, qui, avec un effort suprême, essayaient, les uns des’écarter de la ligne suivie par les chevaux du général et de sonescorte, tandis que d’autres, horriblement mutilés, murmuraient enrâlant :

– Camarade, par pitié, achevez-moi,achevez-moi !

D’autres enfin, c’étaient les moins blessés,se soulevaient et, avec un reste de fierté, saluaient Pichegru et,agitant leur chapeau, criaient :

– Vive la République !

– Est-ce la première fois que tu vois unchamp de bataille ? demanda Pichegru.

– Non, général, répondit l’enfant.

– Et où l’as-tu donc vu ?

– Dans Tacite : celui de Teutbergavec Germanicus et Cécina.

– Ah ! oui, dit Pichegru, je merappelle : c’est avant d’arriver à la forêt que Germanicusretrouve l’aigle de la 19e légion perdue avec Varus.

– Et vous rappelez-vous encore, général,ce passage que je comprends parfaitement à cette heure ?« Toute l’armée fut saisie de pitié en songeant aux parents,aux amis, aux hasards de la guerre, à la destinée deshommes. »

– Oui, reprit Pichegru. « C’étaient,dit Tacite, au milieu de la clairière immense, des ossementsblanchissants, épars là où l’on avait fui, amoncelés là où l’onavait combattu ! » Oh ! s’écria Pichegru, jevoudrais me souvenir du texte latin qu’aucune traduction ne peutrendre ; attends ; Medio…

– Je me le rappelle, général, ditCharles : Medio campi albentia ossa ut fugerant, utresisterant.

– Bravo ! Charles, ditPichegru ; ton père m’a fait un véritable cadeau en t’envoyantà moi.

– Général, dit Charles, est-ce que vousn’allez pas donner des ordres pour que l’on porte du secours à cesmalheureux blessés ?

– Et ne vois-tu pas les chirurgiens quivont des uns aux autres avec ordre de ne faire aucune différenceentre les Prussiens et les Français ? Au moins, nous avonsgagné cela à dix-huit cents ans de civilisation, qu’on n’égorgeplus, comme aux temps d’Arnin et de Marbod, les prisonniers sur lesautels de Teutatès.

– Et, continua Charles, que les générauxvaincus ne sont point forcés, comme Varus, de se frapper eux-mêmes,infelice dextra.

– Trouves-tu, dit Pichegru en riant, quecela vaille beaucoup mieux pour eux d’être envoyés au Comitérévolutionnaire comme le pauvre Eisemberg, dont j’ai toujours latête devant les yeux et les paroles dans l’esprit ?

Tout en parlant ainsi, on était entré dans laville.

Là, peut-être, le spectacle était plusterrible encore, étant resserré ; on avait combattu de maisonen maison ; avant de fuir par les toits et par les fenêtres,les Prussiens et un bataillon d’émigrés surtout, restés dans laville, avaient fait une défense désespérée ; quand lescartouches avaient manqué, on avait fait arme de tout, et l’onavait jeté, par les fenêtres du premier et du second étage, sur lesassaillants, les armoires, les commodes, les canapés, chaises etjusqu’aux marbres des cheminées ; quelques-unes de ces maisonsbrûlaient, et, comme il n’y avait plus rien à brûler dedans, lespropriétaires ruinés, jugeant inutile d’éteindre le feu, lesregardaient brûler.

Pichegru donna des ordres pour que le feu fûtéteint partout où il pouvait l’être ; puis il s’achemina versla mairie, où d’habitude, en campagne, il prenait son logement.

Là, il reçut les rapports.

D’abord, en entrant dans la cour de la mairie,il aperçut un caisson soigneusement gardé ; ce caisson portaitl’écusson bleu aux trois fleurs de lis de France, et il avait étépris au logement de M. le prince de Condé.

L’ayant jugé d’importance, on l’avait conduità la mairie, où, comme nous l’avons dit, devait loger legénéral.

– C’est bien, dit Pichegru, le fourgonsera ouvert devant l’état-major.

Il descendit de cheval, monta l’escalier ets’établit dans la grande salle des délibérations.

Les officiers qui avaient pris part au combatarrivaient chacun à son tour.

Ce fut d’abord le capitaine Gaume ;désirant prendre part au combat, il était entré dans le carré formépar le général Michaud, et là, après trois charges aussivigoureuses qu’inutiles, il avait vu le prince de Condé se retirerpar un grand détour du côté de Haguenau, après avoir laissé deuxcents hommes environ sur le champ de bataille.

Le général Michaud veillait à la rentrée et aucasernement de ses soldats, et donnait des ordres pour que desrations de pain fussent confectionnées à Dawendorf et apportées desvillages voisins.

Puis Chaumette ; il avait, selon l’ordredu général, pris les vingt-cinq chasseurs et les quatre trompettes,et était entré par l’autre extrémité du village, sonnant la charge,comme s’il eût été à la tête de six cents hommes. La ruse avaitréussi. Les Prussiens et le petit corps d’émigrés qui défendaientla ville s’étaient crus attaqués en tête et en queue, et il enétait résulté cette fuite par les toits et par les fenêtresqu’avait vue Charles, et qu’il avait fait remarquer au général.

Puis Abbatucci, blessé à la joue d’un coup desabre et l’épaule démise. Le général avait pu voir avec quelmerveilleux courage il avait chargé à la tête de seschasseurs ; mais, arrivé au centre des Prussiens, là le combats’était engagé corps à corps, et les détails s’étaientconfondus.

Le cheval d’Abbatucci avait été tué d’uneballe dans la tête et s’était abattu. Pris sous lui, Abbatucciavait eu l’épaule démise et avait été blessé d’un coup de sabre. Uninstant, il s’était cru perdu, mais un gros de chasseurs l’avaitdégagé. Seulement, démonté au milieu de cette effroyable mêlée, ilcourait les plus grands dangers, lorsque ce même chasseur Falou,que les jeunes gens avaient interrogé l’avant-veille, à proposd’Eisemberg, lui avait amené un cheval qu’il venait de prendre à unofficier tué par lui. On n’a pas le temps de se faire de longscompliments en pareille circonstance ; d’une main Abbatuccis’était mis en selle et de l’autre avait offert sa bourse auchasseur. Celui-ci avait repoussé la main de son officier, et,entraîné par un flot de combattants, Abbatucci lui avaitcrié :

– Nous nous reverrons !

En conséquence, en entrant à la mairie, ildonna l’ordre qu’on cherchât de tous côtés le chasseur Falou.

Le jeune aide de camp avait tué à peu prèsdeux cents hommes à l’ennemi, et pris un drapeau.

Il avait eu huit ou dix hommes hors decombat.

Macdonald attendait qu’Abbatucci eût fait sonrapport pour commencer le sien.

À la tête du bataillon de l’Indre, c’était luiqui avait supporté le grand effort de la journée ; accueillid’abord par le feu des retranchements, il avait, les retranchementsfranchis, abordé la ville. Là, on sait comment il avait été reçu.Chaque maison s’était enflammée comme un volcan ; malgré lagrêle de balles qui décimait ses hommes, il avait continué demarcher en avant ; mais, en débouchant sur la grande rue, deuxpièces de canon en batterie les avaient couverts de mitraille à ladistance de cinq cents pas.

C’est alors que le bataillon de l’Indre avaitbattu en retraite et avait reparu en dehors de la ville.

Selon la parole qu’il avait donnée, Macdonald,après avoir fait souffler ses hommes, était rentré au pas decharge, et, animé par les trompettes du 8e de chasseursqui sonnaient à l’autre extrémité de la ville, il avait pénétréjusqu’à la grande place dans le dessein d’enclouer lespièces ; mais les chasseurs s’en étaient déjà emparés.

Dès lors, le village de Dawendorf fut ànous.

Outre les deux pièces de canon, un caisson auxfleurs de lis de France était, nous l’avons dit, tombé entre nosmains.

On sait que le général, dans la prévoyancequ’il contenait le trésor du prince de Condé, avait donné l’ordrequ’il ne fût ouvert que devant l’état-major.

Lieber arriva le dernier ; secondé deschasseurs d’Abbatucci, il avait poursuivi l’ennemi à plus d’unelieue et lui avait fait trois cents prisonniers.

La journée était bonne : on avait tué àl’ennemi mille hommes, et on lui avait fait cinq ou six centsprisonniers.

Larrey avait remis à Abbatucci son épauledémise.

L’état-major était au complet, on descenditdans la cour et l’on envoya chercher un serrurier.

Il y en avait un sur la place même de lamairie.

Il vint avec ses instruments.

En un instant, le couvercle du fourgonsauta : un de ses compartiments était plein de rouleaux quisimulaient de longues cartouches.

On en brisa une, ces cartouches étaient del’or.

Chaque rouleau contenait cent guinées ;deux mille cinq cents francs, à l’effigie du roi George. Il y avaittrois cent dix rouleaux, sept cent soixante-quinze millefrancs.

– Ma foi, dit Pichegru, cela tombe àmerveille, nous allons mettre la solde au courant. Vous êtes là,Estève ?

Estève était le payeur de l’armée du Rhin.

– Vous avez entendu ; combien est-ildû à nos hommes ?

– Cinq cent mille francs à peuprès ; d’ailleurs, je vous rendrai mes comptes.

– Prends cinq cent mille francs, citoyenEstève, dit en riant Pichegru, car je m’aperçois que la vue seulede l’or me rend mauvais citoyen, et que je te dis« vous » au lieu de « tu », et fais la paie àl’instant même. Tu prendras pour tes bureaux lerez-de-chaussée ; moi, je prends le premier étage.

On compta les cinq cent mille francs aucitoyen Estève.

– Maintenant, dit Pichegru, il y avingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre,qui a le plus souffert.

– C’est à peu près trente-neuf francs parhomme, dit le citoyen Estève.

– Tu garderas cinquante mille francs pourles besoins de l’armée.

– Et les deux cent mille francsrestants ?…

– Abbatucci les portera à la Conventionavec le drapeau que nous avons pris ; il est bon de montrer aumonde que les républicains ne se battent point pour de l’or.

» Montons, citoyens, continua Pichegru,et laissons Estève faire sa besogne !

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