Les Blancs et les Bleus – Tome I

Chapitre 18Le citoyen Bonaparte

Barras referma la porte et entra dans lecercle de lumière projeté par la lampe. Seulement alors le jeunehomme le reconnut.

– Ah ! c’est vous, citoyenBarras ? lui dit-il sans se lever.

Barras se secoua, car il était tout trempé, etjeta son chapeau tout ruisselant sur une chaise.

Le jeune homme le regarda bien.

– Oui, c’est moi, dit-il, citoyenBonaparte.

– Quel vent vous amène à cette heure dansla cellule d’un pauvre soldat mis en disponibilité ? siroccoou mistral ?

– Mistral, mon cher Bonaparte, mistral,et des plus violents même !

Le jeune homme se mit à rire d’un rire sec,mais strident, qui montra de petites dents fines, aiguës etblanches.

– J’en sais quelque chose, dit-il, j’aifait le tour de Paris, ce soir.

– Et votre avis ?…

– Est, comme la section Le Peletier en amenacé la Convention, que la tempête sera pour demain.

– Que faisiez-vous là, enattendant ?

Le jeune homme se leva seulement alors, et,appuyant le bout de l’index sur la table :

– Vous le voyez, dit-il montrant à Barrasun plan de Paris, je m’amusais à calculer, si j’étais général del’intérieur à la place de cet imbécile de Menou, de quelle façon jem’y prendrais pour en finir avec tous ces bavards.

– Et comment vous y prendriez-vous ?demanda en riant Barras.

– Je tâcherais de me procurer unedouzaine de canons qui parleraient plus haut qu’eux.

– Eh ! en effet, ne me disiez-vouspas un jour, à Toulon, que, de la terrasse du bord de l’eau, vousaviez été témoin de l’émeute du 20 juin ?

Le jeune homme haussa les épaules avecmépris.

– Oui, dit-il, j’ai vu votre pauvre roiLouis XVI se coiffer du bonnet rouge, ce qui n’a pas empêché satête de tomber, mais ce qui l’a fait tomber avilie. Et je disaismême à Bourrienne, qui était ce jour-là avec moi :« Comment a-t-on pu laisser entrer toute cette canaille auchâteau ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec ducanon, le reste courrait encore. »

– Par malheur, reprit Barras, ce n’estpas quatre ou cinq cents qu’il faudrait balayer aujourd’hui, c’estquatre ou cinq mille.

Le jeune homme fit avec ses lèvres unmouvement insoucieux.

– Différence dans le chiffre, voilà tout,répliqua-t-il ; mais qu’importe, pourvu que le résultat soitle même ? Le reste est du détail.

– Si bien que vous étiez en train debattre les insurgés, quand je suis venu vous déranger ?

– J’y tâchais.

– Et vous avez fait votre plan ?

– Oui.

– Et quel serait-il ?

– C’est selon : de combien desoldats pouvez-vous disposer ?

– De cinq ou six mille, en y comprenantle bataillon sacré des patriotes.

– Avec cela, il ne faut pas compter fairela guerre des rues contre quarante-cinq ou cinquante mille hommes,je vous en préviens.

– Évacueriez-vous Paris ?

– Non, mais je ferais de la Convention uncamp retranché. J’attendrais l’attaque des sections, et je lesfoudroierais dans la rue Saint-Honoré, sur la place duPalais-Royal, sur les ponts et sur les quais.

– Eh bien ! j’adopte votre plan, ditBarras. Vous chargerez-vous de l’exécuter ?

– Moi ?

– Oui, vous !

– Et en quelle qualité ?

– En qualité de général en second del’intérieur.

– Et quel est le général enpremier ?

– Le général en premier ?

– Oui.

– C’est le citoyen Barras.

– J’accepte, dit le jeune homme en luitendant la main, mais à une condition.

– Ah ! ah ! vous faites desconditions, vous ?

– Pourquoi pas ?

– Dites.

– Si nous réussissons, si demain soirtout est rentré dans l’ordre, si l’on se décide à fairesérieusement la guerre à l’Autriche, je pourrai compter sur vous,n’est-ce pas ?

– Si nous réussissons demain, d’abord, jevous laisse toute la gloire de la journée, et je demande pour vousle commandement en chef de l’armée du Rhin ou de l’armée de laMoselle.

Bonaparte secoua la tête.

– Je ne vais, dit-il, ni en Hollande nien Allemagne.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il n’y a rien à y faire.

– Où voulez-vous donc aller ?

– En Italie… Il n’y a qu’en Italie, surles champs de bataille d’Annibal, de Marius et de César, qu’il yait quelque chose à faire.

– Si l’on fait la guerre en Italie, c’estvous qui conduirez cette guerre, je vous en donne ma paroled’honneur.

– Merci. Occupons-nous d’abord dedemain ; il n’y a pas de temps à perdre.

Barras tira sa montre.

– Je crois bien, dit-il, il est troisheures du matin.

– Combien avez-vous de pièces de canonaux Tuileries ?

– Six pièces de quatre, mais sanscanonniers.

– On en trouvera. La chair est moins rareque le bronze. Combien de coups de fusil à tirer ?

– Eh !… quatre-vingt mille tout auplus.

– Quatre-vingt mille ? Il y a justede quoi tuer quatre-vingts hommes, en supposant encore qu’un coupporte sur mille. Par bonheur, il nous reste trois heures de nuit.Il faut envoyer prendre au camp des Sablons tout ce qu’il y a depièces, d’abord pour que l’ennemi ne s’en empare pas, ensuite pourles avoir. Il faut tirer de la gendarmerie et du bataillon de 89des canonniers pour servir ces pièces. Il faut faire venir descartouches de Meudon et de Marly, et en commander un million. Puisenfin il faut trouver des chefs sur lesquels nous puissionscompter.

– Nous avons, dans le bataillon sacré,tous ceux qui, comme nous, ont été destitués par Aubry.

– À merveille ! Ce ne sont pas deshommes de tête, ce sont des hommes d’exécution ; mais c’esttout ce qu’il nous faut.

Et le jeune officier se leva, boucla sonsabre, boutonna son habit, éteignit sa lampe enmurmurant :

– Ô fortune ! fortune ! est-ceque je te tiendrais ?

Tous deux descendirent et se dirigèrent versla Convention.

Barras remarqua que le jeune officiern’emportait pas la clé de sa chambre, ce qui prouvait qu’il n’yavait pas grand-chose à voler chez lui.

Cinq heures après, c’est-à-dire à huit heuresdu matin, voici où l’on en était : on était arrivé à temps aucamp des Sablons pour faire filer l’artillerie sur Paris ; onavait établi une fabrique de cartouches à Meudon ; des piècesavaient été placées à toutes les issues, et des feux masquésétaient établis pour le cas où quelques-uns des débouchés seraientforcés.

Deux pièces de huit et deux obusiers avaientété mis en batterie sur la place du Carrousel, tant pour suivre lescolonnes que pour foudroyer les fenêtres des maisons d’où l’onvoudrait tirer sur la place.

Le général Verdier commandait au palaisNational ; en cas de blocus, la subsistance de la Conventionet de ses cinq mille hommes était assurée pour quelques jours.

L’artillerie et les troupes étaient doncdistribuées tout autour de la Convention, dans le cul-de-sac duDauphin, dans les rues de Rohan et Saint-Nicaise, au palaisÉgalité, au pont de la Révolution, sur la place de la Révolution etsur la place Vendôme.

Un petit corps de cavalerie et deux millehommes d’infanterie furent mis en réserve au Carrousel et dans lejardin des Tuileries.

Ainsi, cette grande Convention nationale deFrance, qui avait renversé une monarchie de huit siècles, qui avaitfait chanceler tous les trônes, qui avait fait trembler l’Europe,qui avait chassé les Anglais de la Hollande, les Prussiens et lesAutrichiens de la Champagne et de l’Alsace, repoussé l’Espagne àsoixante lieues au-delà des Pyrénées, écrasé deux Vendées, cettegrande Convention nationale de France qui venait de réunir à laFrance, Nice, la Savoie, la Belgique et le Luxembourg, dont lesarmées, débordant sur l’Europe, avaient franchi le Rhin comme unruisseau et menaçaient de poursuivre jusqu’à Vienne l’aigle de lamaison de Habsbourg, la Convention ne possédait plus à Paris que lecours de la Seine, de la rue Dauphine à la rue du Bac, et, del’autre côté de la rivière, que le terrain compris entre la placede la Révolution et la place des Victoires, n’ayant pour ladéfendre contre tout Paris que cinq mille hommes et un général àpeu près inconnu.

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